La numérisation des services publics, quel impact sur la précarité ?

Par Thomas Lemaire, le 09/04/2024

Capture écran du formulaire en ligne de demande de RSA

À l’heure où la pauvreté et les inégalités en France ne cessent d’augmenter et que 5,3 millions de personnes vivent avec moins de 965€ par mois1, le taux de personnes éligibles à une prestation sociale qui ne font pas la demande pour en bénéficier ne diminue pas. Ce "non-recours" est particulièrement élevé pour le revenu de solidarité active (RSA) pour des personnes sans activité. Il est de 34% d’après la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES)2 alors qu’il était de 36% en 20103.

En 2017, la demande pour la mise en place du service en ligne pour effectuer les démarches pour bénéficier du RSA a été validée par la CNIL4. Ce téléservice, poussé par le gouvernement de François Hollande depuis 2012, devait permettre de tendre vers une résorption de non-recours. Pourquoi et comment l’État français a échoué dans la réduction du taux de non recours ? Est-ce que cet échec était prévisible ? Quels enseignements pouvons-nous en tirer ?

Le dogme du tout numérique

Face à la problématique du non-recours, le choix des dirigeants français s'est porté en grande partie vers une réponse technologique. Ce solutionnisme technologique s’est désormais imposé dans la haute sphère politique comme la solution à la plupart des problèmes. Cette vision est parfaitement illustrée par les propos de Stanislas Guerini alors ministre de la transformation et de la fonction publique et interrogé sur les apports réels et les difficultés de la numérisation de l’administration. Il affirme que cette numérisation permet “d'augmenter la qualité des services en simplifiant les procédures”5, “de réduire les coûts économiques et environnementaux induits par les procédures papier, un échange accru des données entre services publics6 et une accessibilité renforcée des services publics7.

La réduction des dépenses publiques peut se défendre quand la numérisation justifie la fermeture de guichets physiques et par conséquent la baisse de coûts au niveau du personnel et des bâtiments. Cependant, il est loin d’être évident que le gain environnemental supposé sur le papier permet de compenser les impacts environnementaux à cause de la matérialité des équipements numériques, mais ce n’est pas le sujet de cet article.

La simplification des démarches, un meilleur échange d’information entre les services et une meilleure accessibilité de l’administration grâce à la numérisation apparaissent illusoires. La numérisation des rendez-vous laisse présager qu’il y a un écart entre la théorie et la réalité. Par exemple, alors qu’il était facile de prendre un rendez-vous par téléphone ou en physique dans les cabinets d’ophtalmologie dans la métropole lilloise, les patients sont désormais obligés de passer par la plateforme Doctolib. Cela occasionna une scène surréaliste où une personne âgée qui habite à quelques dizaines de mètres de son cabinet d’ophtalmologie, s’est vue refusée la prise de rendez-vous en physique après s’être déplacée à pied8.

Le défenseur des droits rappelle régulièrement à l’État français qu’une numérisation à marche forcée de l’administration implique des complications pour une partie des français. Comme le signale l’Insee dans son dernier rapport de 2023, 15% des personnes sont en situation d’illectronisme, c’est-à-dire en difficulté à utiliser des appareils ou des outils numériques9. Pour répondre à cet obstacle dans le déploiement des téléservices, un Pass numérique accessible à cette partie de la population française a été mis en place en 2018. Ce dispositif donne droit à des formations d’accompagnement numérique. Malheureusement, la Cour des Comptes s’est montrée très sévère en 2021 en constatant que ce mécanisme “n’a donné aucun résultat probant” du fait d’un mauvais ciblage des personnes bénéficiaires et d’une lenteur de déploiement10. Sans parler d’échec, les effets du Pass numérique restent très décevants et le dispositif n’est pas assuré de durer au-delà de 202411.

Cette approche techno-centrée des services publics “s’inscrit majoritairement dans une approche solutionniste”, remarquait en 2021, le Centre National de la Fonction Publique Territoriale (CNFPT)12. Dès 2013, un rapport sur les dispositifs de soutien aux revenus modestes et remis au premier ministre qualifiait la numérisation totale des démarches administratives de “contre-productif”13. Ces propos font écho à ceux de Jean-Louis Haurie, directeur général de la CAF de Paris, qui s’inquiétait aussi fin 2013 que “l’amélioration de nos coûts de production liée à l’informatisation aboutit à un effet inverse, qui est celui de renforcer la complexification des droits”14.

Pourtant, nos dirigeants français continuent de porter ce dogme du tout numérique comme un étendard et qui repose sur un biais de confirmation : tous les français sont capables d’accéder à des équipements numériques et arrivent à utiliser les outils numériques. Ce biais met de côté à la fois des travailleurs sociaux et de nombreux usagers des services publics.

Des travailleurs sociaux en difficulté

Face à ces services numériques déployés sans recul, les premières personnes concernées sont les travailleurs sociaux. Subissant une transition numérique envisagée “essentiellement dans ses dimensions techniques et réglementaire”15, ces fonctionnaires ont vu leurs conditions de travail se dégrader. Parmi les difficultés rencontrées, la sédentarité et les troubles physiques, la fatigue des yeux due au travail sur écran, la charge mentale et cognitive, l’isolement et la déshumanisation dans la relation avec les collègues et les usagers des services publics sont particulièrement remontés. La culture de l'instantanéité est également perçue de manière très négative16. Les directions des centres de services publics font part de leur côté de carence dans le dialogue entre les directions des systèmes d’information étatiques et les directions métiers et à laquelle s’ajoute une externalisation de l’expertise numérique17.

La faible prise en compte du métier des agents administratifs dans cette vague de numérisation est la plus visible dans les témoignages des travailleuses sociales les plus expérimentées. Ces femmes rappellent que la valeur ajoutée de leur travail réside dans l’évaluation sociale, c’est-à-dire “la relation d’aide, l’entretien et l’analyse globale de la situation de la personne” et dans un accompagnement spécifique grâce à la “la maîtrise et la prescription d’aides ou de prestations sociales voire l’orientation vers d’autres professionnels”. En parallèle, elles sont très réservées sur les apports des outils numériques qu’elles associent plus aux tâches ingrates (ou au "sale boulot” comme elles les nomment) par rapport à “la mise en place de mesures de protection sociale qui relèvent les tâches nobles du métier”18.

Pour illustrer, les formulaires numériques sont principalement constitués de cases à cocher et les espaces d’écriture sont considérablement réduits. Cette restriction dans ce qu’elles appellent “l’écriture pour soi” les empêchent désormais d’expliquer des situations complexes aux autres services et aggravent inexorablement leur travail de soutien aux personnes qui n’entrent pas dans les cases prévues par les services numériques19.

Cette numérisation a aussi justifié une modification de leurs tâches. Les travailleuses sociales doivent désormais s’assurer du contrôle des bénéficiaires et de la mise en demeure en cas de manquement de leurs devoirs. Elles rencontrent également des situations contraignantes comme “la manipulation d’identifiants ou de mots de passe” qui les placent “en porte-à-faux sur la question de la confidentialité des données personnelles”20.

Toutefois, les absences de véritable synergie et de coopération dans la mise en place d’outils numérique dans l’administration publique n’expliquent pas à elles seules les difficultés rencontrées par certains agents administratifs. Ces nouvelles technologies nécessitent aussi des nouvelles compétences. Les agents doivent donc se professionnaliser pour intégrer de “nouvelles pratiques de relations” aux administrés21.

Face à cette numérisation forcée, ils subissent alors une “accélération des processus d’acculturation aux outils et usages numériques” et une “autonomisation croissante”22 seuls devant un écran alors que l’identification des compétences requises n’est que très rarement prise dans une “une logique proactive ou prospective”23.

Bien qu’il soit peu considéré par les pouvoirs publics, ce besoin d’adaptation à la numérisation est sérieusement pris en considération par le CNFPT dans son rapport de 2021. Des actions ont été entreprises pour accompagner les agents face à la complexité rencontrée des outils numériques. Et que dire des difficultés vécues par les potentiels bénéficiaires !

Une précarité accentuée

Pour bénéficier d’aides et de prestations sociales, des usagers des services publics font désormais face à des obstacles posés par la numérisation de l’administration. Le premier d’entre eux est l’accès aux démarches numériques. Un constat, sans appel, est que plus de 10 millions de personnes connaissent de grandes difficultés avec les outils numériques en France24. Elles sont plus fortes chez “les individus les moins diplômés, qui disposent d’un niveau de vie faible ou qui résident en zone rurale”25. D’autre part, “plus de 60% des démarches administratives en ligne demeurent encore « hors de portée » des personnes en situation de handicap”26.

Cette faible accessibilité aux services en ligne est renforcée par des choix des institutions publiques portés uniquement par une politique de réduction des coûts et justifiés par les services à distance. Ainsi, pour optimiser les agendas des agents, les rendez-vous au sein de ces agences doivent se faire en ligne alors que peu de motifs dans la liste pré-établie du formulaire permettent l’accès à un entretien avec un travailleur social. “Les points d’accès ruraux aux Caisses d’Allocations Familiales ou encore à la Mutualité Sociale Agricole ont été supprimés”27 au profit d’une centralisation dans des plus grandes villes. L’accès à un accompagnement devient alors un parcours du combattant pour les personnes vivant en zone rurale et en situation précaire d’autant plus si celles-ci n’ont pas de voiture.

Même après cette première embuche passée, les complications restent bien présentes. Les démarches administratives, déjà intrinsèquement complexes en format papier, sont totalement transférées vers les usagers28. Pour des personnes initialement peu à l’aise avec la maîtrise de la langue, de l’écrit mais également avec le langage administratif, l’effort pour effectuer une démarche est accentué par l’usage d’internet29. En effet, les téléservices demandent des compétences comme “numériser des documents, naviguer sur un site web, y trouver les informations recherchées, cocher les bonnes cases”. Ces opérations qui peuvent paraître “enfantines aux uns, sont hasardeuses ou extrêmement compliquées pour d’autres”30. Face à cette complexité des services et des démarches en ligne, une lassitude et un sentiment d’abandon s’installe alors chez des usagers31.

En plus d’un transfert du travail des agents vers les usagers, il y a eu aussi un transfert des responsabilités. Désormais, ”si l’usager se trompe, n’y arrive pas, n’est pas équipé ou connecté, ne comprend pas ce qui lui est demandé, il lui revient de se débrouiller pour réussir” à effectuer sa démarche32. Cette décharge vers les administrés peut avoir des conséquences lourdes.

Un exemple parmi d'autres : une personne qui n’a pas accès à internet et qui a l’habitude de faire ses démarches dans un centre fermé pendant les vacances d’été s’est vue mettre fin à ses droits pour défaut de déclaration33. “Sans possibilité d’alternative par courrier, des usagers sont privés d’accès à un service et n’ont pu faire valoir leurs droits34.

Face au coût élevé des connexions internet, les personnes économiquement vulnérables se retrouvent alors démunies car elles doivent désormais “faire le choix entre se nourrir et avoir accès à internet pour réaliser une démarche leur permettant d’accéder à leurs droits”35. Pour finir, la population la plus pauvre devient totalement dépendante de la solidarité locale, associative et familiale pour bénéficier de leurs droits36.

Un questionnement de notre solidarité

Comme le déclarait, Joseph Wresinski, fondateur du mouvement ATD Quart-monde, la “précarité peut compromettre la capacité à assumer ses responsabilités et à accéder à ses droits par soi-même”. Cette incapacité est d’autant plus probable lorsqu’une personne en détresse est seule et abandonnée face à un écran. L’accompagnement des personnes précaires reste donc essentiel. Vouloir résoudre des problèmes sociaux grâce aux nouvelles technologies tient alors plus d’une croyance irrationnelle qu’une politique réaliste.

De plus, de l’avis du CNFPT, numériser les services publics appelle à “la déshumanisation des villes, la relégation du citoyen au rang d’un client et fournisseur de données”37. Notre humanité et notre rapport à l’autre, et plus spécialement aux personnes en forte difficulté, sont ainsi questionnés. Les directives étatiques poussent les travailleurs sociaux à désormais ne gérer que des dossiers numériques avec une perte relationnelle humaine certaine. De l’autre côté de l’écran, les usagers qui sont forcés à utiliser les services publics numérisés et qui n’y arrivent pas, subissent “une forme de maltraitance institutionnelle” et un repli sur soi accentué38.

Les outils numériques tels qui sont déployés aujourd’hui par les institutions, invisibilisent encore plus la pauvreté et mettent à mal notre solidarité vis-à-vis des plus précaires. Aucun service numérique ne peut effacer le sentiment de honte, la perte de confiance en soi, la défiance vis-à-vis des institutions ou encore la méconnaissance des aides pour les personnes isolées et précaires39. Pire, cette numérisation participe au creusement des inégalités et marginalise encore plus les plus pauvres d’entre nous.

Face à la pauvreté grandissante en France, il est par conséquent nécessaire d’effectuer un électrochoc parmi les professionnels du secteur numérique, et particulièrement ceux qui conçoivent et développent les services numériques : la numérisation n’est pas synonyme de progrès social !

Il est indispensable d’arrêter de croire que cette partie de la population est responsable de sa situation. Non, une personne en situation de précarité ne l’est pas parce qu’elle l’a choisie ! Les acteurs et actrices développant des outils numériques, quel que soit le secteur, public ou privé, doivent prendre conscience qu'au lieu d'améliorer les choses, elles peuvent contribuer à une accentuation de la marginalisation des plus pauvres. Le meilleur moyen pour comprendre les véritables problématiques est d'aller à la rencontre des travailleurs sociaux, des associations qui accompagnent les plus démunis et même des personnes les plus précaires.

Aller vers les plus pauvres ou les associations qui les accompagnent, détecter les personnes les plus précaires, faire preuve d’empathie et de solidarité devraient animer en priorité les décisions de l’État français. Dans ce contexte là, des outils numériques très simples faciliteraient peut-être le quotidien des travailleurs sociaux et seraient pertinents. Toutefois, cela nécessiterait avant tout une bonne analyse et compréhension des problématiques réellement vécues et des conditions de travail des usagers et agents administratifs. En résumé, tant qu'un problème, quel qu'il soit, n’est pas vraiment étudié et assimilé, mettre en place de la numérisation ne doit jamais être engagé.

Sources

  1. Observatoire des inégalités, Novembre 2023
  2. Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, Février 2022
  3. Rapport final du Comité national d’évaluation du RSA, Décembre 2011
  4. Délibération n°2017-039, CNIL, 23 février 2017
  5. Réponse de Stanislas Guerini lors de questions au gouvernement au Sénat, le 13 juillet 2023
  6. Réponse de Stanislas Guerini lors de questions au gouvernement au Sénat, le 28 avril 2022
  7. Communiqué de presse de Stanislas Guérini, le 18 novembre 2022
  8. Cette scène a été vécue directement par l’auteur le 14 avril 2023
  9. Institut national de la statistique et des études économiques, 22 Juin 2023
  10. Rapport public annuel 2021, Tome II, Cour des Comptes, Mars 2021
  11. Pass numérique : les dessous d’un déploiement trop lent, La Gazette des Communes, 27 Juin 2023
  12. Rapport “Les impacts de la transition numérique sur les métiers de la fonction publique territoriale”, p12, CNFPT, Octobre 2021
  13. Rapport “Réforme des dispositifs de soutien aux revenus d’activité modestes”, p46, Christophe Sirugue, Juillet 2013
  14. Actes du colloque organisé par le Défenseur des droits, 2 décembre 2013
  15. Rapport “Les impacts de la transition numérique sur les métiers de la fonction publique territoriale”, p25, CNFPT, Octobre 2021
  16. Rapport “Les impacts de la transition numérique sur les métiers de la fonction publique territoriale”, p51, CNFPT, Octobre 2021
  17. Rapport “Les impacts de la transition numérique sur les métiers de la fonction publique territoriale”, p33, CNFPT, Octobre 2021
  18. Réception de l’e-administration par les professionnels et mutation du travail social, Informations Sociales, Janvier 2022
  19. Les travailleuses sociales face à la dématérialisation des services publics, Revue des politiques sociales et familiales, Avril 2022
  20. L’autonomie administrative à l’épreuve de la dématérialisation, Revue des Sciences Sociales, 2023
  21. Rapport “Les impacts de la transition numérique sur les métiers de la fonction publique territoriale”, p19, CNFPT, Octobre 2021
  22. Rapport “Les impacts de la transition numérique sur les métiers de la fonction publique territoriale”, p51, CNFPT, Octobre 2021
  23. Rapport “Les impacts de la transition numérique sur les métiers de la fonction publique territoriale”, p57, CNFPT, Octobre 2021
  24. Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, p7, Défenseur des droits, 2022
  25. Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, p14, Défenseur des droits, 2022
  26. Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, p31, Défenseur des droits, 2022
  27. Ethnographie des parcours d’accès au RSA en milieu rural, Gouvernement et action publique, Mars 2018
  28. Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, p23, Défenseur des droits, 2022
  29. Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, p39, Défenseur des droits, 2022
  30. L’autonomie administrative à l’épreuve de la dématérialisation, Revue des Sciences Sociales, 2023
  31. Rapport “Les impacts de la transition numérique sur les métiers de la fonction publique territoriale”, p19, CNFPT, Octobre 2021
  32. Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, p58, Défenseur des droits, 2022
  33. Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, p28, Défenseur des droits, 2022
  34. Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, p14, Défenseur des droits, 2022
  35. Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, p40, Défenseur des droits, 2022
  36. Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, p64, Défenseur des droits, 2022
  37. Rapport “Les impacts de la transition numérique sur les métiers de la fonction publique territoriale”, p15, CNFPT, Octobre 2021
  38. Dématérialisation des services publics : trois ans après, où en est-on ?, p24, Défenseur des droits, 2022
  39. Ethnographie des parcours d’accès au RSA en milieu rural, Gouvernement et action publique, Mars 2018

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