Enjeux environnementaux de la souveraineté numérique et interdépendance

Épisode 65 publié le 29/03/2022

Ophélie Coelho

Ophélie Coelho

Ophélie Coelho est chercheuse indépendante en géopolitique du numérique, à l'Institut Rousseau.

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Extrait de l'interview

Peut-être qu'il faut qu'à un moment donné on parle plutôt justement de gestion des risques et de gestion des dépendances plutôt que de simplement faire un focus sur sur le terme de souveraineté"

Ophélie Coelho, tu es chercheuse indépendante en géopolitique du numérique à l'Institut Rousseau, est-ce que tu peux nous parler de ton parcours jusqu'à venir à t'intéresser à la géopolitique du numérique et aux enjeux de souveraineté numérique ?

Bonjour à tous, merci pour l'invitation, c'est vraiment un plaisir d'être d'être parmi vous. En effet je suis actuellement chercheuse indépendante, membre du conseil scientifique de l'Institut Rousseau et je fais aussi partie de l'équipe affaires publiques de l'Observatoire de l'Éthique Publique. Concernant les sujets de géopolitique du numérique, c'est venu au fur et à mesure puisque mon parcours m'a amenée à d'abord connaître le terrain. J'ai commencé dans le numérique en tant que développeuse frontend en agence, puis en entreprise, j'ai un parcours un petit peu multi organisationnel. J'ai fait plusieurs métiers dans le numérique, j'ai commencé à peu près il y a douze ans et j'ai repris des études et un travail de recherche après m'être confrontée à beaucoup de situations terrain où, à mon sens, il y avait de plus en plus d'externalités négatives du numérique, à la fois dans nos usages - je me suis beaucoup intéressée à la sociologie du numérique au début - et puis de plus en plus sur les produits eux-mêmes, sur la conception de produits, sachant qu'en parallèle j'ai changé de métier pour faire de de la chefferie produits et de la recherche utilisateur.

Finalement la casquette professionnelle et la casquette de chercheuse indépendantes se sont enrichies mutuellement au fur et à mesure du temps.

Venons-en à la souveraineté numérique, quelle est ta définition de la souveraineté appliquée au numérique ?

Pour moi, la souveraineté numérique c'est d'abord la capacité de maîtrise de son territoire numérique. Une fois qu'on a dit ça, la question ensuite c'est qu'est-ce qu'un territoire numérique et pour moi, il ne se limite absolument pas au numérique visible, en tout cas aux logiciels. Le territoires numériques, je le vois vraiment comme la combinaison de ce qui rend possible notre vie numérique, c'est-à-dire notre accès au réseau, nos terminaux, les outils logiciels que nous utilisons, bien-sûr, les données que nous produisons, et du coup, toute la chaîne de valeur dont dépend ce territoire numérique. C'est donc en fait un domaine extrêmement large.

Et si au départ, le terme souveraineté est lié à l'idée du souverain, c'est-à-dire de l'État, aujourd'hui à mon sens on peut tout à fait l'élargir à d'autres échelles, comme la dimension individuelle. Donc pour un état la souveraineté numérique, ça va être une dimension très large justement. Si on parle du territoire numérique tel que je l'ai défini au préalable, elle nécessite à mon sens une stratégie industrielle, un travail de régulation spécifique.

Et au niveau individuel, pour moi, la maîtrise du territoire numérique est très liée à l'idée de contrôle des données générées par l'utilisateur, mais aussi à la question des responsabilités individuelles sur les externalités négatives du numérique, par exemple.

Quand on parle aujourd'hui de souveraineté, il ne faut surtout pas oublier les phénomènes de dépendance et d'interdépendance de cette chaîne de valeur, il faut à mon sens parler de chaînes de dépendances.

Beaucoup de gens défendent aujourd'hui la souveraineté numérique alors qu'il y a encore deux ans c'était presque un gros mot. Il faut toujours prendre en compte l'histoire de l'existant et bien sûr les enjeux géopolitiques qui souvent les gouvernent. On peut d'ailleurs voir aujourd'hui, c'est très d'actualité, le poids de la chaîne de dépendance qui, en temps de conflit ou même pendant une phase de négociations commerciales, dans une guerre économique, devient des arguments forts qui pèsent dans la balance.

Je termine juste par dire que pour moi, la maîtrise du territoire numérique, et donc la souveraineté numérique, ne doit surtout pas se résumer au fait d'utiliser des produits français par exemple.

Parce que ce territoire numérique c'est aussi la chaîne des matières premières qui conditionnent la matérialité du numérique et c'est aussi les chaînes de dépendances sur la couche logicielle et applicative qui sont en fait extrêmement vaste. Donc la souveraineté numérique ne se résume pas du tout à la simple mise en avant des entreprises administrativement inscrites sur un territoire, les entreprises françaises par exemple, mais bien à la chaîne de dépendance, ce qui fait toute la complexité d'une stratégie industrielle globale. Dans tous les domaines d'ailleurs, pas seulement dans le numérique, mais avec une particularité peut-être pour le numérique dans un contexte extrêmement monopolistique.

Justement en parlant de monopole, est-ce que ce n'est pas vain, est-ce qu'on n'a pas déjà perdu toute souveraineté en ne fabriquant pas les matériels, en utilisant massivement des systèmes d'exploitation comme Windows dans les systèmes d'information ?

C'est une très bonne question, il est évident qu'on a laissé passer de nombreuses occasions de développer nos propres technologies, d'abord, en effet, dans le domaine du hardware (le domaine du matériel informatique). Il faut quand même savoir que dans les années soixante-dix / quatre-vingts, on avait encore des acteurs petits et grands, autant des PME (petites et moyennes entreprises) que des grandes entreprises, qui étaient en mesure de constituer un socle industriel stratégique sur le matériel informatique. Et cette industrie nous aurait également permis en toute logique, en ayant une vraie stratégie industrielle, d'améliorer notre maîtrise des semi-conducteurs puisque ces deux industries sont extrêmement interdépendantes, et de soutenir des entreprises qui auraient pu œuvrer par ailleurs sur les machines de lithographie qui servent à imprimer ces semi-conducteurs. On aurait vraiment pu créer une chaîne de valeur cohérente dans ces années-là.

Quelques années plus tard, en fait non, tout ça c'est à peu près la même chose, c'est les années soixante-dix, on a aussi laissé passer des projets comme cyclades, parce qu'ils n'ont pas été compris et ils n'ont pas été défendus par les décideurs, à la fois publiques et privés de l'époque. Il est probable qu'il n'était pas nécessaire de choisir entre le minitel et cyclades en réalité, les deux avaient un intérêt à cette époque où tout était encore flou sur l'avenir des télécommunications. En revanche, ignorer et œuvrer à mettre fin à un projet concurrent au projet que défendait déjà aux états-unis l'armée américaine et le sénateur Al Gore, c'était une erreur stratégique de cette époque.

Et vingt ans plus tard, dans les années quatre-vingt-dix (enfin ça commence déjà dans les années quatre-vingts), évidemment dans le domaine du logiciel, on aurait pu profiter de la richesse des compétences en France, et de manière générale en Europe, pour pousser et améliorer des technologies européennes. Au lieu de ça, nous avons dédié de l'argent public et privé dans une mise en dépendance - comme tu le disais juste avant, par exemple les logiciels de Microsoft, Windows etc. - aux logiciels américains dès les années quatre-vingts.

Ce n'est pas du tout spécifique à la France d'ailleurs, on peut faire exactement la même analyse dans de nombreux pays d'Europe, ne serait-ce que l'Allemagne qui a fait son auto-analyse il y a quelques années sur la dépendance d'administration à Microsoft. Et même la Russie et la Chine ont fait ces choix de logiciels américains dont ils tentent aujourd'hui de se défaire. Donc ce n'est pas du tout une spécificité française ni européenne d'ailleurs, c'est assez global en fait.

Tu parles du projet cyclades tu peux en dire quelques mots, c'était quoi comme projet ?

Le projet cyclades était le projet de Louis Pouzin autour du datagramme qui est un des ancêtres du principe d'internet tous simplement. Et ses recherches sur le datagramme ont d'ailleurs inspiré ces équipes américaines qui ont travaillé sur ce protocole TCP/IP à l'époque, puisque il y avait énormément d'échanges entre les équipes en Europe et les équipes américaines. Donc il faut bien garder à l'esprit qu'internet, des protocoles de base jusqu'à la création du world wide web par Tim Berners Lee, c'est fait de beaucoup d'échanges entre chercheurs qui partageaient beaucoup, tout simplement. Et le projet cyclades, dans les années soixante-dix, a été complètement délaissé et son budget a été progressivement arrêté puisque sous Valéry Giscard d'Estaing, la préférence a été vers le minitel et vers les grandes entreprises de télécommunications. On a préféré soutenir les grandes entreprises de télécommunications plutôt que de partir sur un projet qui, certes, semblait novateur, mais qui, pour les spécialistes de l'époque, donc les spécialistes autant publics que privés (ça n'est pas du tout seulement un choix politique), considéraient que la technologie internet c'était un peu bordélique par rapport aux télécoms traditionnels, et donc que ça n'avait absolument pas d'avenir, voilà.

Ils ont été visionnaires

Ils ont été très visionnaires (rires)

Est-ce qu'on a déjà été souverain au niveau français au niveau européen, est-ce qu'il y a encore des marges de manœuvre pour devenir ou redevenir souverain ?

Alors non, on n'a jamais été souverain dans le numérique en France clairement. Parfois quand je vois ce que disent certains think tanks, certains chercheurs, ou partis politiques sur la reconquête de la souveraineté numérique ça me fait toujours un peu sourire parce que nous n'avons jamais été souverains. Et rien ne nous dit d'ailleurs que nous le serons un jour. Par contre, est-ce qu'on peut devenir souverain, dans le numérique ou dans toute autre industrie, d'une certaine manière, rien n'est impossible, dans le sens où tout ce qui a été fait peut être défait d'une certaine manière, c'est juste après une question de choix, d'engagement et de temps, évidemment.

Soyons très réalistes, en réalité, la technologie ce n'est pas quelque chose d'immuable, ça a été fabriqué par des hommes, par des choix qui ont été faits à travers l'histoire, et les grands pouvoirs - on peut prendre l'exemple des empires comme l'empire romain qui semblait à une époque tout-puissant - à un moment donné, se sont effondrés notamment parce que leur taille et la complexité de la gestion de leur territoire finissaient par les affaiblir. Donc il n'y a jamais rien d'immuable dans l'histoire, en revanche est-ce que notre génération connaîtra la souveraineté numérique, peu importe comment on la définit derrière, je dirai "l'indépendance numérique", dans ce cas-là, je ne sais pas, on verra ce que ce que l'avenir nous réserve.

Une souveraineté française, est-ce que ça a un sens, est-ce qu'il nous faut vraiment penser à l'échelle européenne, et même à l'échelle européenne est-ce que c'est réaliste, quand on voit les limites de la gouvernance au niveau européen ?

Alors est-ce réaliste ? Quand on voit les politiques mises en œuvre au niveau européen ou national et quand on analyse l'existant, ce qui est certain, c'est que nous en sommes très très très loin. Donc donc oui, c'est réaliste, comme je disais précédemment, mais en revanche c'est évident qu'aujourd'hui on est très loin de ce sujet-là. Maintenant l'idée aussi ce serait de se dire : est-ce que c'est souhaitable de le faire, d'avoir cette souveraineté numérique ? En fait je pourrais vous répondre par d'autres questions : en quoi est-il souhaitable, par exemple, que les données de certaines entreprises stratégiques comme dans le domaine de l'énergie ou des transports soient hébergées et parfois traitées par des acteurs technologiques qui ont été fortement financés par la défense américaine et qui sont, de fait, soumis à l'extraterritorialité du droit ? Ça c'est une des questions.

Ou alors : est-il souhaitable que les données de santé de nos citoyens européens français etc. soient confiées à ces acteurs privés qui ont démontré par le passé qu'ils n'hésitent pas à utiliser les données de leurs clients en phase de recherche et de développement ?

Et ça se décline aussi sur le sujet des infrastructures, bien sûr, puisqu'on pourrait tout à fait se dire : est-il également souhaitable que les câbles sous-marins (les plus récents, les chantiers qui ont lieu ces dernières années, ceux qui sont donc les plus performants), appartiennent de plus en plus à des entreprises américaines et chinoises assez monopolistique et non plus à des consortiums géant d'entreprises de télécommunications, alors que nous connaissons bien la pression géopolitique qu'ils peuvent faire peser sur les territoires en cas de crise ou dans les termes d'une négociation économique ?

Donc ça, c'est toutes des questions qui permettent aussi de mesurer la fragilité de la dépendance. Après ça ne veut pas dire qu'il ne faut pas être dépendant et que qu'il faut être absolu, j'ai envie de dire, dans le traitement de ce problème, mais il faut toujours garder en tête que les acteurs technologiques ne sont jamais neutres et donc, en temps de guerre ils vont être utilisés comme armes et c'est pas quelque chose de nouveau.

On a d'assez bons exemples aujourd'hui de ce que ça peut donner l'utilisation d'un acteur économique ou d'une technologie dans un contexte de guerre et en termes de capacité de négociation pour un état, évidemment.

Je veux bien que tu nous explique en quelques mots l'extraterritorialité du droit appliqué au numérique aux technologies, peut-être parler aussi de l'arrêt Schrems 2.

Alors, la question l'extraterritorialité du droit, c'est tout simplement qu'à partir du moment où on a des multinationales du numérique (là en l'occurrence du numérique, mais ça concerne toutes les industries encore une fois), on va imposer un droit sur un territoire, le continent européen par exemple, mais ces entreprises sont aussi soumises au droit de leur pays d'origine, là en l'occurrence concernant les GAFAM, il s'agit du droit américain.

Dans le droit américain, on a une logique qui est "America first", c'est pas nouveau, c'est revenu au goût du jour avec avec l'administration Trump, Biden ne délaissant pas du tout le sujet, mais il y a eu quand même disons une escalade sur ces sujets-là pendant les années Trump. Et en fait, la logique de protectionnisme américain fait que les entreprises américaines passent d'abord, les produits issus d'autres pays vont être surtaxés dans certains domaines, c'est aussi le cas dans le numérique, c'est pas les seuls à le faire, la Chine fait aussi, le Canada fait aussi du protectionnisme ciblé, le Japon le fait dans d'autres domaines, c'est une pratique économique tout à fait standard en réalité, qu'on n'applique pas beaucoup en Europe mais qui existe de manière extrêmement courante.

Et en contrepartie de cette politique protectionniste, les entreprises américaines respectent des devoirs, tout simplement, déjà parce qu'elles sont américaines, mais aussi parce que c'est comme ça que ça se passe, les entreprises américaines bénéficient de la protection de leur état et en contrepartie évidemment elles sont soumises au droit, elles ont aussi des devoirs vis-à-vis de leur état, comme toute entreprise et citoyens.

Parmi ces obligations, elles ont l'obligation de fournir des données quand l'état américain le demande, notamment dans le cadre d'une enquête policière. Et c'est ce qu'il se passe, les entreprises du numérique fournissent des données (ça peut être des données d'une entreprise, ça peut être des données personnelles), lorsqu'une enquête américaine le demande. Ça peut être l'administration, ça peut être le FBI, ça peut être n'importe quelle administration de défense qui va pouvoir faire cette demande là. À côté de ça le droit européen n'est pas compatible du tout avec cette idée-là puisque le droit européen ce qu'il veut, c'est protéger les données des citoyens européens et ne pas permettre le fait de confier des données à l'état américain, ce qui représente réellement pour les citoyens européens un risque, même si ils peuvent en être informés par l'entreprise, ça reste un risque.

Donc ça c'est un problème, ce problème l'extraterritorialité du droit se pose à chaque fois qu'on va essayer de protéger les données des utilisateurs face à des entreprises qui ne sont pas sur le territoire européen et qui ne sont pas uniquement sous législation européenne.

Et Schrems 2 c'est un arrêt de la cour de justice de l'union européenne qui vient invalider le Privacy Shield qui est un texte de droit du numérique européen censé justement éviter le transfert de données en cas de demande de l'État américain pendant une enquête. Et donc Schrems 2 du coup vient en fait tout simplement invalider ce qui avait déjà été dit pratiquement dix ans plus tôt par Maximilian Schrems qui était un jeune avocat à l'époque, qui est toujours avocat et qui milite pour la protection des données personnelles.

Donc ce sujet-là n'est pas du tout nouveau, mais on commence tout juste à le prendre en considération sérieusement en Europe et l'une des conséquences c'est que, par exemple, l'administration irlandaise a demandé à Facebook de ne plus transférer les données des citoyens européens aux États-Unis. Réponse faite par Facebook en janvier qui était de dire : ah bah si c'est comme ça, on arrête nos services en Europe.

Évidemment c'est plus compliqué que ça puisqu'ils sont quand même assez dépendants du marché européen, mais ils font face à un sujet qui n'est pas du tout simple et qui a aussi une base technique. Ce qu'il ne faut quand même pas oublier, c'est que les logiciels cœur de ces produits-là ne sont pas en Europe. S'il peut y avoir des petits morceaux, dans le cas des des services de cloud, le cœur du logiciel reste aux États-Unis, donc ça doit être pour eux extrêmement complexe en réalité, même techniquement, de fragmenter leurs traitements de données, leurs produits, etc., ça doit être un vrai casse-tête pour eux sur ce sujet-là.

Que penses-tu de l'annonce de Thierry Breton sur les investissements qu'il souhaite pour la fabrication des semi-conducteurs en Europe puisque l'on parle de souveraineté sur le matériel du coup ?

Bien sûr, ça fait partie de l'équation, clairement. C'est un bon signal à mon sens de vouloir cibler des secteurs stratégiques comme les semi-conducteurs, mais les investissements ne suffiront pas.

J'ai pas mal analysé d'autres stratégies industrielles pour déterminer ce qui relève des bonnes pratiques et des faiblesses. J'ai notamment publié un rapport assez complet sur la stratégie chinoise, non pas pour prendre la Chine comme exemple, mais pour comprendre quels choix ils ont fait en termes technologiques et industriels ces dernières années. Et en fait la Chine a mis en place une réelle stratégie d'indépendance numérique qui prend en compte les interdépendances, justement, sur toutes les couches du numérique. Concernant les semi-conducteurs, ce qu'ils ont fait c'est qu'ils n'ont pas limité leur stratégie à des investissements dans ce secteur uniquement, ils ont articulé cette industrie avec des leviers de développement assez importants dans la fabrication et l'amélioration des machines lithographiques qui permettent de créer des composants, les puces, les processeurs. Pour déterminer ça, quand on regarde un peu l'historique de ce choix, on se rend compte qu'ils ont tout simplement commencé par faire un énorme audit pour savoir à quel endroit ils avaient besoin d'investir et de pousser en recherche et développement. Donc le journal officiel du ministère chinois des sciences et de la technologie a formalisé une liste de trente cinq technologies clés dans lesquels la Chine a développé de fortes dépendances aux acteurs étrangers et plus particulièrement aux entreprises américaines.

Donc pour ma part, je suis convaincue, et j'ai pu le défendre dans certains travaux d'ailleurs, que nous avons besoin de ce type d'audit et de définir en quelque sorte une cartographie des dépendances afin justement de définir une liste des points de tension, c'est-à-dire des secteurs qui représentent pour nous des facteurs de risques géopolitiques d'une part, mais on pourra aussi parler des risques environnementaux.

Et clairement dans un contexte de forte domination, aux technologies américaines et chinoises, une stratégie industrielle européenne qui ne serait pas accompagnée d'un versant légal, donc d'une régulation allant dans le sens (désolée du gros mot, mais) d'un protectionnisme ciblé, me semble vouée à l'échec. Si les entreprises poursuivent leurs achats auprès de leurs fournisseurs habituels ou si par ailleurs la réglementation des pays concurrents surtaxe les produits français ou européens, alors on n'est pas dans un contexte extrêmement favorable.

Donc on parlait de la fabrication du matériel mais aussi l'extraction des matières, comment peut-on vraiment être souverain ? On va pas ouvrir des mines en France quand même ? Certains disent qu'il faudrait... le président Macron qui demande à racler le fond des océans... Quid de la géopolitique de la mine nécessaire à tous nos objets numériques ?

Alors ça, ça montre toute la complexité du problème en fait, quand on parle de territoires numériques, quand on parle d'enjeux géopolitiques, ce qu'il faut toujours garder en tête, évidemment, c'est que même si demain on essaye de faire une stratégie pour conquérir l'indépendance numérique, pour certains sujets, les dépendances peuvent être positives et parfois elles vont être nécessaires. Le sujet des métaux en est un exemple pour la simple et bonne raison que les métaux sont répartis sur la planète de manière assez inégale tout de même, même si on peut trouver certains métaux un peu partout, en quantité et en qualité c'est assez inégal. Donc de toute façon il est quand même fort probable qu'on sera toujours plus ou moins dépendants d'un territoire étranger sur un certain nombre de métaux, donc cette idée d'indépendance numérique, encore une fois, il ne faut jamais aller dans l'absolu, il ne faut jamais avoir une vision simpliste des choses.

C'est d'ailleurs pour ça que des fois quand on parle de souveraineté, il y a quand même un certain nombre d'incompréhensions, et je pense, d'abus de langage autour de ce terme. Il faut vraiment se dire que pour tout pays, l'équation va être différente selon ses propres chaînes de dépendances, sa stratégie va être différente pour rééquilibrer ses capacités de négociation. Mais pour moi, il s'agit vraiment de mettre en place des stratégies de gestion de risque de ses dépendances. Donc concernant les métaux et l'industrie minière, pour ceux qui connaissent le travail de Guillaume Pitron ou pour ceux qui connaissent tout simplement ce secteur industriel, vous savez qu'il y a un fort monopole de la Chine sur l'exploitation des mines, qu'énormément de gisements vont être dans des pays d'Afrique ou même en Amérique, il y a plusieurs endroits dans le monde où on peut trouver des gisements de métaux selon le métal tout simplement. Est-ce qu'il faut absolument construire des mines partout en France ou au fond des océans ? Eh bien ça dépend de ce qu'on veut, on peut en tout cas déjà diversifier les fournisseurs, ça c'est évident, c'est comme le cloud, le multicloud, diversifier les fournisseurs, c'est toujours une technique qui permet quand même de palier aux dépendances fortes, au monopoles, on va dire. Et là où on a affaire à de trop fortes dépendances vis-à-vis d'un monopole c'est probablement là-dessus qu'il faut essayer d'avoir une certaine forme d'indépendance. Si par exemple vous êtes à quatre-vingts pourcents dépendants d'un unique acteur et que cet acteur est chinois ou américain, c'est à dire qu'il peut faire partie tout simplement de l'appareil militaro-industriel d'un pays, à ce moment-là, il faut certainement se poser la question de trouver une certaine forme d'indépendance dans ce secteur là. Si vous ne pouvez pas le diversifier. C'est tout un ensemble de techniques qui peuvent permettre tout simplement de rééquilibrer les capacités de négociation sur le terrain géopolitique.

Est-ce qu'il y a des pays aujourd'hui dans le monde qui sont souverains sur le numérique ? La Chine est-elle souveraine sur le numérique ? Ou peut-être qu'elle dépend de technologies américaines ? Pareil, les États-Unis sont-ils vraiment souverains sachant que tous les équipements sont fabriqués en Chine ou en Asie du Sud-Est, avec de l'extraction minière de partout dans le monde. Est-ce que tu as des exemples de pays qui répondent à la définition de la souveraineté ?

Probablement dans l'histoire, je ne sais pas moi, au tout début d'internet, même un peu avant, peut-être qu'il y avait une forme de souveraineté numérique totale de la part des États-Unis, ou quasi-totale. Aujourd'hui en effet il n'y a aucun pays qui est totalement souverain. Évidemment. Ça ne touche pas que le numérique, encore une fois, c'est vraiment une question de chaîne de processus industriels globale, on a fait un choix et notre mode de vie, notre économie est basée sur l'interdépendance des économies, l'interdépendance des acteurs industriels, des ressources etc. Donc pour le numérique c'est la même chose.

Et par contre, aujourd'hui, si on devait noter et faire un classement, je pense qu'il y a un pays qui est vraiment capable probablement de le faire, alors bon il y a deux pays, les États-Unis et la Chine probablement. Sachant que la Chine, à mon sens, sur un certain nombre d'aspects clés comme le tout début de la chaîne, c'est-à-dire l'extraction minière, a quand même beaucoup d'avance, et qu'en plus de ça, justement, avec leur stratégie très agressive et très très orientée R&D, ils essayent de pallier rapidement aux dépendances majeures comme celle des semi-conducteurs par exemple. Donc ils sont quand même assez bien placés. Est-ce qu'ils atteindront complètement une indépendance numérique, je pense que c'est même pas dans l'intérêt de la Chine pour la simple et bonne raison que si aujourd'hui la Chine essaye d'être indépendante numériquement pour l'intérieur, donc tout ce qui est en Chine en quelque sorte, ils sont en revanche en recherche de d'expansion technologique, notamment via la nouvelle route de la soie numérique.

Ils sont en train aujourd'hui d'étendre leurs technologies numériques à l'extérieur, donc ils ne se couperont pas complètement du monde numérique, en revanche l'internet chinois et le périmètre territorial restera, puisque c'est déjà le cas, extrêmement fermé et soumis à une censure d'ailleurs assez extrême.

Nous avions prévu cet épisode bien avant l'invasion de l'Ukraine par la Russie, mais avant de parler de la guerre et des enjeux, peut-être parler de la guerre économique. Quel lien tu fais entre numérique et guerre économique, notamment autour des enjeux liés aux câbles sous-marins, les interconnexions de réseaux de par le monde, et puis évidemment l'infrastructure physique. Maintenant toutes nos données, tous les processus passent par des centres de données des GAFAM, comment une guerre économique peut se manifester dans le secteur numérique ?

On peut le voir actuellement, bien sûr, le fait d'avoir des logiciels qui vont être utilisés par des administrations d'un pays ennemi ou d'avoir les OS (Operating System, Système d'exploitation en français) ou les applications sur mobile etc, ou les moyens de paiement, toute la partie logicielle en quelque sorte qui dépendent de technologies étrangères, évidemment pour les États-Unis, c'est une arme intéressante, pour eux le fait de pouvoir menacer la Russie de fermer certains services.

Ça reste un argument de négociation et éventuellement une arme militaire dans certains cas.

Ensuite on pourrait aussi parler des infrastructures et récemment il y avait pas mal d'articles sur la peur d'une coupure d'internet via les câbles sous-marins, là aussi on pourrait dire que ça fait partie de l'équation, on pourrait tout à fait couper les câbles sous-marins et couper d'internet certains pays. Bon, techniquement on va dire que ok d'accord, si tu coupes un câble t'as plus de connexion, mais par contre il faut toute mesure garder, que ce soit dans le logiciel ou on a quand même des moyens de remplacement, par exemple la Russie quand on a coupé Apple Pay, ils sont tout simplement allés vers le Yuan Pay chinois pour utiliser le module de paiement, que ce soit Alipay ou ce que fait WeChat, donc en fait il y a quand même des choses qui existent et au pire, ils n'aurait pas eu ça, ils ont toujours le système de cartes bancaires classiques qui fonctionne. Donc il y a toujours des choses, il faut toujours mesurer les propos sur les coupures de logiciels.

Ensuite, concernant les câbles sous-marins, c'est pareil, si on parle du continent européen, franchement on est plutôt bien pourvu en termes d'infrastructures de câbles sous-marins, ne serait-ce qu'en France qui constitue une porte d'entrée vers l'Europe assez considérable parce qu'on a d'un côté l'océan Atlantique, au nord, la Manche, au sud, la Méditerranée, donc on a beaucoup d'accès aux eaux. De ce côté-là on a quand même une vingtaine de câbles en tout qu'il faudrait couper, autant au niveau du Royaume-Uni que de la France, et sans compter encore l'Espagne et le Portugal qui ont aussi des câbles pour couper vraiment internet en Europe.

Il faut quand même se dire que c'est pas demain qu'on va nous couper internet via les câbles sous-marins. À la rigueur, on aura des baisses de trafic qu'on réassignera à d'autres câbles.

Ensuite, il faut aussi bien comprendre que dans ce contexte là, et j'en parle parce que ça permet de comprendre ce phénomène d'interdépendance, la Russie elle-même est partiellement dépendante des câbles qui passent chez nous en fait, enfin qui sont connectés à la France, au Portugal au Royaume-Uni. Donc même s'ils sont connectés de l'autre côté du pacifique - ils sont beaucoup plus sensibles du côté du pacifique parce que du coup les États-Unis peuvent couper des connexions à ce niveau s'ils le souhaitent - ils ont tout intérêt à garder ce qui se passe du côté atlantique au contraire. Donc là-dessus il faut toujours être très équilibré quand on parle de ce genre de choses.

En gros, évidemment, le numérique peut être utilisé comme une arme militaire, mais il ne l'est pas plus que d'autres domaines stratégiques.

On peut couper l'approvisionnement dans tout un tas de produits ou de ressources ou de matières premières.

On peut couper des financements, on peut couper des investissements, l'accès à des matières premières. Ensuite il y a la partie cyber et cyberattaques. Ça c'est un autre pan. J'ai entendu certains parler de de cyberguerre, beaucoup...

On le constate sur le terrain ? Tu as des infos là-dessus ? Moi j'ai l'impression que c'est juste une légende urbaine, il ne se pas grand chose finalement, non ?

C'est surtout le terme qui me dérange parce que quand on parle de cyberguerre, on a l'impression que ça y est, on annonce une forme d'apocalypse cybernétique et que ça y est, soit on va nous couper internet, soit on va nous voler toutes nos données etc...

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En fait la cyberguerre, si on veut bien l'utiliser, à mon sens, il faut l'utiliser comme versant numérique de la guerre. Dans la guerre il y a plein de versants, il y a plein de différents moyens de faire la guerre, si on veut utiliser le terme cyberguerre d'une façon plus équilibrée, ce serait de dire : ok il y a un versant numérique de la guerre, mais c'est pas c'est pas une apocalypse cybernétique. Encore une fois il faut mesurer les propos là dessus. Donc plutôt que cyberguerre, je préfère utiliser le terme de l'utilisation militaire ou de militarisation des outils numériques, ou comme certains le disent, ça je trouve ça pas mal, la militarisation des interdépendances, puisque là du coup ça concerne toutes les industries. En effet l'interdépendance, le fait que l'ennemi soit dépendant de vous, que vous soyez dépendant d'un ennemi, vous pouvez l'utiliser comme arme en temps de guerre.

Bon après on peut rappeler que l'internet était une technologie militaire à la base

De toute façon (rires)

Alors, de ton point de vue de "géopolitiste" - c'est encore une très bonne question de membres de la communauté Techologie d'ailleurs, je ne l'ai pas signalé sur les autres questions - quels sont les liens pour toi entre la géopolitique, la souveraineté numérique, et bien évidemment les enjeux environnementaux ?

Alors je travaille de plus en plus sur ce sujet-là, parce que dès qu'on commence à travailler sur la gestion des risques et notamment sur les chaînes de dépendances, on retombe forcément sur le territoire et sur les les enjeux environnementaux. Et notamment, en ce moment, je m'intéresse énormément à toutes ces controverses qui ont eu lieu ces dernières années aux États-Unis, lorsque les géants du numérique ou alors les grandes sociétés de centres de données, parce qu'on n'en parle pas beaucoup, mais que ce soit et Equinix ou Digital Realty, c'est des gros constructeurs de centres de données, et quand ils veulent construire des méga centres de données aujourd'hui, ils ont de plus en plus de difficultés notamment dans certains états soumis à la sécheresse comme l'Arizona et le Texas. Ils se trouvent face à des refus ou en tout cas, c'est beaucoup plus difficile pour eux de négocier qu'il y a quelques années parce qu'il y a une pression de plus en plus forte à la fois sur la consommation d'énergie mais surtout sur la consommation en eau nécessaire pour refroidir les serveurs.

Ah voilà, j'allais te dire : mais attends, un centre de données, ça a juste besoin d'électricité !

Non non, non mais je pense que la communauté Techologie est assez informée là-dessus, et c'est bien. Si on regarde au global, oui, la consommation en eau et en énergie et en matières premières etc, si on prend toute la chaîne de valeurs, elle est plus au niveau de la matérialité du numérique, la création des serveurs, des terminaux, etc. mais le fonctionnement des datacenters va peser sur le territoire et c'est ça le problème en réalité.

Dans un monde où les territoires à travers le monde vont être soumis à des pressions différentes selon les conditions climatiques, selon le terrain, selon la géologie, où on va quand même avoir affaire avec l'idée des centres de donnés géants avec des acteurs qui vont pouvoir, de la même manière que les grandes entreprises d'eau minérale qu'on peut avoir d'ailleurs pas très loin chez nous, dans les Vosges, on peut avoir en fait des entreprises qui vont aller taper dans les eaux souterraines, tout simplement parce qu'ils ont le droit de le faire puisqu'ils ont signé des contrats avec la région ou avec d'autres entreprises leur permettant de le faire.

Donc tout ça pour dire que sur la question de l'environnement, là on a affaire à des entreprises américaines sur le territoire américain et c'est déjà un problème. Si on le met au niveau de la territorialisation des serveurs en Europe, quand une entreprise américaine va construire un grand datacenters, par exemple en europe du nord ou même en France, eh bien c'est la même chose, ils vont construire des méga centres de données qui vont aller peser sur les ressources en eau du territoire ou alors être immergés dans la mer dans le golfe de Finlande ou dans la mer de Norvège, ça dépend où en Europe, mais dans tous les cas il y aura des externalités négatives sur l'environnement.

Ma question là-dessus elle se détourne finalement de la question la souveraineté en tant que concept basique, simpliste. C'est que le problème n'est pas tant la nationalité de l'entreprise que sa taille et ses capacités de négociation sur le marché. Pour moi ce qu'il faut viser dans ce cas-là, par rapport aux enjeux de territorialisation, ce n'est absolument pas le fait que ce soit une entreprise... alors attention, je vais quand même mettre entre gros guillemets, c'est pas seulement le fait que ce soit une "entreprise étrangère", c'est avant tout que ce soit une entreprise beaucoup trop grande pour être maîtrisée. Ensuite le fait que ce soit une entreprise nationale, une entreprise basée sur notre territoire permet à l'État en cas de problème de pouvoir faire plus facilement pression sur cette entreprise. Donc il y a les deux axes à voir en fait. Le premier c'est le modèle d'entreprise auquel on a affaire et le second c'est, quand elle est soumise à la régulation de notre pays, il est beaucoup plus facile d'agir dessus.

Et quand on parle, notamment en France, de faire des services numériques sobres, éco-conçus, légers, avec moins de fonctionnalités, un rapport apaisé aux technologies, de réduire l'économie de l'attention, l'économie de la surveillance, est-ce que c'est pas une vision naïve par rapport à ce qui se passe ailleurs, chez les GAFAM notamment ?

Non c'est pas du tout une vision naïve en réalité, c'est probablement comme ça qu'on devrait commencer à concevoir une industrie, enfin, penser à un processus industriel qui s'adapte aux enjeux concrets qu'on voit déjà aujourd'hui et qui vont s'accentuer dans les prochaines années.

Donc, non, pas du tout, je pense simplement par contre qu'on en est encore loin, c'est comme cette histoire de la souveraineté numérique, on en est encore loin parce qu'on n'est pas encore assez formés à ça, parce que dans les outils qu'on utilise, et bon là pour le coup il est vrai que les plateformes dominantes sont pas très très sobres de ce point de vue-là, puisque c'est énormément de briques, énormément de logiciels supplémentaires, c'est des énormes centres de données derrière qui tournent pas forcément à plein, enfin voilà c'est un mode de pensée, un mode de consommation de masse, et donc oui, il faut le faire par contre, on en est malheureusement très loin. Donc c'est pas une vision naïve, c'est une vision pour l'avenir. Et là-dessus, je pense qu'il faut vraiment soutenir, chacun à son échelle, si vous êtes chef d'entreprise ou si vous êtes politique, vous pouvez le faire à une échelle un peu plus collective, si vous faites partie d'une association également et à l'échelle individuelle aussi, de faire de bons choix, à la fois dans la manière de concevoir les choses mais aussi dans la manière de les acheter et de soutenir certaines entreprises par rapport à d'autres. Je prends un exemple très simple qui a fait beaucoup polémique depuis qu'ils ont été créés, c'est l'aventure Fairphone. Dès qu'il y a une entreprise qui essaie de faire quelque chose, elle va être soumise à énormément de critiques, les acteurs du secteur ont pas toujours joué le jeu en réalité, au contraire ils vont plutôt soit le voir comme un concurrent, soit toujours être extrêmement dur alors qu'ils ne le sont pas forcément avec les géants sur les mêmes sujets.

Je pense qu'il y a aussi une responsabilité de se dire, ok, je soutiens une initiative qui n'est pas forcément parfaite à un moment donné, mais c'est une manière d'être aussi un mécène individuel et donc ce mécénat individuel, il est important parce que c'est pas parce qu'un produit à un moment donné n'est pas encore totalement parfait qu'il ne va pas le devenir. Et Fairphone là-dessus est un très bon exemple puisqu'ils se sont quand même énormément améliorés en quelques années. Et je pense qu'il faut faire la même chose pour le logiciel en fait. C'est pas parce qu'un logiciel n'est pas parfait qu'il ne va pas pouvoir s'améliorer, mais si vous ne le choisissez pas, il ne s'améliorera pas.

J'allais te poser la question, comment à notre échelle individuelle, que ce soit au niveau des concepteurs de services numériques, mais aussi en tant qu'utilisateur, qu'est-ce qu'on peut faire ? Donc tu nous dis de prendre un Fairphone, de louer peut-être un Fairphone, est-ce qu'on a du pouvoir là-dessus ? Toi, comment tu sensibilise les gens, peut-être des étudiants aussi, qu'est-ce que tu leur dis ?

Moi, à mon niveau, je le fais avec mon travail de recherche, ce qui n'est pas forcément quelque chose de facile parce que quand t'es chercheur indépendant, tu ne bénéficies de rien du tout en fait, donc c'est un don à la communauté !

Mais tu poses des constats, est-ce que tu tu donne aussi des idées des solutions, des axes... ?

Alors c'est tout l'objectif, et d'ailleurs, à l'Institut Rousseau de manière générale on est très orienté solution. C'est dire que l'idée ce n'est pas de simplement faire des constats ou de sortir des rapports qui ne donnent pas de solution, sauf quand c'est des rapports d'analyse, mais surtout d'accompagner à chaque fois de solutions concrètes, quitte à ce que derrière ce soit discuté, c'est aussi l'objectif, donc oui, en effet, dans mon travail il y a une très forte dimension propositionnelle, et d'ailleurs quand vous lisez les différents rapports que j'ai rédigés, il y a toujours un large place pour les propositions, à part la dernière sur l'indépendance numérique chinoise, parce que si j'avais fait des propositions, je me suis dit que les gens se diraient que je veux qu'on fasse comme les chinois et c'était pas l'objectif.

Est-ce qu'on doit faire comme les chinois ?

C'est une bonne question. Non pas du tout ! Non on veut pas d'un autoritarisme technologique, évidemment, en revanche, ils mènent une stratégie industrielle puissante dont on pourrait en effet s'inspirer, mais en termes de technique, c'est à dire en termes de techniques stratégiques à long terme puisque chez nous, notre point faible c'est justement cette difficulté à avoir une vision à long terme et cette vision stratégique. Et d'ailleurs on le voit aujourd'hui avec les événements actuels, on manque quand même d'une vision globale stratégique nationale et européenne qui du coup nous met toujours un peu au pied du mur, on a l'impression de toujours découvrir les problèmes alors qu'ils sont là depuis longtemps.

On arrive au bout de cet échange, est-ce que tu tu as quelque chose à rajouter, des choses qu'on n'aurait pas évoquées ? Voilà, je te laisse une tribune libre, si tu veux parler aussi des événements actuels entre la Russie et l'Ukraine, qu'on n'aurait pas encore évoqué.

Alors déjà merci pour ce temps de parole parce que c'était très intéressant. Et ensuite, mon sujet, ma sensibilité, c'est toujours sur cette idée de gestion de risques et de gestion des dépendances, et vraiment je pense qu'il faut faire très très attention avec ce qui se dit de part et d'autre ou les termes, les buzzwords sont envoyés comme ça sur les réseaux sociaux, sans pour autant être définis et qui derrière génèrent de la peur, quand on parle de cyberguerre, quand on parle de choses comme ça. Et par ailleurs je pense qu'il faut aussi faire très attention dans la compréhension du terme souveraineté, de part et d'autre, parfois ce terme est mal utilisé et peut-être qu'il faut qu'à un moment donné on parle plutôt justement de gestion des risques et de gestion des dépendances plutôt que de simplement faire un focus sur sur le terme de souveraineté.

On est dans une période électorale, l'élection présidentielle dans quelques semaines, comment tu vois les choses, même si tous les pogroms ne sont pas encore publiés, est-ce que tu tu sens qu'il y a quand même une prise de conscience des sujets géopolitiques liés au numérique ?

Je pense qu'il n'y a malheureusement pas encore beaucoup de candidats vraiment totalement éclairés sur le sujet, après il y a des volontés d'avancer sur ce sujet-là. Je pense que depuis deux ans on a énormément de débats qui j'espère porteront leurs fruits. Qu'il n'y ait pas encore de plan ultra-précis sur numérique, quelque part c'est dommage mais ce n'est pas grave, l'idée c'est surtout qu'il y ait une sensibilisation forte et qu'il y ait une conscience que c'est un sujet important. Là-dessus, je pense que c'est compris, en tout cas c'est compris par la grande majorité des candidats. Maintenant les solutions qui seront apportées par la suite, quand il y aura un vrai programme, parce que pour le moment justement, je les trouve tous un peu pauvres sur ces sujets-là, à ce moment-là, oui, on verra, on sera plus à même de déterminer ce qui est bon ou pas.

À titre personnel, toi, comment restes-tu positive face à l'avenir, qu'est-ce qui te pousse à te lever le matin, à aller travailler sur ces sujets-là ?

La curiosité et le fait de se dire que ne pas agir, ne pas essayer d'agir, c'est de toute façon quelque chose

d'inacceptable pour soi-même. Moi, j'aurais du mal à me lever le matin justement si je me disais : bon bah aujourd'hui je vais rien faire pour essayer de changer un peu les choses, de sensibiliser, donc c'est un moteur en soi cette envie de faire des choses et de continuer à œuvrer pour ce qu'on peut définir comme le bien commun, chacun en tout cas selon sa propre définition. Donc c'est un peu ça qui me porte. Après comme tout le monde je pense que je suis très touchée par tout ce qui se passe dans notre monde, mais c'est pas nouveau. Néanmoins, gardons espoir et surtout essayons de nous dire qu'après tout, il y a énormément de choses à faire et au fond c'est toujours passionnant de participer à son niveau à la marche du monde.

Merci à la communauté Techologie pour la contribution à la transcription de cet épisode.