Le numérique de demain avec les équipements d'hier
Épisode 63 publié le 03/02/2022
Benjamin Ninassi
Ingénieur de recherche, chef de projet informatique dédié à la médiation scientifique et à l'innovation pédagogique dans la direction scientifique à l'Inria, spécialiste des impacts environnementaux des technologies numériques, Benjamin Ninassi est également membre du Groupement de service EcoInfo, pour une informatique éco-responsable et de l'INR, l'Institut du Numérique Responsable.
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Sommaire
- Qu'est ce que l'Inria ?
- Qu'est ce que ClassCode ?
- Quels sont les éléments à retenir sur les impacts environnementaux du numérique ?
- Mooc : objectifs et contenu
- Comment en est-il arrivé à s'intéresser au sujet numérique et environnement.
- L'écoconception de service numérique
- Sensibiliser et former les équipes IT
- Comment éviter le greenwashing
- Comment faire bouger les lignes dans les grandes organisations
- Techno-solutionnisme
- Lectures conseillées
En savoir plus
- ClassCode
- MOOC Impacts environnementaux du numérique de l'INRIA
- Green Patterns (et non "Green Code" comme indiqué dans l'épisode)
Transcription
Extrait de l'interview
"Le vrai enjeu pour moi c'est vraiment de concevoir des services numériques de demain mais qui tourneront sur les équipements d'hier"
Benjamin Ninassi, tu es ingénieur de développement logiciel, chef de projets dédié à la médiation scientifique et l'innovation pédagogique dans la direction scientifique à l'Inria (Institut national de recherche en informatique et en automatique), tu étudies les impacts environnementaux des technologies numériques et tu es membre du groupement de services EcoInfo pour une informatique éco-responsable, mais aussi de l'INR l'Institut du Numérique Responsable
Oui, tout à fait, et juste une petite précision pour la communauté Techologie, aujourd'hui je suis là en tant que citoyen sur mon temps libre, c'est juste pour que ma parole soit un petit peu plus libre que si je venais représenter une institution ou une autre.
Très bien est-ce que tu veux compléter cette présentation, est-ce que tu peux nous parler de l'Inria ? On ne connaît finalement pas tellement bien l'Inria.
L'Inria c'est l'institut national en sciences et technologies du numérique, c'est neuf sites géographiques sur lesquels on a un peu plus de deux cents équipes de recherche qui travaillent sur des sujets de recherche liés au numérique. Alors c'est très vaste, on va avoir des chercheurs spécialisés en simulation numérique, d'autres qui vont travailler sur des mathématiques financières, d'autres qui vont travailler sur le numérique et la santé, le numérique et l'environnement, la modélisation des écoulements de fluides pour prévenir des catastrophes naturelles par exemple. On a vraiment tous les champs scientifiques qui peuvent de près ou de loin avoir un sujet lié au numérique ou pour lequel le numérique peut apporter des solutions à travers sa puissance de calcul.
Est-ce que tu as participé à l'application Tousanticovid ?
Non, sur cette application là, ce sont des chercheurs qui sont plutôt spécialisés dans les outils de traçage, dans la communication sans fil et dans la protection des données personnelles qui ont travaillé sur l'appli.
Je te taquine un peu et te pose la question uniquement parce que l'Inria a été pas mal médiatisé à ce moment-là avec l'ouverture du code source de Stopcovid etc.
Oui, j'allais dire que l'inria est aussi au service des politiques publiques, donc Tousanticovid est un des exemples, peut-être le plus médiatique ces derniers temps, pour lequel l'Inria est venu contribuer aux politiques publiques. Mais il y a beaucoup d'autres sujets sur lesquels l'Inria vient donner son appui autour du numérique et de l'éducation au numérique et à l'agroécologie.
Je le disais en introduction, tu travailles sur la médiation scientifique et l'innovation pédagogique, au sein de ClassCode, tu peux nous en dire un peu plus ?
Il y a plusieurs sujets différents, la médiation scientifique c'est venir expliquer à la société l'impact des recherches qui sont effectuées au sein de l'institut, comment est-ce qu'on construit la connaissance, le savoir et développer l'esprit critique chez nos citoyens. Ce sont les objectifs de la médiation scientifique.
Ça va être à travers des expérimentations en présentiel pendant des événements comme la fête de la science, ça va être à partir de création de contenus pédagogiques ludiques pour sensibiliser et former l'ensemble du grand public à ces sujets-là, ou ça peut être des projets un peu plus spécialisés ; on a un des projets de médiation scientifique en ce moment qui est d'envoyer des chercheurs au sein des classes de seconde pour sensibiliser les élèves à l'intérêt de prendre des options scientifiques dans les choix d'options entre la seconde et la première avec la réforme des programmes.
ClassCode c'est un des projets de médiation scientifique qui a été créé en 2015-2016, financé par un programme d'investissements d'avenir. À l'époque, le gouvernement avait introduit dans les programmes scolaires des notions d'informatique et de sciences du numérique, seulement les enseignants n'y étaient pas forcément préparés. L'objectif de ClassCode a donc été de créer des communautés d'enseignants qui venaient apprendre comment enseigner les bases de l'informatique à l'école. On a créé tout un tas de contenus pédagogiques a travers ce projet-là pour permettre aux enseignants et aux éducateurs de pouvoir initier les jeunes à la pensée informatique.
C'est un projet qui a plutôt très bien marché, on avait formé en l'espace de quatre ans plus de quatre-vingt mille personnes, et du coup derrière, comme le besoin était toujours présent, ce projet, qui est basé sur un programme d'investissements d'avenir, s'est transformé en une association. Depuis deux ans ClassCode est indépendante. L'Inria continue d'y contribuer comme d'autres partenaires y contribuent!. C'est une association qui a pris son envol et qui continue à produire, à référencer et indexer des ressources pédagogiques pour permettre aux communautés d'enseignants de pouvoir initier les jeunes à la pensée informatique quels que soient les sujets.
Je le disais en introduction, tu t'intéresses aux impacts environnementaux du numérique et des technologies, à ceux qui découvriraient le podcast Techologie aujourd'hui, quelles sont pour toi les éléments à retenir sur les impacts environnementaux du numérique ?
Alors l'élément le plus important, mais j'espère que ceux qui écoutent le podcast Techologie l'ont suffisamment entendu aujourd'hui, c'est la fabrication des équipements. Ça va être là que les impacts environnementaux du numérique sont le plus concentrés et donc...
C'est pas nettoyer les mails ? (rires)
Non c'est pas nettoyer les mails, mais on va y revenir justement, c'est un vrai sujet ça.
Donc, s'il y a un bon geste à retenir, c'est d'essayer de conserver vos équipements le plus longtemps possible, si vous êtes vous-même utilisateur, et si vous êtes concepteur de services numériques, c'est de faire en sorte que les services numériques que vous créez, que vous allez créer demain, fonctionnent sur des équipements d'hier,
à la fois dans un souci de résilience, mais aussi dans un souci de réduction des impacts environnementaux du numérique.
La référence aux mails est intéressante, parce que effectivement, très souvent, on a des communications, des publications sur le poids carbone d'un mail, sur le poids carbone du stockage d'une donnée ou d'un flux vidéo.
On a même des mails sur l'impact du mail...
Voilà... on a même des mails sur l'impact du mail.
Moi je suis toujours un peu embêté avec des chiffres précis qui vont quantifier des choses qui ne sont en réalité, scientifiquement parlant, pas vraiment quantifiables. Et en fait, il y a la déformation de l'utilisation de la moyenne, qui est un outil mathématique qui est très puissant et qui est pertinent dans certains cas. Si on veut par exemple calculer la consommation d'essence moyenne d'une voiture en France, pour ça la moyenne est très bien parce qu'on prend l'ensemble du parc des voitures, on prend l'ensemble de la consommation de l'ensemble de ce parc de voitures et on va faire une moyenne et ça va avoir du sens de faire ça. En ce qui concerne le numérique, ça n'a pas vraiment de sens quand on parle de l'impact carbone d'un mail parce que la plupart des équipements numériques qui sont alimentés et interconnectés pour faire en sorte qu'internet fonctionne n'ont pas une consommation énergétique qui va être linéaire en fonction de leur taux de charge et de leur taux d'occupation. La plupart du temps, que vous envoyiez ou que vous n'envoyiez pas votre mail, ça ne va pas changer la consommation électrique de ces équipements là. Par contre, là où il faut être vigilant, parce que le numérique a quand même réellement des impacts, c'est que plus on va augmenter les usages ou créer de nouveaux usages, plus on va avoir besoin d'améliorer et d'augmenter les infrastructures et donc, plus on va rajouter et créer d'équipements. J'ai l'impression que toutes les messages qui communiquent autour de l'impact carbone d'un mail ou d'une donnée de manière très granulaire et parcellaire, c'est un peu contre-productif parce que c'est très vite debunké quand on commence à s'intéresser aux chiffres et à regarder comment ils ont été calculés. Du coup, ça donne du flou et ça brouille un peu le message qui est réel, que le numérique a des impacts.
On est capable de quantifier l'impact des équipements eux-mêmes et de leur production, par contre aujourd'hui quantifier l'impact très granulaire d'une fonctionnalité d'un service numérique, c'est quelque chose qu'on ne sait pas faire et qui n'aurait pas beaucoup de sens.
Venons-en au mooc (Massive Open Online Course, formation à distance ouverte) de l'Inria sur les impacts environnementaux du numérique. C'est un mooc auquel tu as participé, en tout cas dans sa construction.
Alors, dans sa construction, et puis j'ai eu l'honneur de pouvoir y participer aussi en tant qu'auteur. C'est déjà une très bonne nouvelle la création de ce mooc. En fait historiquement, à travers notre partenariat avec ClassCode, on a très régulièrement des demandes émanant du ministère de l'éducation nationale pour construire des contenus pédagogiques sur des sujets connexes au numérique. Et là, on a eu une demande, c'était en début de l'année 2020, de créer un contenu pédagogique pour permettre aux enseignants de seconde et de première de NSI (Numérique et Science Informatique) et de SNT (Sciences Numérique et Technologie) de pouvoir sensibiliser les lycéens aux impacts environnementaux du numérique.
On s'est un peu lancé dans l'aventure en allant rechercher des expertises partout où elles existaient dans les différents collectifs, donc chez EcoInfo, du côté de l'INR, dans le monde académique et on a décidé de créer un mooc avec une cible un peu plus étendue, puisqu'effectivement on a toujours les éducateurs et les enseignants comme cible, mais on a également le grand public qu'on voulait être capable de sensibiliser à travers des contenus qui soient accessibles à tous.
Les objectifs de ce mooc c'est d'une part comprendre les impacts du numérique sur l'environnement. Alors quand je dis ses impacts, c'est à la fois ses externalités positives et ses externalités négatives, parce que très souvent le numérique est mis en avant comme étant un levier de la transition énergétique et écologique, et effectivement il y a des externalités positives au numérique il faut pas les oublier.
Être capable également de questionner les indicateurs, les données - un peu ce que je viens de faire à travers l'exemple du mail - essayer de comprendre comment les chiffres sont produits et ce qu'ils veulent réellement dire. Essayer d'identifier des possibilités d'action pour un numérique un peu plus soutenable. Essayer de développer un regard critique sur la place du numérique dans le monde actuel. Et puis surtout essayer de diffuser cette sensibilisation, de permettre aux gens qui vont suivre le mooc de sensibiliser leurs élèves si ce sont des enseignants, mais également leurs proches, pour ce qui concerne le grand public, en utilisant des ressources du mooc, puisque parmi les ressources il y a des vidéos, des fiches à lire avec du texte et du contenu, mais également des activités un peu plus interactives, ludiques qu'on peut utiliser pour sensibiliser nos proches à ces sujets-là.
Quel est le contenu du mooc, qu'est-ce qu'on peut y trouver ?
On a un mooc en quatre parties. On a une première partie sur la compréhension des impacts environnementaux du numérique, on parle beaucoup du bilan carbone et des impacts carbone parce que dans le contexte de la crise climatique qui arrive c'est un indicateur très important mais le numérique a tout un tas d'autres impacts environnementaux : l'acidification des sols, des océans, la pollution de l'eau, ou l'occupation des sols, l'appauvrissement des ressources naturelles, en fait il y a tout un tas d'autres impacts environnementaux dont il faut avoir conscience. Surtout que dans un pays occidental comme le nôtre, ce sont des impacts qui sont invisibles chez nous, donc c'est assez important de comprendre où ils sont situés et quels sont éventuellement les enjeux géopolitiques associés à ces impacts. Être capable également de questionner les indicateurs, tout ça fait partie de la première partie, de comprendre les outils mathématiques qui sont utilisés et de comprendre comment les mesures des indicateurs qui sont souvent mis en avant sont effectuées.
La deuxième partie va se concentrer sur les équipements, en détaillant et en expliquant qu'est-ce qu'une analyse de cycle de vie, comment est-ce que les équipements sont produits, transportés, utilisés, qu'est-ce qu'on sait de la fin de vie des D3E (DEEE - déchets d'équipements électriques et électroniques) aujourd'hui, comment les ressources minérales nécessaires sont produites et extraites pour produire les bijoux technologiques qu'on utilise au quotidien. On va également évoquer dans cette deuxième partie les effets rebonds, les phénomènes d'obsolescence programmée et l'impact de l'économie circulaire.
Ensuite on va avoir une troisième partie qui va être plus orientée sur les services numériques eux-mêmes. Pour comprendre l'ensemble des infrastructures qui vont se cacher derrière internet, derrière le web. Être capable de faire une analyse de cycle de vie d'un service numérique, sans aller jusqu'à un niveau professionnel, mais au moins en comprendre les grandes étapes, et puis avoir une meilleure compréhension des outils de mesure qui existent sur les services numériques et des bonnes pratiques qu'on peut adopter en tant qu'internaute ou en tant que concepteur de services - quelle que soit son implication dans la conception d'un service, ça ne concerne surtout pas que des équipes techniques, mais ça va concerner aussi des gens qui ont des bonnes idées.
Et puis enfin on a une dernière partie. La dernière partie a été un peu compliquée à concevoir, on sortait un peu de la zone de confiance de l'Inria puisque là, on va s'intéresser pas seulement à un niveau technologique et technique, mais également aux impacts économiques et sociétaux du numérique. On ouvre un peu dans cette dernière partie avec du contenu qui a été produit par des chercheurs des sciences humaines et sociales, sur les controverses sociotechniques par exemple, sur l'anticipation des impacts d'une nouvelle technologie ou d'un nouvel usage, et sur comment essayer de faire le tri entre les informations parfois contradictoires relayées dans les médias.
En fait l'objectif de ce mooc, comme comme tous les contenus qu'on a co-produit Inria / ClassCode, c'est d'essayer d'éveiller la conscience citoyenne aux enjeux liés à l'utilisation du numérique et de permettre à l'ensemble de nos concitoyens de pouvoir prendre en main leur destin numérique. Que ça soit pour faire des choix en tant que consommateur, savoir quel matériel acheter, quand jeter, quand recycler, mais également en tant que citoyen pour savoir pour quel programme politique voter et pour comprendre un peu mieux les enjeux autour des nouveaux chantiers d'infrastructures, comme celui de la 5G par exemple.
Juste pour préciser, dans l'approche pédagogique, on a plusieurs niveaux de lecture dans ce mooc, on peut le faire de manière très rapide, juste pour se sensibiliser en quelques heures, en dévorant les vidéos, mais on peut avancer d'une manière beaucoup plus fine, lire l'ensemble des fiches concept. En effet, pour chaque partie, on a demandé à plus d'une trentaine d'experts - d'ecoInfo, de l'INR, de l'Inria - d'aller rédiger des contenus avec différents niveaux de lecture. Donc, si vraiment on veut creuser plus en profondeur certains sujets comme celui de l'extraction minière par exemple, il y a une fiche concept dans le mooc qui permet de creuser le sujet. L'ensemble de ces contenus sont disponibles sous licence open source, donc vous pouvez non seulement les dévorer mais également les réutiliser de votre côté pour sensibiliser et former vos proches autour de vous.
Et il y a également des bibliothèques de ressources associées à chacune des parties pour aller plus loin et d'ailleurs je pense que le podcast Techologie doit y être référencé en tant que ressources complémentaires.
Merci !
Et est-ce qu'à la fin on a une certification ? Si on a finalisé le mooc, qu'est-ce qu'on obtient ? Une médaille en chocolat ou autre chose ?
Alors oui, je n'en ai pas parlé. Le mooc est accessible sur FUN, la plateforme de mooc France Université Numérique. L'objectif n'est pas d'aller vers une certification de compétences et de connaissances, par contre on délivre une attestation de suivi avec succès. C'est la plateforme FUN qui permet de délivrer cette attestation de suivi qui fait que vous pouvez valoriser le fait d'avoir passé du temps à suivre le mooc. Notre objectif n'est pas tant d'en faire un outil qui serve à certifier ou à valoriser les parcours, c'est vraiment un outil de sensibilisation, de formation et d'éveil à la curiosité citoyenne sur ces sujets-là.
Tu parlais des contributeurs, beaucoup issus de la recherche ou de l'enseignement, est-ce qu'il y a eu des contributeurs des entreprises, des start-up, pour avoir des retours terrains, ou des institutions publiques ?
Oui, on a effectivement une grande majorité de contributeurs académiques, mais on a aussi des contributeurs comme Julie Orgelet, par exemple, de la société DDemain, qui est une spécialiste en Analyse du Cycle de Vie de services numériques. On a aussi Laurent Devernay, qui travaillait chez Simplon à l'époque et qui aujourd'hui a rejoint Greenspector je crois, donc on a quand même quelques contributeurs qui viennent du monde de l'entreprise qui sont venus apporter leur pierre à l'édifice. Pas autant qu'on souhaiterait... On a vraiment besoin de créer autour de ces sujets-là des passerelles durables entre le monde académique et le monde industriel parce que l'un a besoin de l'autre, dans les deux sens d'ailleurs, pour se nourrir à la fois des concepts théoriques, des progrès scientifiques et de la construction du savoir qui a lieu dans le monde académique, mais également des données, des contextes opérationnels et de la réalité du terrain qui se passe dans le monde de l'entreprise. On a vraiment besoin de "synergiser" les deux mondes autour de ces sujets-là.
Et toi comment es-tu arrivé à t'intéresser à ce sujet numérique et environnement ?
J'ai commencé autour des années 2010, le premier livre qui m'a interpellé sur ce sujet s'appelait Green Code. L'objectif du livre était de donner quelques bonnes pratiques aux développeurs de logiciels pour tenter d'améliorer les performances de leurs applications à travers la réduction des impacts environnementaux des développements qui étaient produits. Et c'est vrai que quand j'ai dévoré ce livre, je suis un peu restée sur ma faim. L'état de la connaissance à l'époque n'était quand même pas hyper poussé, on avait l'impression finalement que réduire les impacts environnementaux, ça revenait à améliorer les performances de son application. Et concrètement, dans ma vie de tous les jours, je me suis rendu compte qu'on avait quand même une consommation assez importante d'équipements numériques qui avaient une obsolescence assez courte, avec les tiroirs qui se remplissent de claviers, de souris usagées, de téléphones portables, d'écran qui sont changés puisque leur taille devient trop petite par rapport au standard, et ça a commencé à m'interpeller sérieusement. Alors, pas tant sur la partie consommation énergétique mais vraiment sur la partie production de matériel.
Un des déclics vraiment important que j'ai pu avoir - je suis pianiste en dehors de de ma vie professionnelle - et j'avais un piano numérique depuis un peu plus d'une dizaine d'années qui marchait très bien, dont je prenais très soin et dont la mécanique est parfaite. Et il est tombé en panne électronique et je n'ai trouvé personne sur le territoire national capable d'intervenir dessus et de le réparer. Tous les réparateurs m'ont dit qu'il y avait probablement un composant électronique qui était défectueux mais ils n'arrivaient pas à identifier exactement lequel, et leur seule solution, c'était de changer la carte électronique complète présente dans le piano. Sauf que cette carte ne se fabriquait plus, puisque le fabricant, à partir du moment où les équipements étaient sortis de la période de garantie, ne fabriquait plus les cartes électroniques. On se retrouve donc avec un meuble, un joli meuble, qui mécaniquement est encore en parfait état mais dont on sait plus quoi faire puisqu'il nous manque la connaissance, la capacité de résilience autour des composants électroniques.
Et là, ça a commencé à m'interpeller parce qu'on est capable de réparer un piano qui a trois cents ans avec une expertise artisanale qu'on a su conserver, par contre on est incapable de réparer un piano qui a moins de dix ans.
Il y a là une vraie question de résilience qui se pose par rapport aux usages du numérique et c'est à travers cet axe que j'ai commencé à rentrer dans le sujet.
La création du mooc a aussi été un bon moyen de mise en contact avec les différents experts, c'est là où j'ai rencontré notamment le directeur scientifiques de l'Institut du Numérique Responsable qui m'a aussi, d'une certaine manière, éveillé l'esprit à travers sa formation à l'ensemble des impacts environnementaux dont je n'avais pas forcément conscience autour du numérique. Et puis c'est ce qui m'a donné envie de rejoindre le groupement de services EcoInfo, et une fois qu'on a mis les pieds dedans, je pense qu'on peut difficilement en sortir.
Tu en as un petit peu parlé, l'écoconception de services numériques selon toi qu'est-ce que c'est, quels sont les enjeux, comment mettre en place une éco-conception de services numérique ?
Alors j'en ai un tout petit peu parlé tout à l'heure, le vrai enjeu pour moi c'est vraiment de concevoir des services numériques de demain, mais qui tourneront sur les équipements d'hier. Parmi les chantiers auxquels j'ai eu l'occasion de contribuer au sein de l'INR, il y a notamment la création du guide de bonnes pratiques de conception responsable de services numériques, et une de mes fiertés, entre guillemets, c'est d'avoir réussi à faire en sorte que parmi ces bonnes pratiques, il y ait une bonne pratique qui concerne le questionnement de l'utilité du service numérique qu'on veut mettre en œuvre.
Je suis convaincu que l'écoconception des services numériques, ce n'est pas juste un souci de performance, ce n'est pas juste un souci d'efficience énergétique, on aura beau faire le service numérique le mieux écoconçu du monde, si son utilité est questionnable, par exemple par rapport aux objectifs de développement durable, si elle n'apporte rien à la société, si on est en train de concevoir un site d'astrologie pour chat, on n'est pas du tout en train de faire de l'écoconception des services numériques. Donc un des grands enjeux c'est de réussir à introduire cette notion d'utilité. Aujourd'hui on fait souvent référence aux objectifs de développement durable mais on a besoin, d'un point de vue collectif citoyen, de la définir cette notion d'utilité. Quels sont les services numériques qui nous semblent pertinents et utiles pour construire une société durable ? On parle souvent de la transition environnementale, écologique, énergétique, en considérant que la solution absolue c'est d'améliorer les moyens de production d'énergie pour être capable de continuer cette course en avant d'augmentation de la production de la consommation tous azimuts comme on fait aujourd'hui. Je suis plutôt convaincu qu'il faut aller vers une solution hybride où l'on soit aussi capable d'adapter notre manière de consommer à ce que les moyens de production vont être capables de fournir. Par exemple, on parle beaucoup de mise en place de sources de production d'énergies dites renouvelables comme le vent ou le solaire qui sont complètement intermittentes. On est dans la nécessité, à mon avis, d'avoir des moyens de consommation qui sont capables de s'adapter à cette production intermittente d'énergie et pour ça il faut qu'on soit capable de hiérarchiser les niveaux d'utilité des différentes sources de consommation énergétique. Et cette définition d'utilité ne peut se faire qu'à un niveau citoyen, et pour ça il faut qu'on arrive collectivement à comprendre les tenants et les aboutissants des technologies qui sont mises en œuvre à l'échelle de la société et de toutes les infrastructures dont elles peuvent dépendre.
On me pose souvent la question de l'écoconception services numériques : quels sont les premiers pas, qu'est-ce qui a le plus d'impact, comment la mettre en œuvre ? Il y a une méconnaissance du sujet mais aussi comment mettre le pied à l'étrier ?
La première chose à faire, il faut avoir en tête que le service numérique qui va le moins impacter l'environnement va être celui qui n'existe pas. Il faut questionner l'utilité, c'est vraiment la base, essayer de vraiment définir la fonctionnalité primaire du service numérique qu'on veut mettre en œuvre et essayer de ne pas partir tous azimuts en rajoutant et en agrégeant des fonctionnalités ou des éléments de design parce que le voisin le fait ou parce qu'on a vu ça dans une autre appli. Donc vraiment, se focaliser sur la fonctionnalité minimum essentielle qu'on veut exploiter à travers notre service numérique, c'est vraiment un élément très important et ça rejoint ce que je disais tout à l'heure sur le fait que l'écoconception n'est pas qu'une affaire de techniciens, bien au contraire. Il faut vraiment réussir à embarquer l'ensemble des équipes, les designers, les concepteurs, les product owners et les clients bien entendu pour réussir à faire en sorte que le service puisse être écoconçu.
Il faut voir qu'un service numérique, contrairement à un bien de consommation classique - vous achetez un réfrigérateur, quand votre réfrigérateur sort de l'usine de production, sa phase de production est terminée. Il va consommer de l'énergie, du courant, pendant toute la phase où il va vivre et puis après il va avoir une phase de fin de vie, mais son cycle de vie est assez simple.
Pour un service numérique, ça peut être beaucoup plus compliqué que ça parce que pendant toute la phase où il va être utilisé - par exemple vous utilisez netflix tous les jours pour regarder des séries ou des films - pendant que vous êtes en train de l'utiliser, il y a encore des équipes qui travaillent à sa fabrication, à son développement, des gens qui réfléchissent à l'ajout de nouvelles fonctionnalités ou la suppression de certaines. Finalement, aujourd'hui, la phase de production d'un service numérique en ligne ne s'arrête jamais, en tout cas elle ne s'arrête pas tant que le service est en activité.
Comme on est face à des biens de production pour lesquels la phase de fabrication va avoir un impact croissant au fur et à mesure de la vie de de cet objet, il faut vraiment réfléchir, à chaque étape du cycle de vie d'un service numérique, à comment on va pouvoir minimiser chacun des impacts.
Ça peut être des impacts techniques, technologiques. Comment faire en sorte que mon service numérique, qui tourne sur des équipements les plus anciens possibles, sur les systèmes d'exploitation les plus anciens possible en respectant tout un tas de standards et en ayant des des logiques de résilience face aux technologies qu'on va utiliser ? Mais aussi par rapport aux écosystèmes numériques avec lesquels ils communiquent pour des besoins d'authentification, de stockage de données, de sauvegarde, supervision... Il y a tout un tas d'écosystèmes numériques autour des services numériques qui doivent pouvoir être maintenus en activité.
Un autre élément qui est très important de l'écoconception de services numérique, c'est qu'on est dans une logique aujourd'hui de fragilité par rapport aux attaques, par rapport à la sécurité. Avoir une démarche fiable en matière de sécurisation des services numériques s'est aussi améliorer l'écoconception de votre service puisqu'un service qui est moins sensible aux attaques, c'est un service qui va être plus soutenable et durable dans le temps.
Comment envisages-tu la sensibilisation et la formation, en dehors du mooc dont on a bien parlé, des équipes informatiques, des concepteurs... ?
Alors effectivement le mooc est une première étape de sensibilisation. Elle est importante, elle est indispensable. Je pense qu'avant d'aller plus loin, il faut passer par la compréhension des enjeux généraux. Par contre, il faut pouvoir aller plus loin et voir concrètement, de manière opérationnelle, comment introduire des vraies bonnes pratiques dans les différents métiers de toutes les équipes impliquées dans la conception responsable de services numériques. Pour ça, on est en train de finaliser la création d'un autre contenu pédagogique qui est un jeu sérieux qui a été réalisé dans le contexte de l'INR avec une contribution très importante des équipes de designers de Capgemini qui va être complètement en open source lui aussi, donc c'est une nouvelle ressource éducative libre. Ce jeu va s'appeler Reset et il s'adresse à l'ensemble des membres d'une équipe IT (Technologies de l'Information) - on a visé six métiers principaux : le product owner, le développeur, le designer, le data scientist, etc. C'est un serious game (jeu sérieux) qui se joue en équipe avec l'ensemble de ces métiers et qui va permettre à chacun, à son niveau, d'acquérir une bonne connaissance des dix bonnes pratiques les plus importantes parmi les cinq cents bonnes pratiques référencées dans le guide de conception responsable de services numériques de l'INR. Et l'objectif c'est de passer un moment un peu ludique de team building (cohésion d'équipe), mais aussi d'acquisition de connaissances. Et comme tout le contenu va être disponible en open source, on espère que le déploiement de ce jeu se fera de manière un peu généralisée dans l'ensemble des ESN (Entreprises de Services Numériques) et des équipes qui développent des services numériques.
As-tu des exemples de bonnes pratiques ?
Par exemple, pour un gestionnaire d'infrastructure, ça va être les bonnes pratiques lui permettant de choisir le datacenter le moins impactant sur l'environnement par rapport à ses besoins en vérifiant, par exemple, sa labellisation Code Of Conduct qui est une labellisation européenne qui permet de s'assurer que le datacenter a mis en place tout un tas de process pour réduire ses impacts environnementaux, d'être sensible aux PUE, donc le facteur d'efficacité énergétique du datacenter... C'est ce type de bonnes pratiques vraiment opérationnelles que la personne va être capable d'acquérir à travers le jeu.
C'est une dizaine de bonnes pratiques par métier ?
C'est une dizaine de bonnes pratiques par métier, sachant que c'est un dispositif qui, pour moi, est complémentaire à d'autres dispositifs qui existent. Je n'en ai pas parlé mais je je suis aussi formé à l'animation de la Fresque du Climat qui pour moi est un super outil de sensibilisation en entreprise mais aussi à la maison.
La fresque du numérique, la fresque de la low-tech, tout ça ce sont pour moi des excellentes manières de sensibiliser l'ensemble des citoyens, des employés, des salariés d'une entreprise à tous ces enjeux. Et ça devient important de former dès la formation initiale à l'université, dans les écoles d'ingénieurs, les futurs concepteurs de services numériques à ces enjeux et à ces sujets là. On a une loi qui est passée au mois de novembre qui justement met en avant le fait de devoir introduire dans les cursus universitaires des contenus pédagogiques
sur la sensibilisation et la formation à la réduction des impacts environnementaux de la conception de services numériques, ce qui est une très bonne chose.
À ce sujet, sais-tu si chaque université, chaque école, va faire son propre programme ?
Non, je ne sais pas du tout comment la loi va être implémentée, par contre ce qui est intéressant, c'est que le fait que cette loi soit passée fait bouger les lignes au sein des instituts de formation et des universités et on commence à voir quelques initiatives émerger. À travers l'INR il y a un groupe formations et compétences qui est relativement actif, notamment avec un enseignant de l'IMT Atlantique. J'ai pu voir à l'ENSAT, une école d'ingénieurs de Lanion, trois journées d'écoconception qui ont eu lieu fin janvier avec plusieurs conférences au sujet de l'écoconception de services numériques, ce qui n'était pas forcément une habitude les années précédentes. C'est vraiment un sujet dont les universités commencent à se saisir.
Il y a eu également un un appel à manifestation d'intérêt - alors pour les gens qui connaissent pas trop le fonctionnement de la fonction publique c'est grosso modo un un appel à projets avec potentiellement des financements à la clé - pour créer du contenu pédagogique sur le sujet de la conception responsable de services numériques. Donc on ne sait pas exactement comment la loi va réguler tout ça, par contre ce qu'on sait c'est que le fait qu'elle soit passée donne envie aux établissements de formation de se lancer dans l'aventure et ça c'est une très bonne chose.
Lorsqu'il s'agit d'atténuer les impacts environnementaux du numérique, donc avec une démarche numérique responsable, comment éviter le greenwashing selon toi ?
C'est une question très importante, il y a deux choses : il y a le greenwashing intentionnel et celui qui ne l'était pas. Le greenwashing intentionnel, on ne pourra pas l'éviter sauf en boycottant les entreprises qui en font. À partir du moment où il est assumé, de toute façon, les gens ne vont pas forcément changer d'attitude sauf si vraiment il y a un changement de mentalité qui devient nécessaire vis-à-vis du recrutement. On commence quand même à avoir une jeune génération d'ingénieurs qui ont envie de donner du sens à leur travail, au fait de se lever le matin et d'avoir un impact positif par rapport à la crise climatique, à la transition énergétique dans laquelle on est on est censé avancer. Et donc ça devient important pour les entreprises pas seulement d'avoir une politique RSE, mais d'avoir une politique numérique responsable affichée et affirmée pour être capable d'attirer les meilleurs talents ou en tout cas, de faire en sorte que leurs compétences et leur expertise ne parte pas vers la concurrence. C'est une première chose.
La deuxième qui m'inquiète un peu plus et c'est plutôt mon rêve à travers ce mooc, à travers la sensibilisation et la formation, c'est le greenwashing qui est non intentionnel. On peut appeler ça du greenwashing non intentionnel, en fait ça s'appelle plutôt les effets rebonds liés au paradoxe de Jevons. Le paradoxe de Jevons je pense que vous en avez déjà parlé sur Techologie mais pour ceux qui découvrent le podcast aujourd'hui, Jevons est un économiste de la fin du dix-neuvième siècle qui a verbalisé que le progrès technologique qui accroît l'efficacité avec laquelle une ressource est utilisée ou produite peut entraîner une augmentation du taux de consommation de cette ressource en raison d'une demande croissante. Lui l'a observé par rapport à la machine à vapeur et à la production et la consommation de charbon, mais ce paradoxe est vrai à tous les niveaux dans le numérique.
C'est-à-dire que les datacenters aujourd'hui consomment beaucoup moins d'énergie qu'il y a dix ans de manière granulaire, par contre, comme on a besoin de beaucoup plus d'infrastructures, on en construit de plus en plus et donc la consommation énergétique globale de l'ensemble des datacenters augmente. Au niveau du stockage de données, c'est pareil. On a optimisé et amélioré la performance de nos systèmes de stockage de données, aujourd'hui on stocke sur une clé usb des centaines de milliers de disquettes qu'on avait dans les années quatre vingt dix, sur lesquelles on avait pourtant des jeux vidéo qui nous divertissaient très bien. Mais on a tellement augmenté notre besoin et notre usage de données que ces stockage de données là aujourd'hui ne suffisent plus et sont en augmentation constante. Les débits réseau, c'est pareil, on déploie des chantiers des infrastructures comme la 5G parce que la demande en débit réseau est croissante, alors qu'on a, encore une fois, augmenté et amélioré les infrastructures par rapport au modem 56k qui permettait quand même à internet de fonctionner il y a une vingtaine d'années. La taille et la résolution des écrans, c'est pareil, les besoins en cartes graphiques pour les jeux vidéo, c'est pareil, et je ne parlerais même pas des cryptomonnaies.
Dans le numérique, le paradoxe de Jevons est présent partout. Et donc une bonne manière d'appréhender l'écoconception des services numériques, c'est vraiment d'essayer d'anticiper ces effets rebond, d'anticiper la transformation des usages qu'il va pouvoir y avoir par la mise en place de votre service numérique, de manière à vraiment limiter dans une approche systémique les impacts environnementaux de votre futur service numérique.
Je prends un tout petit exemple, si vous avez dans l'idée d'essayer d'inciter les gens à aller randonner en pleine nature, du coup à faire du sport, à découvrir l'environnement, mais en mettant en place une application de réalité augmentée qui va permettre aux gens de collecter des succès en fonction du nombre de kilomètres qu'ils parcourent ou du nombre de lieux qu'ils visitent, en fait, vous allez potentiellement créer des comportements déviants où les gens vont prendre leur voiture pour aller visiter un maximum de lieux pour collecter des succès dans votre application et finalement, si vous n'avez pas réussi à anticiper ces effets indésirables sur l'environnement, vous avez plutôt rajouté du problème que fait partie de la solution.
Comment faire bouger les lignes dans les grandes organisations, selon toi, pour celles et ceux qui ne sont pas sensibles ni sensibilisés au sujet ?
Je pense vraiment qu'il y a deux manières différentes. Il va y avoir la manière incitative pour les organisations quand ils vont commencer à avoir des problèmes sérieux de recrutement ou de fuite en avant des compétences et des expertises vers la concurrence qui affichent des politiques beaucoup plus opérationnelles sur le plan du numérique responsable et il y a inévitablement un aspect régulation, normalisation, standardisation.
On a un problème aujourd'hui avec les indicateurs d'impacts environnementaux, c'est qu'on peut difficilement comparer les résultats de deux analyses du cycle de vie, notamment de services numériques, puisque ils dépendent vraiment de tout un tas de paramètres, de critères et d'hypothèses qui ont été faits pendant la réalisation de ces analyses du cycle de vie. On a vraiment besoin aujourd'hui d'une standardisation un peu plus poussée de ces analyses du cycle de vie de manière à ce que, quel que soit le prestataire qu'on choisisse, le bilan d'impact sur un service numérique puisse être comparé réellement scientifiquement avec celui qui a été fait dans une autre organisation ou une autre entreprise pour qu'on soit vraiment capable de comparer deux services numériques. Aujourd'hui, quand vous achetez votre frigo, quand vous achetez votre machine à laver, vous avez une petite lettre, un indicateur d'efficience énergétique qui va de A à G je crois. Cette labellisation va avoir tendance à influencer le choix du consommateur pour aller vers des équipements les moins impactant sur la phase de consommation énergétique de la machine.
On ne sait pas le faire aujourd'hui sur les services numériques. Si demain vous vous posez la question de s'il vaut mieux utiliser whatsapp ou signal pour communiquer en messagerie instantanée avec mon cercle d'amis par rapport à leur impact environnemental, on n'a pas d'écolabel qui permette de nous donner cette information-là. Si on arrivait à introduire ce type de d'affichage vis-à-vis du consommateur ça obligerait les concepteurs de services numériques, et donc les grandes entreprises, à faire bouger leurs lignes pour aller vers une réduction la plus importante possible des impacts environnementaux de ceux qui produisent.
Parlons des cryptomonnaies (rires) !
Je peux en parler très vite, il y a une externalité positive qui est souvent mise en avant pour les cryptomonnaies qui permet dans certains pays... la décentralisation de la monnaie etc., je ne vais pas insister dessus. Il y a un article qui est paru courant janvier qui estimait la consommation énergétique de 2021 liée au bitcoin était équivalente à la consommation énergétique de l'Argentine. C'est quand même quelque chose sur lequel il faut se poser sérieusement la question du rapport entre l'utilité sociétale de ce service numérique-là et de l'impact qu'il va avoir, ne serait-ce qu'en phase d'usage, sachant que les principaux impacts environnementaux des cryptomonnaies, ce n'est pas la phase d'usage et la consommation énergétique, mais c'est aussi la production de tous les équipements numériques dans les datacenters qui passent leur temps à miner du bitcoin.
J'ai lu aujourd'hui quelque chose, je suis un peu tombé de ma chaise : "En s'appuyant sur les nouvelles technologies nous pouvons réduire de moitié les émissions de gaz à effet de serre d'ici 2030". Ce techno-solutionnisme est-il réaliste ou cela tient-il de la pensée magique selon toi ?
Je n'ai pas de boule de cristal, je ne sais pas dire aujourd'hui ce qu'on sera capable de faire ou pas en 2030. Tout ce que je suis capable de faire, c'est de regarder un peu le passé et d'analyser un peu les statistiques autour des impacts énergétiques et environnementaux liés au numérique. Tout ce qu'on sait c'est qu'en ce moment, on a une très forte croissance de la production des équipements, que l'impact environnemental du numérique croit environ de 10% chaque année. J'ai vraiment du mal à imaginer qu'on soit capable de réduire de moitié les émissions de gaz à effet de serre d'ici à 2030, donc dans huit ans, grâce au numérique d'autant que le numérique lui-même continue d'être en croissance assez forte sur ses émissions carbone. Est-ce que ces gens s'imaginent que du coup les avions vont arrêter de voler puisque tout le monde interagira dans le métavers et qu'Il n'y aura plus besoin de se déplacer ? Est-ce que ça veut dire aussi qu'on va arrêter de consommer massivement de la viande pour réduire les émissions de gaz à effet de serre liées au secteur de l'agriculture ?
Ma conviction c'est que si on veut aller vers une société qui soit soutenable, durable, il faut qu'on aille vers plus de sobriété et que la réduction de nos émissions de CO2, mais de l'ensemble de nos impacts de manière générale, ne pourra se faire qu'à travers plus de sobriété. Le numérique peut être une manière d'aller apporter de la sobriété dans d'autres secteurs. Je vais prendre un exemple qui est sujet à controverse, mais quelqu'un qui télétravaille à 100% de son temps, qui n'a pas un bureau délocalisé ailleurs avec des équipements dédoublés rend le secteur du transport un peu plus sobre parce que il va réduire ses déplacements domicile travail. Surtout s'il habite à la campagne avec comme seul moyen de déplacement la voiture individuelle. Il va y avoir quelques effets comme ça qui vont être être un peu à la marge, mais qui vont être des externalités positives du numérique, qui vont permettent dans une certaine mesure la sobriété.
Ce qui n'est pas le cas en ville, si on prend les transports en commun, quoi qu'il arrive le bureau est chauffé et il faut davantage chauffer chez soi quand on travaille...
C'est pour ça que je disais que c'était un sujet à controverse et qu'il faut vraiment analyser au cas par cas l'effet positif ou l'effet négatif de la mise en place de telle ou telle solution. Je sais qu'il y a des équipes de recherche à l'Inria qui travaillent sur l'optimisation de la consommation de kérosène, et donc de l'émission de CO2, des avions pendant le vol en essayant d'optimiser les courbes de montée et les courbes de descente des avions. Mais tout ça ne va pas nous permettre de pouvoir continuer notre rythme effréné de croissance, de consommation, que ça soit de loisirs touristiques, de loisirs numériques, de biens de consommation, d'une manière générale. On a une nécessité d'aller vers plus de sobriété. Ce n'est pas quelque chose de nouveau, c'était le Club de Rome dans les années 70 qui avait déjà annoncé à travers le rapport Meadows La limite à la croissance. Le numérique peut faire partie de la solution, évidemment, l'idée ce n'est pas qu'on revienne à l'époque des Amish, comme certains l'ont évoqué (le président Macron, pas certains (rires)), de se passer des technologies qui existent aujourd'hui et qui nous apportent un confort avec lequel on est tous content de vivre, l'idée c'est de se poser la question de l'utilité de cette fuite en avant et peut-être d'essayer de faire un petit pas de côté et déjà d'essayer de concevoir la société actuelle dans une logique soutenable, ce qui n'est pas forcément fait aujourd'hui.
C'était super intéressant, merci d'être venu nous parler de tout ça. Peut-être pour finir, est-ce que tu as des lectures qui t'ont marquées ou que tu veux nous partager ? Ça peut être des bouquins, des sites web, des vidéos, des podcasts...
Alors moi, il y a une des personnes que tu as interviewée précédemment qui m'a beaucoup marqué cet été. Tu l'as dit un peu dans l'introduction, je travaille sur des sujets liés à l'innovation pédagogique et j'ai notamment fait partie de la petite équipe qui a mis en place la plateforme de mooc France Université Numérique en 2013-2014 avec la conviction à l'époque que le numérique allait révolutionner la manière dont on est capable d'acquérir des connaissances et que c'était nécessairement quelque chose à impact positif sur la société. Jusqu'à ce que j'entende Philippe Bihouix un jour expliquer que plutôt que d'investir des dizaines de millions d'euros dans des plans de financement de plateformisation de l'éducation et de numérisation du système éducatif, peut-être se poser la question de la pertinence de plutôt aller investir ces millions d'euros-là dans le fait d'avoir plus d'enseignants pour avoir des classes qui soient moins chargées et améliorer les conditions de travail des enseignants d'une manière générale. J'ai commencé à réfléchir un peu au sujet et ça m'a vraiment interpellé. Parce qu'en fait, j'ai l'espoir et j'ai le rêve qu'on soit capable de faire les deux. C'est-à-dire que pour moi, l'un n'est pas forcément exclusif par rapport à l'autre et l'idéal serait effectivement de pouvoir investir massivement à la fois dans l'éducation en présentiel mais aussi dans ce que les nouvelles technologies pourraient apporter de bon. Néanmoins, la réalité c'est qu'on vit dans un monde fini avec des ressources finies, avec des financements finis et on est aujourd'hui dans une logique de vases communicants sur les financements publics et ça a vraiment remis en perspective mon implication et mon investissement dans ces projets numériques-là. Donc si j'ai une lecture à vous conseiller c'est peut-être l'ouvrage de Philippe Bihouix Le désastre de l'école numérique.
C'est vrai qu'après L'âge des low-tech je recommande vivement cette lecture qui est assez renversante. Ce n'est pas seulement Philippe Bihouix, on peut citer la co-autrice qui est Karine Mauvilly.
Le deuxième ouvrage dont je peux parler si vous voulez découvrir le sujet et avoir un tableau un peu large de ces sujets là sur votre table de nuit plutôt qu'en suivant le mooc de l'Inria / ClassCode, c'est Vers un numérique responsable de Vincent Courboulay, le directeur scientifique de l'Institut Numérique Responsable qui dresse un tableau un peu exhaustif des impacts environnementaux actuels liés au numérique.
Merci Benjamin
Merci beaucoup Richard