Bombes carbones et usages de la data et de l'IA

Épisode 83 publié le 12/12/2023

Lou Welgryn et Théo Alves Da Costa

Lou Welgryn et Théo Alves Da Costa

Lou Welgryn est responsable produit pour Carbon4 Finance. Théo Alves Da Costa est responsable IA, soutenabilité et climat chez Ekimetrics. De plus, ils sont co-présidents de l’association Data for Good et membres du collectif Éclaircies et sont à l’initiative de CarbonBombs.org une cartographie en ligne des bombes climatiques.

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Extrait

Lou Welgryn :

Une bombe carbone, c'est un projet d'exploitation fossile qui va générer plus de 1 milliard de tonnes de CO2 pendant sa durée de vie. 1 milliard de tonnes, il faut dire que c'est vraiment quelque chose de gigantesque. C'est par exemple les émissions de la France pendant 3 ans.

Théo Alves Da Costa :

Et après il y a l'utilisation finale, c'est-à-dire comment on le met. Et honnêtement, il y a très peu de cas qui, aujourd'hui, méritent d'être considérés comme à impact positif avec des IA génératives.

Introduction

Aujourd'hui, nous sommes avec Lou Welgryn, qui est responsable produit pour Carbone 4 Finances. Et Théo Alves Da Costa, responsable IA, Soutenabilité et Climat chez Ekimetrics. Vous êtes également, tous deux, coprésident, coprésidente de l'association Data for Good et membre du collectif Éclaircies. Vous êtes à l'initiative de Carbon Bombs, une cartographie en ligne des bombes climatiques.

Avant de rentrer dans le vif du sujet, pouvez-vous nous parler des objectifs de l'association Data for Good et du collectif Éclaircies ?

Lou Welgryn :

Data for Good, c'est un collectif, une communauté de plus de 4000 experts de la tech, qui bénévolement vont donner de leur temps pour accompagner des projets à impact sociaux ou environnementaux. Et l'objectif de l'association, c'est vraiment de partir du principe d'une citation qu'on aime bien donner d'un ancien de Facebook qui dit que les gens les plus brillants de sa génération passent plus de temps à faire cliquer des personnes sur des pubs qu'à essayer de résoudre les grands défis du siècle.

L'idée de Data for Good, c'est un peu de réparer ça et de proposer à plein de gens qui ont envie de s'engager de pouvoir donner de leur temps à des associations qui n'ont pas forcément les ressources financières ou techniques en interne pour pouvoir mener des projets qui reposent sur l'usage de la donnée
et qui vont leur permettre de décupler leur impact.

Théo Alves Da Costa :

Pour parler du collectif Éclaircies, c'est un collectif qu'on a monté avec Lou et d'autres copains, pour faire simple, qui avait des profils un petit peu différents que nous, qui étaient plus experts climat, environnement, biodiversité et qui avaient un peu la même volonté de faire ce qu'on fait à Data for Good, c'est-à-dire de mettre leurs compétences pour l'intérêt général et pour aider des ONG.

On a eu cette idée, tous ensemble, avec à la fois des gens de Data for Good et de ce collectif, de créer ce projet sur les bombes carbone. Et en gros, Data for Good et la communauté allaient travailler sur la partie tech, tandis que les personnes du collectif Éclaircies allaient plutôt travailler sur l'expertise méthodologique sur le climat, le lien avec les ONG, le lien avec les journalistes.

Lou, tu parlais d'exemples de projets, je veux bien des exemples de projets, et justement aussi pour compléter, est-ce que vous arrivez à analyser l'impact, les bénéfices, que ce soit environnementaux ou sociaux des projets Data for Good ?

Lou Welgryn :

Un des derniers projets sur lesquels on a travaillé, à part les carbon bombs, c'est un projet avec Bloom, qui est une ONG de défense des océans.

On a travaillé avec eux à construire une base de données en temps réel, qui permet de monitorer les positions de plus de 2000 bateaux dans le monde, donc on a bien sûr choisi les plus gros bateaux, et l'objectif c'est de les aider en temps réel à suivre ces bateaux, à identifier quand ils sont en train de pêcher dans des zones où ils n'ont pas le droit de le faire.

C'est vraiment le lien direct entre le monde de la donnée, les geeks dans leur garage qui codent des bases de données, et le monde réel, parce que derrière c'est des vrais bateaux qu'on va identifier, et derrière c'est des vrais procès qu'on va pouvoir leur faire, et on va pouvoir très concrètement lutter contre la fraude.

Voilà, et après, de manière un peu plus globale, ça fait depuis 2015 que l'association Data For Good elle existe, on a accompagné plus d'une centaine de projets très divers, de plus en plus dans l'environnement, mais aussi dans le social, dans la santé, et notre objectif c'est vraiment d'outiller les associations qui ont le moins de moyens, pour les aider à avoir plus d'impact.

Il y a un domaine qui est peu connu, du grand public en tout cas, et même du monde de la tech, c'est l'OSINT, Open Source Intelligence. Est-ce que vous pouvez nous parler de ce que c'est, et du rôle de l'OSINT dans les enjeux environnementaux ?

Théo Alves Da Costa :

L'Open Source, c'est le fait d'avoir du code libre, et par extension des données libres, des logiciels libres. On aime bien parler aussi en France, de commun numérique. On va développer des outils de l'intelligence qui sera réutilisable par d'autres personnes.

Wikipedia c'est l'exemple le plus connu, de logiciels libres, d'interfaces libres, de connaissances libres, et c'est un sujet qui est hyper important pour nous, parce que tout ce qu'on a fait depuis le début, en tant qu'association, est 100% Open Source.

Donc les codes qui sont développés, la data qui est créée, donc c'est une des conditions d'ailleurs pour les associations pour pouvoir travailler avec nous et bénéficier de l'accompagnement de nos bénévoles.

Et derrière, en fait c'est un intérêt qui est assez énorme, parce que quand on parle sur les enjeux environnementaux, tout simplement le gros manque qu'il y a aujourd'hui c'est la connaissance.

Et on va reparler sur les bombes carbone, on n'a pas la plupart des indicateurs permettant de suivre l'évolution de ce monde dans le bon sens ou plus généralement dans le mauvais sens.

Et donc en fait, avoir à disposition ces données-là, ces manières de traiter ces données-là, cette connaissance, les outils pour pouvoir la traiter, en fait ça change complètement la donne.

Et un des exemples qui est assez intéressant, c'est par exemple en France, on est le pays le plus avancé au monde sur l'open data environnemental, avec notamment le travail monstrueux de l'ADEME, mais aussi de pas mal d'institutions publiques d'ailleurs, qui publient en open data. Vous pouvez d'ailleurs aller chercher sur le portail open data de l'ADEME, de la donnée sur des facteurs d'émission, sur les données des entreprises, sur la donnée de diagnostic de performance énergétique, de diagnostic territoriaux pour comprendre comment ça a évolué.

Et donc ça, c'est en fait extrêmement important, c'est un peu la déclinaison de comment, de l'intelligence qui est parfois produite par la science, qui est d'ailleurs pas toujours en licence libre, parfois c'est bloqué derrière des pare-feu dans les publications scientifiques.

Donc c'est faire en sorte que ça soit réutilisable pour avoir des points de mesure pour savoir si on va dans le bon sens.

Venons-en au projet Carbone Bombs. Déjà, qu'est-ce qu'une bombe carbone ?

Lou Welgryn :

Une bombe carbone, c'est un projet d'exploitation fossile qui va générer plus de 1 milliard de tonnes de CO2 pendant sa durée de vie.

Donc 1 milliard de tonnes, il faut dire que c'est vraiment quelque chose de gigantesque, c'est par exemple les émissions de la France pendant 3 ans.

Des projets comme ça, on en a identifié 425. Donc à eux seuls, si ces 425 projets voient le jour, ils vont représenter plus de deux fois notre budget carbone restant à émettre.

Le budget carbone, c'est une quantité de CO2 maximale à émettre pour rester en dessous du seuil des 1,5 degré de réchauffement climatique, avec toutes les conséquences que ça engendre et qu'on connaît de passer au-dessus des 1,5 degré.

Ce qu'on a découvert du coup avec ce projet, c'est qu'à eux seuls, ces 425 projets, ils représentent plus de deux fois ce budget. Donc c'est gigantesque et ça nous emmène droit dans le mur.

Le travail qu'on a voulu faire, c'était de réconcilier plusieurs bases de données qui existaient déjà, mais qui étaient en fait peu accessibles, donc soit à travers des papiers de recherche et on n'a pas tous le temps de passer notre samedi à lire 50 pages de papiers de recherche avec 3 images dedans.

Pareil, du travail aussi incroyable réalisé par des ONG comme Reclaim Finance qui existait, mais aussi dans un périmètre assez défini.

Et nous, ce qu'on a voulu faire, c'est vraiment avec notre expertise de la donnée, essayer d'interconnecter ces différentes bases de données pour leur donner un sens nouveau et construire des outils qui vont être accessibles au grand public et qui vont les permettre de se saisir en fait de ce sujet-là et de le comprendre.

Très concrètement, ce qu'on a fait, c'est qu'on a connecté trois bases de données. Donc une première base de données qui est un papier de recherche qui identifie les 425 bombes carbone dans le monde, qui a été portée par un chercheur qui s'appelle Kjell Kühne.

Une deuxième base de données qui, elle, s'appelle Global Energy Monitor et qui va répertorier plein de sites dans le monde et qui va nous permettre de faire le lien entre les projets et les entreprises.

Enfin, une dernière base de données qui s'appelle Banking and Climate Chaos, qui a fait ce travail incroyable d'identification de comment est-ce que les banques financent les entreprises fossiles.

En interconnectant ces trois bases, on est capable de voir sur une carte tous les projets, de voir par entreprise combien de bombes elles ont, qui sont les banques, qui les financent, etc.

Et donc d'apporter en fait une vision beaucoup plus macro et globale des enjeux et pouvoir du coup vraiment identifier quels sont les acteurs qui sont les plus responsables.

Et quels sont les objectifs de ce projet ? Quels sont les éléments clés qu'on peut retenir des résultats de cette cartographie ? Vous visez qui en fait ? Les industries fossiles, les décideurs politiques, le grand public ?

Théo Alves Da Costa :

En gros, on comprend bien en général dans le monde, et encore, mais en tout cas la compréhension, elle est plutôt au niveau de la fin de la chaîne de valeur, c'est-à-dire ce qu'on consomme, les empreintes carbone, de tel secteur, d'activité, etc.

Mais on se pose rarement la question d'où vient la base au tout début de la chaîne de valeur, c'est-à-dire la production des gaz à effet de serre et notamment du coup sur les énergies fossiles qui représentent encore aujourd'hui 80% de notre système énergétique.

Et donc, quand on pose cette question-là, on se rend compte que les gens se rendent très peu compte parce que notamment en France, on ne voit pas ces choses-là.

En Allemagne, il y a des énormes lignes de charbon, notre énergie est plutôt décarbonée, mais on ne sait pas trop, comme on a expatrié une partie de notre production dans d'autres pays, on ne voit pas cette énergie-là.

En gros, on s'est rendu compte que ce problème-là, il n'était pas du tout dans le débat public, à part pour quelques projets dont on va peut-être parler par la suite. En fait, les gens ne connaissaient pas ce terme, alors que le terme de bombes carbone définies par les scientifiques était connu depuis 2020, à la sortie de ce papier.

Depuis, en gros, il y avait encore des mauvais ordres de grandeur, un discours qui n'était pas en fait très, très fort là-dessus, au niveau public, au niveau médiatique, au niveau politique, au niveau scientifique.

Nous, ce qu'on a essayé de faire, c'est de se poser cette question-là. D'un point de vue produit, si on parle de tech, on s'est tout de suite dit, mais en fait, qui sont justement nos personas, qui on veut cibler ?

On en a eu tout de suite plusieurs. On s'est effectivement dit, il y a clairement le grand public. Ça, c'est une cible pour que ça soit compris, ce sujet-là, et que les gens aient conscience des ordres de grandeur.

Les journalistes, et on va peut-être en reparler, mais c'est aussi extrêmement important pour aller fact-checker les informations, aller vérifier, aller comparer et aussi pouvoir faire ce jeu d'ordre de grandeur pour apporter une information qui soit fiable.

Et effectivement, que ça ait un poids dans le débat public. Et ça, on voit déjà, d'ailleurs, que ça a eu un impact.

On sait que c'est sorti au bon moment, juste avant la COP 28, et que la France, notamment, a dû se saisir du sujet pour potentiellement négocier différemment la sortie des énergies fossiles.

On va voir comment ça se déroule, mais ça commence aujourd'hui. En tout cas, c'est sorti au bon moment.

La COP à Dubaï.

A Dubaï. C'est là où il y a du pétrole. C'est ça.

La COP présidée par un grand patron du pétrole.

Qui a trois bombes carbone, d'ailleurs.

Pour compléter, un dernier acteur... On a dit le grand public, les médias, et les ONG et les associations, et les activistes.

Parce que notre objectif, c'était aussi d'outiller les associations pour qu'elles aient des éléments de plaidoyer pour pouvoir aussi porter ces combats dans le débat public.

Ce qu'on a vraiment voulu mettre en avant, en particulier, c'est le rôle des banques. Parce qu'on parle des entreprises pétrolières, mais on parle très peu des banques.

Or, elles jouent un rôle essentiel, en fait, dans l'existence de ces projets. Notamment parce qu'elles peuvent financer, soit directement des projets, en amenant de l'argent dans les projets. À ce niveau-là, elles s'engagent de plus en plus à ne pas financer directement des projets d'exploitation fossile, etc.,encore que.

Mais l'autre manière principale qu'elles ont de contribuer à ces bombes carbone, c'est de financer les entreprises qui opèrent ces bombes carbone et de continuer à les financer sans exiger d'arrêt de leur part de ces nouveaux projets.

C'est un peu ça le sujet essentiel. C'était de remettre la lumière sur les acteurs essentiels dans la chaîne de création de la bombe carbone pour qu'on ait tous les bonnes ordres de grandeur.

Enfin, un dernier point, je pense qu'on a voulu énormément mettre en avant, c'était de dire, il y a ces bombes carbone, c'est gigantesque. C'est effrayant de se rendre compte, en fait, de ces projets et puis de se dire qu'en fait, ils n'ont pas lieu chez nous.

Ça peut paraître vraiment très loin et donc, du coup, un peu impalpable. Et ça peut presque porter à l'inaction de se dire, qu'est-ce que je peux faire dessus ?

On a voulu mettre en avant ce chiffre très important qui est qu'au moment de la sortie du papier de recherche en 2020, 40 % des projets n'avaient pas encore vu le jour.

Et les projets qui n'ont pas encore vu le jour, c'est plus facile de les arrêter parce que les investisseurs, ils n'ont pas encore forcément investi, ils ont moins d'argent qui est engagé.

C'est des pertes potentielles, mais ce n'est pas de l'argent qui a encore été investi. Et donc, c'est plus facile à arrêter.

L'idée, c'est vraiment de se dire qu'il faut qu'on se focalise sur ces projets-là et c'est possible de le faire.

On le voit aujourd'hui avec EACOP. La pression citoyenne, ça porte ses fruits.

Et quand on décide de se mobiliser ensemble, on est puissant. Il faut qu'on reconnaisse cette puissance-là et qu'on se donne… et du coup, de plus en plus, se mobiliser tous ensemble pour essayer de faire arrêter plus de projets.

Tu parlais de EACOP. Quelle est la méthodologie utilisée pour identifier et représenter les banques climatiques ? Et ce qui a surpri pas mal de monde, pourquoi les projets très médiatisés, très controversés, donc Tilinga et EACOP en Ouganda, donc de la société française Total Energies, ne sont pas représentés, ne sont pas présents dans la cartographie de Carbon Bombs ?

Théo Alves Da Costa :

Je peux parler d'EACOP et puis comme ça, ça donnera un exemple et on pourra dérouler sur la méthodologie. Tout simplement parce que EACOP en tant que tel, c'est une infrastructure de projets.

C'est un pipeline et pas un site d'extraction c'est-à-dire que ça vient transporter du pétrole, de plusieurs sites d'extraction et ces sites d'extraction, Tilinga et Kingfisher, sont trop petits pour être considérés comme une bombe carbone.

Alors, ils ne sont pas petits dans l'absolu. Quand on prend Tilinga et Kingfisher au total, sur leur durée de vie d'exploitation, c'est 36 millions de tonnes x années, c'est autour de 600 millions de tonnes.

Donc, ce n'est pas très loin d'être une bombe carbone, c'est une grenade carbone, on va dire.

Mais en tout cas, EACOP en tant que tel, le pipeline, ça reste une infrastructure.

Ça a plein de problèmes. C'est juste qu'on ne l'a pas chiffrée aujourd'hui parce qu'on n'a considéré que les sites d'extraction.

Ce qui est intéressant avec EACOP, c'est que, comme c'est justement un pipeline qui va en fait permettre d'aller chercher du pétrole dans un bassin pétrolier dont lequel il y a déjà effectivement ces deux sites d'extraction.

Et c'est déjà prévu potentiellement dans la future suite du projet que ça permette de rallier et de rapatrier le pétrole d'un nouveau site d'exploitation qui me semble est au Soudan et qui va du coup faire, au final, qu'en cumulés, on va avoir plus que les deux sites existants et ça peut dépasser le 1 milliard de tonnes.

Et donc, factuellement, dans le seuil qu'on a mis, qui définit une bombe carbone, ça pourrait devenir une bombe carbone.

C'est absolument majeur EACOP comme projet. Ça a des impacts monstrueux, notamment beaucoup plus que d'autres sur ce que ça traverse tellement de pays avec une distance tellement longue qu'en fait, il y a des impacts monstrueux locaux, sociaux, biodiversité. Et après, c'est quand même un énorme site d'extraction qui sont reliés à ça.

Mais en tout cas, on a choisi pour rester justement sous cette méthodologie qui avait été fixée par les scientifiques, de garder ce seuil de 1 milliard de tonnes de CO2. Dans ce cercle très restreint, EACOP n'est pas représenté.

Mais c'est prévu qu'en tout cas, ça fait partie des prochaines évolutions qu'on aimerait faire à la plateforme, de plus inclure les infrastructures parce qu'il y a effectivement de l'open data sur le sujet.

Mais ça demande encore plus de travail, donc c'est pour les prochaines versions.

Peut-être juste pour compléter l'ambition du papier, puis là encore, ce n'est pas nous qui avons défini ce seuil, on est vraiment reparti d'un projet de recherche.

C'était de se dire, on se concentre sur les plus gros parce que c'est plus facile d'arrêter un énorme site que 10 beaucoup plus petits.

Mais ce qu'il faut savoir, et on l'écrit sur la plateforme, c'est qu'au total, les 425 projets ne représentent que 45% des projets pétrole et gaz et 25% des projets de charbon.

Donc, ça veut dire que même si on arrive à arrêter ces 425 projets, il en reste encore plein d'autres à arrêter après.

On avait échangé avec une précédente interlocutrice sur le podcast Techologie, en l'occurrence Hélène Grosbois, je lui ai posé la question, est-ce qu'on a un problème en se focalisant sur le monocritaire carbone lorsqu'on parle d'écologie ? Comment vous vous positionnez par rapport à ça, sachant que vous avez travaillé sur les bombes climatiques ?

On a beaucoup hésité sur le terme "bombe carbone", "bombe climatique" et on s'est rendu compte que des bombes climatiques, voire même des bombes environnementales, en pratique, les gens disent "bombe climatique" à la place de "bombe écologique" parce que le mot climatique dans le langage, et il y a des études sociologiques qui le montrent, c'est ce que les gens comprennent comme associé à l'écologie.

Donc ça permet de rassembler tout. Et des bombes climatiques, il y en a plein d'autres, la déforestation, les énormes sites d'extraction minière sous-marine pour des métaux, des projets qui vont complètement détruire des espaces naturels.

Ce qui était hyper important pour nous, c'est d'avoir la neutralité scientifique derrière ce sujet-là. Ce qu'on n'a pas, en fait, il n'y a pas encore d'études assez claires qui vont donner des critères pour définir ce que c'est qu'une bombe climatique.

Et à partir du moment où ce n'est pas clair, nous étant un peu liés à la donnée, on a préféré choisir d'abord un axe d'études qui était quelque chose qui était défini par la science, sur lequel il y avait de la donnée qui était claire, et déjà apporter ça sur le débat public.

Enfin, je suis complètement d'accord qu'il faut regarder les autres choses. C'était un choix d'axe méthodologique pour essayer de garder cette posture neutre qui est en fait extrêmement importante pour être republiés, repartagés par les journalistes et rentrés dans le débat public.

Au-delà de la question de la neutralité, on est déjà 100% aligné avec le fait que depuis des années, on regarde le problème écologique avec le petit bout de la lorgnette du carbone, alors qu'en fait, finalement, le carbone, c'est la partie facile, parce qu'aujourd'hui, on arrive à la mesurer et en fait, une tonne de carbone émise partout dans le monde, c'est la même chose.

Alors que la biodiversité, il y a des enjeux locaux beaucoup plus forts, etc. Et donc, en fait, c'est ça qui fait qu'aujourd'hui, sur la comptabilité carbone, on est quand même assez avancé, on a des données.

Et d'ailleurs, on a réussi à avoir cette base de données-là. En ce qui concerne la biodiversité, c'est très complexe d'accéder à des bases de données spécifiques et consolidées qui vont permettre de savoir, sur chaque site, quels vont être les impacts spécifiques sur la biodiversité.

Dans ce cadre un peu précis, on s'est dit que de toute façon, les impacts catastrophiques du climat auraient des impacts aussi catastrophiques sur la biodiversité.

Si on arrêtait le sujet sur le climat, on arrêtait aussi celui sur la biodiversité, si on arrête l'extraction fossile. C'est un cas où ça marche un peu dans le même sens.

Mais c'est vrai qu'il y a plein de cas où parfois prendre des décisions pour le climat, sans regarder la biodiversité, ça peut être parfois prendre des mauvaises décisions pour la biodiversité si on n'a pas tous les indicateurs en tête.

Et sur Carbon Bombs, peut-on imaginer, représenter pas uniquement l'emplacement géographique des bombes climatiques, des bombes carbone, mais aussi les pays bénéficiaires de ces bombes carbone ? Moi, ça m'a surpris par exemple que la France, par exemple, ou pas mal de pays occidentaux, n'ont effectivement pas de bombes carbone sur leur sol, mais sans bénéficiaire, en fait, ou leur banque investisse dans ces bombes carbone.

Pour le coup, c'est vraiment ce qu'on a essayé de représenter sur la plateforme. Il y a une page spécifique qui est une page pays, je ne sais pas si tu l'as vu, et qui permet justement de voir, de remettre en perspective.

Par exemple, si on va sur la page de la France, on peut voir en effet qu'il n'y a pas de bombes carbone sur le sol. Par contre, on peut voir toutes les banques françaises, et dans quelles entreprises elles investissent.

Et par ailleurs, on peut voir les majors pétrolières françaises, donc Total. Et donc, ça fait le lien, en fait, avec les bombes carbone qui sont opérées par Total. Et ça, c'était vraiment très important pour nous.

C'est vraiment un axe qu'on a envie de creuser, parce qu'aujourd'hui, certes, la France n'a pas de bombes carbone sur son sol, mais Total fait partie des entreprises qui ont le plus de projets d'expansion fossile dans le monde.

Et en plus, on a appris cette semaine qu'il y avait un nouveau projet d'exploitation de forage de huit nouveaux puits en France, par exemple.

On ferait bien de balayer devant notre porte avant d'aller donner des grands conseils aux pays en développement sur comment sortir des énergies fossiles.

On a des entreprises qui sont engagées jusqu'au cou dans ces projets, et c'est crucial qu'on prenne des engagements beaucoup plus forts à ce niveau-là.

Avec Data for Good ou plus précisément avec Éclaircies, quels sont vos futurs projets ?

Déjà, on a plein de choses à faire sur les bombes carbone. Quand c'est sorti, ça a eu au final un impact qui était beaucoup plus gros que ce qu'on pensait, même si on espérait qu'il soit aussi gros.

Notamment, ce qui a été hyper important, et tu parlais d'impact au début de nos projets, c'était de ne pas juste le garder comme un outil open source qui allait peut-être servir à quelqu'un, mais en tout cas d'aller faire le step d'après et d'aller chercher les gens.

C'est pour ça qu'on a créé ce consortium de journalistes autour de nous, avec Le Monde, Le Guardian, Le Spiegel et tous les journalistes d'investigation des Panama Papers.

On aime bien se dire entre nous qu'on a réussi à faire le Panama Papers de l'extraction fossile.

Mais du coup, comme ça a eu un impact assez fort, les gens ont plein d'attentes aussi sur le sujet, et nous, on a plein d'idées aussi.

Typiquement, là, un des problèmes de la plateforme, c'est que la donnée reste encore assez statique. C'est-à-dire que les bases de données sources sont des bases de données qui ne sont pas actualisées très souvent.

En plus, la méthodologie scientifique qui a été faite pour identifier les projets, elle a été faite sur un moment T qui était justement en 2020, 2021.

En gros, il faudrait rentrer dans un mode beaucoup plus dynamique. Si on veut que ce ne soit pas juste un coup de buzz à un moment donné qu'on a sorti le 31 octobre pour Halloween, mais quelque chose qui continue à vivre dans le temps, ou dans lequel on va voir surtout les mouvements de désinvestissement et d'investissement.

Et donc de voir que parmi toutes celles qui ne sont pas ouvertes, est-ce qu'il y en a qui ont fermé, année après année, qui les a fermées, quelles banques se sont désinvesties, quelles entreprises se sont désinvesties. De voir ces mouvements-là, de voir les infrastructures, de voir les pays.

Donc, on a envie que ça continue à être une plateforme source pour visualiser ce genre de choses.

Lou Welgryn :

En dehors de ce projet-là qui nous occupe pas mal, avec Data for Good, on lance en janvier la 12e saison d'accélération de projet. Avec Data for Good, on fait des saisons d'accompagnement de projets. On identifie une douzaine d'associations qu'on pourrait aider.

On fait du "benevol dating". On les met en lien avec une équipe de bénévoles qui vont les aider pendant trois mois, plusieurs heures par semaine, à aboutir à un projet et à répondre à la problématique initiale qu'elle nous avait posée. Et ça va commencer tout début janvier.

Avec Data for Good, dernièrement, on a aussi sorti un livre blanc qui parlait des impacts de l'IA générative. Et donc, l'objectif était vraiment de sensibiliser le grand public sur les enjeux que ça amène dans la société pour qu'on soit tous dans une posture où on se pose des questions et on n'est pas juste récepteurs de toutes ces technologies qui viennent à nous. Et on est capable d'agir et de les questionner.

Mais du coup, ça, ça nous occupe beaucoup. Il faut porter ce projet, aller sensibiliser. Il y a tout un jeu qui a été construit d'intelligence collective autour de ce livre pour le vulgariser.

Pour parler des projets d'Éclaircies, un projet intéressant qu'on est en train de porter en ce moment, c'est avec l'Affaire du siècle qui avait intenté un procès à l'État français, pour inaction et pour manque de mesures concernant le réchauffement climatique et la baisse des émissions en France.

On a aidé l'association l'Affaire du siècle à prouver que, pendant l'année précédente, l'État n'avait pas mis en place les mesures suffisantes qui permettent de réduire les émissions.

Cela fait vraiment partie du travail qu'on essaye de mener avec Éclaircies, d'utiliser notre expertise climatique et sur la biodiversité pour outiller la société civile dans son rôle de plaidoyer et de défense des citoyens futurs et de protection de l'environnement.

Tu l'as dit Lou, donc avec Data for Good, vous avez également publié cet été 2023 ce livre blanc sur l'IA générative. En fait, dans l'introduction, vous invitez à être technolucide. Donc selon vous, quel avenir avec cette technologie ? Est-ce que c'est une innovation servant le progrès ou au contraire le début d'une dystopie ?

Théo Alves Da Costa :

J'aime beaucoup que ce terme technolucide commence à être utilisé. Lou l'a inventé pendant une conférence TED.

Je commence à le voir de plus en plus.

Philippe Bihouix parle de techno-discernement, c'est très proche.

On est très proche et l'idée, c'est lucide à plusieurs niveaux. C'est lucide sur le fait que c'est déjà quelque chose qui n'est pas nuancé. On ne peut pas dire, est-ce que c'est une dystopie ? Est-ce que ça sert le progrès ?

C'est déjà lucide sur le fait que c'est probablement un peu des deux, qu'il y a des trucs qui sont très inquiétants, d'autres qui sont très utiles, qu'il y a un impact qui est très clair et plein qui sont moins clairs sur le long terme, potentiellement beaucoup plus.

Et donc, c'est une lucidité sur un peu tous ces éléments-là, et notamment, ce que disait Lou, ce qui est le plus important, et on est hyper contents parce qu'on l'a mentionné, le jeu a été traduit par l'association Latitude, avec qui on travaille, en un jeu d'intelligence collective comme la fresque du climat, sur lequel le cœur du jeu, c'est de poser des débats et de créer des débats entre les différentes personnes qui participent à l'atelier.

La technolucidité, c'est aussi ça, c'est juste accepter de ne pas tout savoir et d'avoir le droit de se poser des questions et de questionner les choix et l'usage de ces technologies-là.

Parce qu'en pratique, ce qu'on voit, c'est qu'il y a une telle bulle en ce moment sur le sujet. Est-ce que c'est une bulle ? Est-ce que c'est une vague ? Est-ce que ça va continuer dans ce sens-là ?

A priori, quand même, ça continue à bien accélérer. Le fait qu'on n'a pas le choix, nous citoyens, de l'utiliser, ça commence à être mis dans tous nos outils. Et la recherche sur Google est déjà plein d'IA générative à l'intérieur.

Quand on va avoir cette possibilité de confort qui sera amenée par l'IA générative, par exemple, parce qu'on va avoir des résumés automatiques de nos réunions quand on travaille et qui est peut-être le truc le plus embêtant de la Terre, que d'écrire pour rappeler qui doit faire quoi, je pense ça, à partir du moment où c'est dans les usages, plus personne n'arrivera à s'en passer.

Donc, on va créer des usages qui sont insidieux, qui ne sont pas forcément des choses qui ont été discutées et débattues, et sur lesquelles on sera tellement obligé de les utiliser parce que ça sera confortable pour nous, qu'on ne pourra pas vraiment en sortir.

Et donc, se poser des questions et être lucide sur ça, c'est ce qu'on a essayé de défendre, et au-delà de ça, d'aller expliquer quels sont les impacts et les grands défis socio-environnementaux derrière cette technologie.

Lou Welgryn :

Je pense que de manière générale, pour compléter, on s'appelle Data for Good, on est entouré que de gens qui bossent dans la tech, et on a vraiment envie de porter ce message, justement, de sobriété sur ces technologies et de, en permanence, se poser la question de la finalité de tous ces outils, toutes ces choses qu'on utilise, à quoi elles servent, est-ce qu'elles sont vraiment utiles, est-ce qu'elles nous font vraiment gagner du temps, ou est-ce qu'elles nous enferment dans une espèce de dépendance technologique qui, sur le long terme, nous rendent beaucoup plus dépendants ?

Toutes ces questions-là, et ces messages centraux, on a vraiment envie de les porter parce qu'on est convaincu que si on continue à utiliser la technologie, à développer le progrès pour le progrès, parce que c'est un peu ça qui se passe quand même aujourd'hui, on va droit dans le mur et on passe à côté de ce que ça peut vraiment apporter parfois d'utile à la société.

Tu veux dire l'innovation pour l'innovation, pas le progrès pour le progrès ?

Lou Welgryn :

Si, je pense les deux, le progrès pour le progrès, je trouve qu'il y a un peu cette fascination dans le monde de la tech en général, de juste vouloir progresser et créer des nouvelles technologies et faire les choses mieux qu'avant, alors qu'en fait, on avait peut-être que la solution initiale, c'était juste de ne pas faire cette chose du tout, et que c'est ça la bonne solution, ce qu'on a envie de garder à un monde vivable en fait.

Théo Alves Da Costa :

Pour donner un exemple de progrès de progrès, mon métier de développer et d'utiliser de l'IA, et donc la focalisation qu'on voit, c'est qu'en ce moment, il y a 50 000 benchmarks de performance des algorithmes que tout le monde essaye de battre, et il y a même des classements Elo comme aux échecs, des algorithmes, et c'est tous les jours, il y a un nouvel algorithme dit génératif qui sort, qui va battre de 1% tel algorithme selon le benchmark machin, qui va battre ensuite de 2% mais qui a baissé de 1% sur telle performance, on essaie de faire des algorithmes qui tiennent plus longtemps, avec plus de contexte, qui mettent plus de texte, qui marchent mieux quand on prend des documents longs, etc.

Tout en ce moment est drivé par faire un algorithme qui a x% de performance en plus, alors qu'en pratique, depuis les débuts de cette nouvelle vague dit générative qui a été lancée par ChatGPT il y a exactement un an (on fête les 1 an je crois cette semaine), en fait, moi j'ai pas eu de cas d'usage que je sais mieux faire depuis un an, c'est-à-dire que dès qu'on a eu accès à des technologies type ChatGPT ou équivalents, en fait c'est déjà suffisant pour faire la plupart des cas d'usage qui sont utiles.

On n'a pas besoin d'avoir plus de performance pour faire des choses, et en gros aller chercher plus de points de performance, ça n'apporte pas grand chose aux finalités qu'on va créer sur les cas qui sont utiles.

Pour parler des choses utiles, dans quelles conditions et pour quelles finalités l'IA générative peut être utile ?

Théo Alves Da Costa :

En vrai c'est pas évident, et pour être très clair, la manière dont on le voit c'est que ça peut être utilisé en tant que tel pour en général de la propre productivité, d'une organisation, d'une association, d'un individu, ou d'une entreprise, ou d'un État, en tout cas la propre productivité et le mettre dans un usage final.

Je différencie les deux parce que la propre productivité c'est un sujet qui est extrêmement important, par exemple pour coder mieux, pour coder plus rapidement, déjà plus de 50% du code aujourd'hui est IA generated, et typiquement le code de la plateforme des bombes carbone, une grosse partie a été générée par de l'IA pour aller plus vite parce qu'on n'a pas le temps, parce qu'on est bénévole, et donc on voit bien qu'en gros, les associations, les organisations de l'intérêt général, pour le coup pour leur propre productivité c'est intéressant, pour rédiger des fiches pour les bénévoles, pour savoir comment être onboardé, enfin en gros tous les gens qui n'ont peu de ressources humaines pour faire des choses, et qui n'ont pas de moyens financiers pour pouvoir le faire, c'est pas complètement bête de l'utiliser, et ça effectivement ça peut servir.

Le problème derrière c'est qu'en général parce qu'on a un peu peur, et qu'on ne sait pas trop, et qu'on n'a pas les moyens pour le faire, on ne va pas l'utiliser, et par contre derrière l'industrie extractive, productiviste, elle utilise déjà beaucoup l'IA générative, et ça on en parle assez peu, et typiquement les entreprises pétrolières utilisent de l'IA générative pour savoir mieux comment forer, comment mieux onboarder les gens sur une plateforme, ce genre de choses.

L'utiliser pour faire un peu une compétition à la productivité dans l'intérêt général, mais c'est pas complètement bête de l'utiliser comme ça.

Et après il y a l'utilisation finale, c'est à dire comment on le met, et honnêtement il y a très peu de cas qui aujourd'hui méritent d'être considérés comme à impact positif avec de l'IA générative, des milliers voire des millions de cas qui sont neutres, donc qui potentiellement ont un impact négatif, typiquement en ce moment le numéro 1 dans le GPT store, le app store de chat GPT, c'est le laundry body pour apprendre à faire sa lessive, j'ai vu qu'il y avait pareil un autre truc pour apprendre à trier, on met des photos et on apprend à trier son linge sale, et donc ça c'est ces usages qui n'ont pas de finalité genre forcément négatives ou malveillantes, mais en fait à la fin ils ont quand même eu un impact négatif, et donc des cas très utiles il y en a très peu.

On parle pas mal de l'accessibilité sur l'analyse image to text pour les gens qui ne voient pas, qui sont malentendants. Il y a pas mal d'usages utiles sur l'accès à la connaissance. Je travaille énormément avec des scientifiques sur justement la démocratisation des rapports du GIEC avec l'IA générative.

Donc il y a quelques cas mais ils sont tellement marginaux que ça, il faut d'une part en gros arrêter les cas qui servent à rien. Et d'autre part il faut quand même bien se creuser la tête pour se dire que ça pourrait servir à quelque chose et se concentrer là dessus.

Lou Welgryn :

Pour moi en fait on en revient tout le temps à la question de la finalité, c'est à dire la productivité, c'est pour aider des entreprises à arriver à mieux vendre leurs t-shirts, et du coup en vendre beaucoup plus parce qu'elles peuvent faire des pubs personnalisés qui vont leur permettre de toucher chacun de leurs clients individuellement, c'est sûr que c'est catastrophique et en fait c'est vraiment vers ce monde là qu'on s'oriente, donc c'est difficile de ne pas être très pessimiste sur les usages, même s'il y a cette fascination qu'on peut faire plein de choses plus vite et on a l'impression d'être augmenté.

Ça alimente une forme d'accélérationnisme aussi.

Lou Welgryn : Complètement.

Parce qu'effectivement on augmente notre productivité mais c'est peut-être au détriment d'autres emplois, il y a plein de questions à la fois économiques, philosophiques, de société à se poser derrière tout ça.

Lou Welgryn :

Complètement, et si on pousse le vice très loin, et ce n'est pas une dystopie parce que je l'ai vu dans une vidéo du Guardian la semaine dernière, un des co-fondateur de ChatGPT qui dit que ça va supprimer énormément d'emplois, qui prône le fait qu'il faut mettre en place le revue universel parce que ça risque de supprimer, de mettre plein plein de gens au chômage, et pas les gens auxquels on pense de manière spontanée, c'est vraiment plein de professions intellectuelles, créatives, ce n'est pas que les ouvriers dans les usines.

Et ça, ça pose des questions fondamentales aussi, parce que si l'idée c'est de plus travailler et d'avoir plus de temps pour faire des choses qui sont épanouissantes en tant qu'êtres humains, ce serait génial.

Le problème c'est qu'étant donné la concentration de ces technologies dans les mains de quelques hommes.

des hommes blancs

Lou Welgryn :

Et pas des femmes, quelques hommes blancs, et bien c'est très inquiétant sur le niveau d'inégalité aussi que ça peut générer dans le monde qui se profile.

Cette semaine j'ai entendu quelqu'un qui parlait, on parle beaucoup d'éco-anxiété, j'ai entendu quelqu'un qui parlait d'IA-anxiété, et bien je trouvais ça intéressant parce que c'est vrai que c'est inquiétant ce qui se passe.

### Elon Musk est atteint d'IA-anxiété apparemment.

(rires)

Nous avions reçu sur Techologie un data scientist déserteur. Est-ce que pour toi il vaut mieux rester, se battre ou plutôt déserter ? Ou est-ce que c'est 50 nuances de désertion ?

Théo Alves Da Costa :

Je trouve hyper intéressante cette question parce que je crois que je vois qui est cette personne, et notamment il avait participé comme moi à une tribune qui était sortie dans le Monde qui s'appelait Data Scientist, la fin du job le plus sexy du 21ème siècle.

Exactement, donc Romain Boucher.

Théo Alves Da Costa :

Et qui était hyper intéressante parce qu'effectivement en 2012 quand le métier a commencé à être créé de Data Scientist, qui aujourd'hui d'ailleurs n'a plus vraiment de sens, il n'existe plus vraiment parce qu'il a été coupé en plein d'autres métiers beaucoup plus clairs sur ce que c'est.

En tout cas quand c'est sorti ça a été dit comme effectivement le métier le plus sexy du 21ème siècle par la Harvard Business Review. Et en fait 10 ans plus tard, c'est plus tellement le cas pour plein de raisons, et ça c'est quelque chose qu'on a vu, notamment pendant le Covid, c'était assez marrant. On a gagné, je crois, on a doublé le nombre de bénévoles dans Data for Good parce que plein de gens voulaient contribuer aux biens communs quand ils étaient enfermés chez eux, et notamment ils voulaient aider sur la vaccination, ils voulaient utiliser de la data pour faire la répartition entre les différentes personnes, matcher des aides, etc.

Et ils se sont rendu compte qu'en fait ils servaient à rien, que tout seul avec son ordinateur pendant le Covid, en fait on n'était pas très très utile, on pouvait faire à la marge des petites choses, et certaines initiatives vont fonctionner comme Covid Tracker, Covid List, ce genre de choses.

Mais en fait en pratique il fallait des médecins, il fallait des médicaments, il fallait des vaccins, il fallait genre en gros des humains et de la science, etc.

Il y a une énorme désillusion qu'on a constaté de gens qui ont eu cette perte de sens totale dans leur métier, de data science, d'analyse de données, de création d'algorithmes, et qui se sont dit "en fait je ne sais pas pourquoi je fais ça, on m'a dit que c'était le métier le plus sexy du monde, et en fait en pratique je ne fais que nettoyer de la donnée dans des Excel qui sont tout pourris, et pour faire des choses qui n'ont aucun sens".

En général, les projets qui fonctionnent avec l'IA, avec l'analyse de données, c'est très souvent pour faire vendre plus de choses dans les entreprises.

Et donc forcément, dans ce cadre-là, ce n'est pas étonnant qu'on ait une petite désillusion et que plein de gens désertent, sans même parler des causes sociales et environnementales, qu'en général quand même on aggrave un peu quand on fait ce genre de choses.

Moi ça ne m'étonne pas, et je trouve ça bien qu'il y ait effectivement des gens qui disent "je déserte de mon travail", et en pratique c'est ce qu'on voit dans l'association.

Ça ne veut pas dire "déserté de la data-science", "déserté de l'algorithmie", mais en tout cas des gens qui désertent de leur travail et qui en ont juste marre et qui sont au chômage pendant un an juste pour faire des projets d'intérêt général, ça en fait on en a tous les jours des dizaines, et l'association continue d'exploser par cette désertion de l'utilisation de la data-science, notamment à des fins lucratives, sur un truc qui n'a aucun sens pour soi.

Après, est-ce qu'il faut déserter de la data-science au sens large, de l'algorithmie, de l'IA ? Honnêtement je ne sais pas, il est libre à chacun de faire ce qu'il veut, moi de mon côté non, en tout cas pas pour l'instant.

Pour plusieurs raisons, la première c'est que ça reste, en fait ma passion depuis que je suis tout petit, je code depuis que j'ai 10 ans, et c'est mon expression créative.

Je vais dire que je suis bizarre, mais quand je vois du code je trouve ça beau, et j'adore créer des choses, et quand je ne faisais pas des projets d'intérêt général, je codais des algorithmes de musique, pour m'apprendre à jouer aux échecs, je faisais des simulations, des murmurations des oiseaux, donc c'est quand les oiseaux bougent tous ensemble pour essayer de décortiquer comment ça fonctionne.

C'est mon expression créative, et quand j'ai le temps je code pour le plaisir, ça ne veut pas dire forcément faire des choses horribles, c'est juste mon expression de comme jouer à un jeu vidéo.

Est-ce que c'est utile ? On voit, et c'est ce qu'on défend, si on ne le faisait pas, on ne le ferait pas à Data for Good si jamais on ne voyait pas que c'est utile.

On sait que là avec Quota Climat on a créé une proposition de loi sur la régulation des médias, qu'on a infléchi une jurisprudence européenne sur la pêche grâce à nos données avec Bloom, qu'on a mis et formé plusieurs centaines de milliers de personnes avec l'application Deutone qu'on a aidé à créer, on a aidé des millions de personnes dans le monde à scanner l'impact environnemental de leurs produits avec Open Food Facts, et là avec les Bombes Carbone on sait qu'on a un poids dans les négociations internationales pour faire changer les choses.

Donc à cette fin-là, et toujours on est sur le sujet des finalités, ça vaut le coup de se battre pour ces usages-là qui sont extrêmement minoritaires et très utiles, et derrière ça vaut presque encore plus le coup de se battre pour justement cette lucidité face à cette mouvance technologique accélérationniste qu'on disait plus tôt, qui nécessite de remettre un peu les points sur les i, notamment pour ceux qui ne demandent rien à ce sujet-là et qui ne sont pas data scientist.

Des liens existent entre idéologie techno-optimiste, transhumanisme de la Silicon Valley, qui est en train de façonner le monde, notamment avec une promesse d'IA générale, on parle de God-IA, d'IA presque divine, et aussi des projets de géo-ingénierie climatique, toujours tenus, financés par les pontes de la Silicon Valley, Mark Zuckerberg, Elon Musk, Jeff Bezos, Bill Gates. Donc la géo-ingénierie climatique, c'est corriger le climat sans rien bouger de notre monde et continuer à consommer des énergies fossiles. Devons-nous craindre cette idéologie un peu transhumaniste, l'homme-dieu, l'homme apprenti sorcier du climat également, et si oui, comment combattre cette idéologie qui finalement se répand, puisque finalement la big tech est en train de façonner notre monde, mais aussi l'économie numérique, le fonctionnement des grandes plateformes, etc.

Théo Alves Da Costa :

Alors c'est une question hyper intéressante, et je ne sais pas si je saurais y répondre en entier, effectivement.

J'ai relu enfin en entier, pour la première fois, Homo Deus de Yuval Noah Harari qui a écrit Sapiens, qui en parle beaucoup, et notamment il parle d'un truc que j'ai trouvé hyper intéressant, que je n'avais jamais réalisé, qui fait que c'est peut-être aussi pour ça que autant de gens sont intéressés par la data, qu'on est rentré dans une phase de dataïsme dans laquelle tout est data, et qui est en fait un rêve que les scientifiques ont toujours rêvé d'avoir avec la théorie du tout, qui était plus spécifiquement sur la physique avec la théorie des cordes dans laquelle on réconcilie toutes les théories physiques, etc.

En fait la data, c'est la seule discipline opérationnelle et scientifique dans laquelle on arrive à uniformiser toutes les disciplines en même temps. En travaillant sur les données et sur l'IA, on uniformise la musique, l'art, l'économie, la science, et tout est mis sous forme de données, la santé, le fonctionnement de notre corps, etc.

Ce vecteur-là, il est hyper puissant justement pour favoriser ce transhumanisme, parce qu'on a l'impression qu'on peut comprendre tout dans le monde par la donnée et par l'intelligence artificielle.

Ça, c'est déjà une première faillite de ce système-là, qui en fait cache la complexité du monde, mais qui en même temps explique pourquoi c'est autant intéressant pour ces géants de la Silicon Valley.

Derrière, est-ce qu'on doit le craindre ? A priori, oui.

En tout cas, moi, je n'ai pas une connaissance absolue de ce sujet, mais ce qui me fait le plus peur, et ça, je crains qu'on se focalise trop sur ce débat par rapport aux impacts, moyen terme et court terme, que ces technologies-là posent tout de suite.

C'est ce qu'on voit aujourd'hui, c'est qu'en gros, ça cristallise dans le débat médiatique l'IA générale.

La semaine dernière, le fait que OpenAI aurait trouvé l'algorithme Q*, qui serait en fait un truc caché d'IA générale. Et tout le monde parle de ça.

C'est tellement genre de la science-fiction que ça vient au final dédramatiser les impacts qu'il y a tout de suite sur le monde, de discrimination, de création d'inégalités, d'impacts environnementaux, de déconnexion au réel, de création d'un nouveau mode hyper-individualisé.

Il y a tellement d'impacts négatifs tout de suite maintenant qu'en fait, j'ai un peu peur que ça dédramatise cette idéologie-là.

Il faut la combattre sur le long terme. Je ne sais pas comment, mais par contre, il ne faut vraiment pas oublier de se battre surtout contre ce que ça fait maintenant.

Je pense qu'un des sujets, ce que je vois, c'est notamment sur les imaginaires. En gros, aujourd'hui, comme c'est hyper facile de faire de la science-fiction et des films dans lesquels on vient à voir des IA god-like.

Le dernier Mission Impossible est là-dessus, tous les derniers films Netflix sont là-dessus, le méchant, c'est une IA qui est devenue rogue et qui s'est rebellée contre la Terre.

Et en fait, ça, pour moi, c'est une mauvaise chose qu'on ait ce type d'imaginaire-là qui soit propagé.

J'aimerais voir des films, des livres dans lesquels l'IA a été utilisée pour détourner des élections, pour propager des réseaux d'information qui sont complètement délirants, qui ont fait des discriminations tellement majeures que ça a mis toute une minorité en prison.

J'aimerais voir des histoires, des black mirrors beaucoup moins sensationnalistes sur le sujet, mais beaucoup plus réalistes des enjeux de tout de suite.