Collectivisons et convivialisons Internet

Épisode 76 publié le 24/03/2023

Angie Gaudion et Pierre-Yves Gosset

Angie Gaudion et Pierre-Yves Gosset

L'internet, à ses débuts, espace de liberté a laissé place aux services proposés par les méga entreprises, les GAFAM : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. Ces services gratuits reposent sur de la publicité et la monétisation des données utilisateurs. Face au capitalisme de surveillance, la résistance s'organise. Des ilots émergent proposant un autre numérique, un autre moyen de voir l'Internet et ses outils, en mettant au coeur de leur raison d'être, les enjeux sociaux et écologiques. C'est le cas notamment de Framasoft. Pour parler de ces sujets, nous avons avec nous Angie Gaudion, Chargée de relations publiques et Pierre-Yves Gosset, Délégué Général de l'association Framasoft.

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Extrait

Il n'y a pas eu un matin où on s'est réveillé en se disant "le numérique c'est politique", on le savait, mais la campagne "Collectivisons Internet, convivialisons internet" vient cristalliser, catalyser cette question d'un numérique politique.

Intro

L'internet, à ses débuts, espace de liberté a laissé place aux services proposés par les méga entreprises, les GAFAM : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft. Ces services gratuits reposent sur de la publicité et la monétisation des données utilisateurs. Face au capitalisme de surveillance, la résistance s'organise. Des ilots émergent proposant un autre numérique, un autre moyen de voir l'Internet et ses outils, en mettant au coeur de leur raison d'être, les enjeux sociaux et écologiques. C'est le cas notamment de Framasoft. Pour parler de ces sujets, nous avons avec nous Angie Gaudion, chargée de relations publiques et Pierre-Yves Gosset, délégué général de l'association Framasoft.

Qu'est-ce qu'on peut dire sur Framasoft pour celles et ceux, rares sans doute, qui veulent découvrir l'association ?

Pierre-Yves : Framasoft est une association loi 1901 dont l'objet social est d'être une association d'éducation populaire aux enjeux du numérique et des communs culturels. Et pour cela, on mène différents types d'actions. On est surtout connu historiquement pour avoir été, au départ, un annuaire de logiciels libres, qui s'est formalisé, on va dire, en 2004 même si le projet datait de quelques années avant. Mais à partir de 2004, c'est un annuaire de logiciels libres. Donc, si tu cherchais un logiciel pour retoucher les yeux rouges de tes photos de vacances, plutôt que Photoshop, on te proposait différents logiciels, dont Gimp, par exemple qui est un logiciel libre de retouche d'image. Et, petit à petit, l'association a évolué. Dans les projets qu'on a proposé, on a monté une maison d'édition qui s'appelait FramaBook. On a fait des projets de logiciels libres sur clé USB comme FramaKey.

Et on a poursuivi, notamment suite aux révélations d'Edward Snowden, où il y a eu un petit peu une rupture, sur cette question du capitalisme de surveillance, que tu évoquais, une campagne qui s'appelait, et qui s'appelle toujours, "Dégooglisons internet", et qui visait à la fois sensibiliser le public autour de la toxicité des Gafam, à proposer des alternatives, sous forme de logiciels libres et sans exploitation de données, aux produits de Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, etc. Et aussi à essaimer finalement cette démarche-là auprès d'autres personnes et structures, en montant un collectif qui s'appelle Chatons.

On est une toute petite association. Les gens, parfois, imaginent qu'on est très, très nombreux. On est aujourd'hui 38 adhérents et adhérentes dont 10 salariés. L'association a pour particularité de ne vivre quasiment que des dons.

Angie : On peut faire le point sur les différents projets, les grandes familles de projets et d'activités qu'on a actuellement au sein de Framasoft. Le premier, c'est le fait d'héberger des services en ligne éthique en accès libre et gratuit. C'est, je pense, l'élément par lequel la majorité des internautes nous connaissent et tombent sur Framasoft. Mais en fait, c'est une part de notre activité, c'est pas du tout l'ensemble.

On fait aussi du développement logiciel libre. Quand on considère qu'il y en a pas pour certains usages numériques. On va les développer. On crée, on alimente des sites web qui sont là pour valoriser la culture du libre, les pratiques numérique émancipatrice.

Pierre-Yves a déjà parlé de FramaLibre tout à l'heure. Sur le Framablog, on va beaucoup valoriser cet univers de la culture libre. On fait des interventions, on donne des conférences, on intervient lors de colloques de formations, on anime des ateliers pour parler de ces questions du numérique émancipateur. On produit des dispositifs pédagogiques en ligne qui permettent à toute personne qui souhaite aller un peu plus loin dans la découverte de cette question du logiciel libre, mais surtout de pratiques numériques émancipatrices, de trouver des réponses, des solutions, des éléments de compréhension.

Enfin, on a un gros travail partenarial avec d'autres acteurs, qui peuvent être de toutes formes possibles. C'est assez vaste à ce niveau-là. On participe à leurs projets et parfois ils participent aux nôtres et on co-construit, on coordonne un certain nombre de projets en commun.

Voilà, pour les pistes d'activités, les grandes familles d'activités qu'on a au sein de l'association actuellement, puisque ça bouge pas en fonction de nos envies et de nos pistes de développement.

Vous avez une nouvelle feuille de route sur trois ans pour Framasoft, dont le titre est "Collectivisons Internet Convivialisons Internet". Que peut-on retenir de cette feuille de route, mais peut-être aussi parler de ce titre ?

Pierre-Yves : Qui fait coin-coin ! L'acronyme donne coin-coin pour "Collectivisons Internet, Convivialisons Internet". Dans une perspective historique, en fait, des actions de l'association, je disais tout à l'heure qu'on a commencé par être un annuaire de logiciels libres. L'idée était de présenter l'intérêt et la diversité des logiciels libres existants au plus large public possible.

Et petit à petit, on s'est aperçut, moi qui viens plutôt du milieu libriste, que le logiciel libre, c'était un moyen et ce n'était pas une fin. Pendant très longtemps, à la fois au début en tant que bénévole, puis en tant que salarié à Framasoft, mon objectif, quand je me levais le matin, ce qui me motivait, c'était de me dire: comment est-ce qu'on passe de 2% de part de marché d'utilisateurs sous Linux à 2,5% ou à 3%. Et puis, comment est-ce qu'on fait pour que, je citais The Gimp tout à l'heure, mais pour que d'autres logiciels, Libreoffice ou Firefox soient des logiciels libres connus, utilisés et maîtrisés par les utilisateurs et les utilisatrices.

Et quand on a pris conscience, finalement, que le logiciel libre est un moyen et pas une fin, cela a changé la forme des projets qu'on a eu. Donc, cette feuille de route est le résultat, à l'instant t, de là où on en est, nous, de notre réflexion autour du numérique. Elle vient cristalliser cette cette évolution entre "le logiciel libre, c'est bien mangez-en" à "en fait, la problématique, c'est peut-être la façon dont les données sont utilisées, dont les géants du numérique s'approprient à la fois vos données, en étant omniprésent dans nos vies, non seulement numérique, mais aussi nos vies physiques aujourd'hui".

On s'est dit qu'on va proposer des alternatives. Donc c'était la campagne "Dégooglisons Internet". Ce qu'on veut, ce n'est pas juste proposer des alternatives proposées, Angie en parlait tout à l'heure, un numérique émancipateur. Donc, c'est quoi un numérique émancipateur ? Pour nous, ça va être un numérique convivial, un numérique sur lesquels les gens peuvent agir, un numérique qui va respecter les diversités, qu'elles soient culturelles ou autres, des personnes.

On a mené une autre campagne qui s'appelait Contributopia pendant plusieurs années. Aujourd'hui, on a plus d'un million de visiteurs et visiteuses par mois sur nos différents sites internet. Ce qui est beaucoup pour une petite association à dix salariés. Après avoir dégoogliser Internet, il faudrait qu'on arrive à déframasoftiser nos propres services. Donc, on a fermé des services. Maintenant, on sait, on maîtrise la question des services en ligne, mais en fait, la question du numérique, c'est une question politique.

Partant de ce constat, qui s'est formé petit à petit. Il n'y a pas eu un matin où on s'est réveillé en se disant "le numérique c'est politique". On le savait. Mais la campagne "Collectivisons Internet, convivialisons internet" vient cristalliser, catalyser cette question d'un numérique politique. Et on a choisi de mener cette campagne notamment en direction de ceux qui, pour nous, nous paraissent importants, c'est-à-dire des collectifs, plutôt des petits collectifs, qui peuvent être des associations, un groupe de personnes en squat, peu importe car on est très ouvert sur la question, des petits collectifs qui font des choses pour changer le monde.

Framasoft a acquis entre 2004 et 2023, des compétences autour de ce numérique émancipateur. Mais ces compétences là, comment est-ce qu'on peut les mettre à disposition de celles et ceux qui veulent changer le monde ? On a visé spécifiquement des petits collectifs et des associations, des actrices du progrès de la justice sociale, donc des gens pour nous qui agissent pour un monde qui nous semble meilleur, avec une subjectivité assumée de notre part et en essayant finalement de les empouvoirer, de leur donner plus de capacité d'agir sur leurs chants et leurs thématiques via le numérique.

Dans cette campagne "Collectivisons Internet, convivialisons Internet", on a quatre projets différents et peut-être que, Angie, tu veux les décrire en parler.

Angie : on a un premier projet qui s'appelle Émancip'Asso qui a comme sous-titre ou slogan : "favoriser l'émancipation numérique du monde associatif". Cela part d'un constat qui est qu'aujourd'hui, quand une association souhaite se lancer dans une démarche de transition numérique vers des outils plus émancipateurs, elles rencontrent souvent des difficultés à trouver des acteurs lui permettant de réaliser cette démarche et donc d'être accompagné correctement. Ce qui fait que l'Émancip'Asso se propose de rendre visibles les différents acteurs de l'accompagnement aux démarches de transition.

Et comme on a constaté qu'ils n'étaient pas nombreux, ces acteurs de l'accompagnement aux démarches de transition numérique, et bien, on s'est dit qu'il fallait aussi qu'on les forme.

La première étape du projet Émancip'Asso, est d'abord une formation de structures et d'organisations à développer des pratiques d'accompagnement, plutôt des structures qui, à la base, proposaient d'ailleurs de l'hébergement de la fourniture de services en ligne mais pas forcément de l'accompagnement. Et pour les associations, le service lui-même ne suffit pas, il faut bien tout le travail autour de la fourniture des services qui est l'accompagnement des utilisateurs et des utilisatrices.

Une fois qu'on aura un certain nombre de fournisseurs de services en ligne et de prestataires d'accompagnement identifiés, on pourra, via tout simplement un site web, permettre à des associations de se mettre en relation avec ces personnes, et donc de potentiellement pouvoir se lancer dans leur transition.

En parlant de transition, est-ce que vous vous faites des liens entre émancipation numérique et les enjeux environnementaux actuels ou à venir ?

Alors oui, pas spécifiquement au sein du projet Émancip'Asso. Mais de façon générale, on a en tout cas, une réflexion assez forte, qui font que, pour nous, l'émancipation numérique repose sur la maîtrise de ses usages numériques et le choix de ses outils, le choix délibéré des outils, en connaissance de cause et pas par défaut. Ce qui génère souvent donc des usages plus sobres. C'est à dire que quand j'ai pris le temps de réfléchir à quels outils j'utilise pour réaliser quelles actions et pour me prémunir, par exemple, de la toxicité des services des géants du web, on va assez vite changer son rapport au numérique et, globalement, aller vers davantage de sobriété. Pour moi, il y a un lien assez fort entre ces deux notions.

Le principe de l'encapacitation, le fait de mettre en capacité les internautes via le numérique, notre objectif c'est quand même que ça les mettent en capacité en lien avec des enjeux sociaux et environnementaux. Que ces outils soient à leur disposition pour, justement, œuvrer et développer des actions en lien avec ces thématiques. Ça ne veut pas dire qu'ils les utiliseront pas aussi pour autre chose, mais très clairement il y a un lien à ce niveau-là, il me semble.

Le fait qu'on ait comme cœur aussi les outils libres, et donc le logiciel libre apporte aussi un niveau de résilience qui est beaucoup plus élevé. On le voit bien, puisque dans le libre, la question de l'obsolescence programmée, par exemple, elle n'existe pas. On ne va pas avoir le souci de rendre le logiciel uniquement performant sur telle ou telle machine. Même s'il y a une nouvelle version d'un logiciel, les versions précédentes seront toujours utilisables. Potentiellement, si on est équipé d'un appareil numérique plutôt ancien, on trouvera à travers ce monde du libre, des logiciels et des interfaces qui permettent de continuer à faire fonctionner un matériel plus ancien.

On a une partie de l'association qui travaille aussi autour d'une notion qui a été conceptualisée comme la low-technicisation du numérique. Je sais que le low-tech a été évoqué un certain nombre de fois dans Techologie. Je trouve que c'est intéressant de voir la différence low-tech et low-technicisation, parce que justement l'informatique low-tech, c'est hyper compliqué, je pense, d'y arriver. Parce que le monde sans numérique, ça n'arrivera pas. Et donc, l'informatique, vraiment low tech, ça fonctionne pas. Mais en revanche, derrière la notion de low-technicisation, donc de tendre vers du low-tech dans les pratiques numériques, l'idée c'est plutôt choisir de l'informatique et du numérique qui soient modestes, qui soient moins invasifs, qui soient donc à l'encontre de tout ce qu'on veut nous vendre derrière le numérique actuel, à savoir la puissance du numérique et qui gère plus, va générer des nouveaux besoins, des nouveaux modes de consommation, etc.

Il s'agit de travailler à des façons de penser l'informatique différemment. Je trouve que l'idée de créer des outils qui vont être plus soutenables, qui vont être plus conviviaux au sens d'Illich, cela permet de repenser ce lien entre l'émancipation et les enjeux environnementaux.

Peut-être Pierre-Yves, tu as d'autres aspects sur cette question.

Pierre-Yves : tu as bien fait le tour. Je reviens juste sur l'aspect libre, qui était encore une fois le cœur historique de Framasoft, où comme tu le disais, Angie, il y a un certain nombre d'intérêts écologiques à utiliser du logiciel libre, si on doit utiliser du logiciel, si on n'est pas dans une démarche, justement, de sobriété totale numérique, voire de déconnexion du numérique. Mais à partir du moment où on doit utiliser du logiciel, le fait d'utiliser du logiciel libre, entraîne un certain nombre d'effets de bord positifs qui nous semblent intéressants. Il y a évidemment la question de pouvoir regarder ce qui sous le capot pour adapter le logiciel à ses besoins. Et peut-être qu'il y a des logiciels dont on n'a pas besoin, il y a beaucoup trop de fonctionnalités. Ou une surutilisation du CPU à tel ou tel endroit, on peut corriger, on peut améliorer le logiciel via un processus de développement de logiciel communautaire, en participant, en contribuant, etc.

Toute la partie, plus de sensibilisation, éducation populaire et partage, qui, moi, me paraît intéressante d'un point de vue écologique, c'est en comprenant comment fonctionnent ces outils, on peut mieux se poser la question de quel est l'outil dont j'ai besoin et comment est-ce que je peux l'adapter à mes besoins. Plutôt que le laisser grossir. Aujourd'hui il y a des logiciels avec des bases de code absolument gigantesques, dont on n'a pas forcément l'utilité. Si ces logiciels ne sont pas en logiciel libre, on n'a absolument pas de capacité d'accès, de maîtrise, de pouvoir les adapter, les modifier. Quand je dis les adapter, ça peut être même les adapter dans des contextes différents, dans des langues différentes, ... Les adapter finalement à un besoin et non pas juste à un marché. Je ne vois pas comment est-ce qu'on peut envisager un monde numérique sobre si ce monde numérique, il n'est pas basé sur du logiciel libre. C'est une question à la fois qui reste très conceptuelle, mais un monde où on n'a pas la maîtrise de ses logiciels ne peut pas être un monde numérique sobre.

Où on est-on de la dégooglisation d'internet ? Pas facile à prononcer déjà.

Pierre-Yves : Une fois que tu l'as dit trois, quatre fois dans ta vie, ça marche tout de suite beaucoup mieux.

Donc, cette démarche de dégooglisation était, je le disais tout à l'heure, surtout une volonté, au départ, de démontrer que c'était possible de se dégoogliser. C'est deux choses : c'est prendre conscience qu'il est possible de sortir des Gafam, donc notamment des logiciels de Google. Et la capacité, éventuellement, de reprendre la main sur les outils numériques, pourquoi pas en les installant.

Ce qu'avait fait Framasoft, c'est qu'on prenait des logiciels libres existants ou des logiciels libres qu'on développait nous-mêmes, et on les mettait à disposition du public, en les hébergeant et si vous voulez utiliser un logiciel comme Mattermost, par exemple, qui est une alternative au logiciel privateur qui s'appelle Slack, c'est un chat d'équipe en ligne qui est beaucoup utilisé en entreprise. Quand tu voulais utiliser Mattermost, il fallait être en capacité de l'installer. Tout de suite, ça peut poser une barrière à l'entrée, qui était quand même relativement élevée pour plein, plein de gens. Or, nous, on a la chance d'avoir dans l'association des gens qui savent installer des logiciels, qui savent gérer ces logiciels.

Donc on a installé Mattermost, comme on a installé Etherpad pour le service Framapad et d'autres.

En mettant à disposition ces logiciels, ça permettait à des gens qui souhaitaient sortir de Google d'avoir un point de chute. Parce que c'était bien beau de sensibiliser en disant: bon, attention, les Gafam sont toxiques. Ils posent plein de problèmes en exerçant des dominations politiques, économiques, matérielles sur notre monde numérique. Mais du coup, une fois que t'avais dit ça, les gens, ils disaient: ouais, c'est vrai, c'est Google c'est pas bien, entre guillemets, et je vais où ? Notre objectif, en disant: voilà, on veut dégoogliser l'internet, c'est qu'on voulait retirer un peu de Google, notamment, mais d'autres services des géants du numérique. On voulait retirer un peu de ses services d'internet, en proposant une porte de sortie. Ça a très bien fonctionné, puisque on a sorti entre 2014 et 2017 jusqu'à 36 services en ligne.

On a attiré du coup, encore aujourd'hui, plus d'un million de visiteurs et visiteuses par mois sur ces services, alors qu'on en a fermé une partie entre-temps parce que ils étaient soit peu utilisés, soit difficilement maintenables, soit ils nous posaient des problèmes de modération.

Quand on s'est rendu compte que cette dégooglisation fonctionnait, on a fait un bilan qui était relativement critique en se disant qu'en fait dégoogliser Internet ne suffira pas. Parce que même si Google n'était pas là, ça n'empêche pas le capitalisme de surveillance. En gros, remplacer une entreprise par une autre n'avait pas vraiment de sens et ce qu'il fallait, c'était essayer de s'attaquer aux racines du problème. Et les racines, pour nous, du problème sont plutôt le capitalisme de surveillance, les rapports de domination dans tous les sujets qu'on peut imaginer. Et pas seulement dans le numérique. Dans capitalisme de surveillance, il y a capitalisme. Donc, comment est-ce qu'on pouvait s'attaquer à ces problématiques ?

Pour répondre à ta question, moi je dirais que le côté dégooglisation se porte plutôt bien, mais le côté capitalisme de surveillance se porte, lui, très, très bien aussi. Et la question que ça soulève, c'est: où est-ce qu'on veut aller ? Où atterrir, pour reprendre un titre célèbre [titre d'un essai de Bruno Latour].

Où est-ce qu'on veut atterrir, où est-ce qu'on veut faire atterrir ces technologies ? Est-ce que le fait de dire que tout le monde devrait avoir accès à des outils qui leur permettent de sortir des Gafam, c'est suffisant ou c'est pas suffisant ? Est-ce qu'il n'y a pas tout un travail d'accompagnement numérique, de médiation qu'il faut réussir à mettre en place. Qui produit ces logiciels hors Gafam ? Avec quel modèle économique ? Si je prends Framadate, qui est notre logiciel probablement le plus utilisé en termes statistiques, aujourd'hui il n'y a pas de financement pour maintenir ce logiciel. Même si la Dinum a financé du temps de travail et du temps de prestation pour améliorer, voire refondre le service Framadate en un autre logiciel. C'est très bien, mais en fait, qui maintient ce logiciel ?

C'est tout le problème du travail communautaire où chacun est invité à contribuer. On a tendance à dire que la problématique se résume souvent à la question de qui sort les poubelles. Et dans le logiciel libre on a ça aussi. On peut faire du Framedate, on peut faire un logiciel comme PeerTube, qui est notre alternative aux plateformes type Youtube, Dailymotion et autres. Mais en fait, qui paye pour ces logiciels, qui les maintient, qui fournit cet effort là.

Dans cette étape de dégooglisation, on s'est rendu compte que juste proposer des services en ligne ne suffirait pas et qu'il fallait changer les choses plus en profondeur. D'où l'idée de créer un collectif comme le collectif Chatons. D'où l'idée de faire nos propres logiciels. D'où l'idée d'aller sensibiliser aux problématiques des modèles économiques du logiciel libre.

Je te poserai la question justement. Dans un monde idéal, selon vous, qui devrait porter, qui devrait mettre à jour, financer Framadate ? Est-ce que c'est via le collectif Chatons pour avoir l'hébergement. Dans un monde idéal, qu'est-ce que vous, vous souhaitez ?

Pierre-Yves : Ma réponse personnelle, c'est qu'il faut réussir à prendre soin des communs. Pour qu'il y ait une prise en compte et du soin qui soit apporté aux communs, il faut d'abord qu'il ait conscience de l'utilité de ces communs. Et quand je dis communs, c'est pas seulement le logiciel libre ou Wikipedia, c'est l'eau, l'air qu'on respire, etc. Et donc, pour moi, pour prendre soin de ces communs et je reviens cette fois-ci au logiciel, il faut tout simplement que les acteurs qui les utilisent, ceux qui en sont bénéficiaires, se posent la question de comment les soutenir. Et donc ça peut être aujourd'hui, concrètement, Framadate, Framepad ou PeerTube qui sont financés par essentiellement des particuliers qui vont du coup faire des dons à Framasoft, qui vont nous permettre de payer les développeurs, qui vont permettre de d'améliorer ou de maintenir le logiciel.

Par contre, à partir du moment où ces logiciels sont utilisés dans des contextes d'entreprises ou d'institutions publiques, dans un monde idéal, ces entreprises ou ces collectivités publiques, ces institutions publiques devraient contribuer au financement et à la gouvernance, d'ailleurs, de ces logiciels.

Mais aujourd'hui, c'est soit via le collectif Chatons, soit via les dons à l'association Framasoft.

Pierre-Yves : Encore une fois, c'est du logiciel libre. Donc toute ma difficulté depuis plus de 20 ans que je fais du libre, c'est de dire à des collectivités publiques, par exemple la mairie de Lyon, la mairie de Villeurbanne qui utilisent des logiciels libres, et qui sont conscients de c'est le logiciel libre, qu'il faut contribuer aussi à ces logiciels. C'est très bien de choisir Nextcloud, par exemple, pour telle ou telle commune, parce que ça vous permet de faire des économies par rapport à acheter du Office365 ou du Google Workspace. Mais du coup, est ce que vous contribuez à Nextcloud, soit sous forme financière, soit sous forme de temps salarié en participation au code.

Aujourd'hui, oui, Framadate, il est maintenu, parce que nous, on fait des appels à dons. On a besoin d'argent pour développer PeerTube, Framapad ou Framadate. Framadate est aujourd'hui dans une impasse technique, parce que le code a presque 15 ans. Les tous premiers développements date de 2007.

L'âge de raison.

Pierre-Yves : Voilà exactement on peut dire ça, ça date un peu. Il y a quelques ministères, quelques entreprises qui prennent conscience de ça. Il y a des regroupements d'entreprises comme TOSIT (The Open Source I Trust) qui est une association d'entreprises, voire des grosses entreprises : SNCF, EDF, etc, qui se disent que si on utilise PosgreSQL, il faut qu'on cofinance ce système de gestion de base de données. Il ne faudrait pas que le logiciel fonctionne moins bien parce qu'on est juste utilisateurs, consommateurs, plutôt que contributeurs.

Framasoft participe, par la collecte de dons, à ramener de l'argent pour un petit peu de développement logiciel. Mais en dehors de PeerTube qui est, on va dire, notre logiciel phare en termes de développement, on n'a pas les moyens de payer des développeurs ou des développeuses, par exemple pour améliorer Framaforms, qui est basé sur un logiciel libre qui s'appelle Yakforms que Framasoft a développé, mais qui est dans, la aussi, dans une impasse, alors qu'il est utilisé par des ministères, par des entreprises. Bien plus que par des associations et des particuliers.

J'espère que le message est passé. Est-ce que vous pouvez nous parler du collectif des Chatons ? Déjà, pourquoi Chatons est pas matous ?

Angie : On n'a pas trouvé l'acronyme pour matous (rires). Parce que les chats sur internet c'était pas mal, et du coup matou ça fait un peu chat-délinquant. Bon voilà alors que les chatons sont tout sauf des délinquants du numérique, j'imagine. Chatons, c'est le collectif des hébergeurs alternatifs transparents, ouverts, neutres et solidaires. Chacune de ces lettres signifient vraiment quelque chose.

Cela correspond à des engagements de l'ensemble des structures qui en font partie aujourd'hui. Il faut savoir qu'en ce début d'année 2023, on est à une centaine d'organisations qui ont rejoint le collectif et qui fournissent des services en ligne libres et décentralisés aux internautes, mais aussi à la société civile structurée- je pense aux associations, mais aux entreprises, etc. C'est pas spécifiquement lié aux particuliers dans les usages numériques.

Ce collectif est né en 2016 sur une initiative de Framasoft, avec cette analogie faite assez rapidement sur le fait qu'on était sur le modèle des Amap (Association pour le maintien d'une agriculture paysanne). Il y a encore un lien avec les enjeux environnementaux : plutôt que de passer par des grosses structures où vous ne voyez jamais les humains, venez rencontrer votre hébergeur de services en ligne. Il est localisé et souvent d'ailleurs, les services qu'ils proposent sont limités territorialement. Il y a un certain nombre d'hébergeurs membres du collectif Chatons qui font le choix de limiter l'accès à leurs services à des personnes d'un territoire. Parce qu'il y a justement cette volonté de pouvoir être en lien avec les utilisateurs des services, de mettre de l'humain là-dedans.

Et puis c'est aussi Amap, parce que puisqu'on met l'humain et qu'on fait comprendre qu'on est des petites structures, les Amap ça reste des associations petites, de petits producteurs souvent, et bien là on est pareil sur des organisations qui en général sont des petites structures qui ne vont pas avoir les mêmes engagements, la même disponibilité pour gérer les services. Et c'est un élément assez important de ce qu'on porte au sein du collectif Chatons, de faire comprendre aux internautes que le mythe de l'immédiateté dans le numérique, peut-être qu'il faut le repenser, que pour avoir un certain niveau de contrôle sur l'utilisation des services qu'on propose, il faut accepter un certain nombre de contraintes spécifiques, qui peuvent être la non-garantie d'avoir un service qui fonctionne 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Parce que derrière, il y a des gens, en fait, qui ont envie de dormir et que ce sont des petites structures, etc.

Pour l'actualité au sein du collectif Chatons, l'année 2023 est quasiment dédiée à la structuration juridique du collectif. Aujourd'hui, ce collectif est un collectif informel, il n'a pas structuration juridique. Dans l'optique de davantage d'autonomisation et d'une gouvernance mieux partagée, on réfléchit à monter une association qui permettrait du coup une gestion plus partagée, plus collective, plus démocratique.

Sinon, on a un camp Chatons qui regroupe les membres du collectif mais qui est aussi ouvert au public, qui aura lieu du 3 au 7 août. Pour l'instant on ne sait pas encore où, mais ça on va trouver.

Où en est-on du développement et du déploiement de Mobilizon ?

Pierre-Yves : Mobilizon est un logiciel qui se veut être une alternative aux groupes et événements Facebook. Il faut expliquer pourquoi est-ce qu'on a fait ce logiciel, parce qu'on parle depuis tout à l'heure de logiciel émancipateur, etc. C'est aussi un logiciel politique. Faire du logiciel libre, c'est bien, mais si c'est pour faire un logiciel de guidage de missile ou un distributeur de croquettes pour chat connectés, pour nous, ça n'a pas de sens.

Par contre, on reconnaît des intérêts importants au numérique et des apports à la société. Le numérique est quelque chose qui, pour nous, peut être positif. Mais il peut être d'autant plus positif s'il a une action politique sur le monde.

Comment est né Mobilizon ? Il y a quelques années, s'organiser, en période pré-covid, notamment beaucoup de marche pour le climat. Moi qui suis à Lyon, je voulais participer plutôt à l'organisation. Je suis allez marcher un certain nombre de fois pour le climat : "les petits pas, les petits pas, ça suffit pas, ça suffit pas". Moi, j'ai plutôt des compétences organisationnelles et du coup, je me suis dit: bon, je vais essayer participer à l'organisation, voir ce que je peux apporter dans l'organisation de ces marches pour le climat. Et elles étaient toutes organisées via des groupes Facebook. Et pour des raisons politique, éthique et personnelle que je pourrais détailler, mais je n'ai pas de compte Facebook actif. Je me suis senti exclu de cette possibilité à la fois de participer et de pouvoir apporter des compétences et de l'énergie à un projet politique qui me semblait important.

On s'est dit, comme souvent se disent les développeurs et développeuses, un logiciel libre ça commence là où ça gratte. Cela me chatouille, tiens, là il manque quelque chose. Je vais essayer de combler ce manque en faisant nous-mêmes notre propre logiciel. Et c'est ce qu'on a choisi de faire à Framasoft. On s'est dit qu'il n'y a pas d'alternative à Meetup ou au groupe Facebook, il n'y a pas d'alternative libre aux événements Facebook. Et c'était à une période où on découvrait en plus quelque chose qui nous paraissait intéressant, qui est le fediverse. Le fediverse, on a déjà parlé autour de Mastodon, c'est la capacité de faire fonctionner différents logiciels ensemble, de façon à ce qu'ils puissent échanger des messages et des contenus à plusieurs.

Par exemple, tu peux faire fonctionner Framapiaf qui est une instance Mastodon, avec mastodon.social qui est autre instance Mastodon. Les utilisateurs d'une des instances Mastodon peuvent discuter avec les utilisateurs et utilisatrices de l'autre instance mastodon. On peut s'échanger des messages. Le fediverse permet aussi que, lorsque tu vas allez publier une vidéo PeerTube qui est lui aussi un logiciel fédéré, tu peux faire en sorte que ta vidéo PeerTube soit automatiquement publiée sur ton compte Mastodon, par exemple.

L'idée principale du fediverse, qui n'est pas nouvelle - le mail fonctionne plus ou moins de la même façon - c'est d'apporter cette logique de fédération au logiciel web et non pas uniquement aux mails ou à d'autres fonctionnements et d'autres logiciels. Avec des logiciels fédérés, on peut casser les silos de données et les silos d'utilisateurs. Et le principal intérêt. est que quand tu fais une alternative à Youtube, comme PeerTube, ou une alternative à groupe ou événement Facebook, comme Mobilizon, normalement ton produit, il a aucune chance d'arriver à avoir du succès, parce que Youtube aura toujours infiniment plus de vidéos, Youtube étant financé par Google Alphabet, qui est prêt à perdre des milliards d'euros en rajoutant des serveurs en permanence, en payant de la bande passante à un tarif non négligeable. Et, concrètement, c'est pas un logiciel libre qui fait de l'hébergement de vidéos qui pourra aller concurrencer Youtube.

Or, ça tombe bien, le but n'est pas de concurrencer Youtube par PeerTube ou de concurrencer Facebook avec Mobilizon, mais l'idée, si on a un logiciel qu'on est capable de mettre en ligne, que d'autres peuvent mettre en ligne, par exemple au sein des Chatons, puis que ces logiciels peuvent être interconnectés les uns avec les autres et faire fonctionner les utilisateurs les uns avec les autres, on va pouvoir commencer à avoir une réponse qui est beaucoup plus résiliente que de monter un gros machin. Donc, en gros, c'est un petit réseau de maison fonctionnera beaucoup mieux si on les interconnecte bien qu'un gros immeuble qui ne pourra jamais lutter contre les immeubles de taille gigantesque de ceux de Google ou Facebook.

On a conçu Mobilizon pour être à la fois un logiciel fédéré et un logiciel sur lequel on a fait un gros travail de design. Si on veut faire un logiciel qui nous permet d'avoir des actions politiques et donc, par exemple, de se mobiliser un samedi pour une marche pour le climat et le jeudi suivant pour une grève contre une réforme des retraites, et bien, ce logiciel doit avoir des fonctionnalités qui doivent non pas être des copies de celles de Facebook, mais qui devrait être plutôt pensé par rapport aux besoins des utilisatrices et des utilisateurs. Pour Mobilizon, on s'est dit qu'il ne faut pas qu'on soit obligé de donner notre nom et notre prénom. Parce que si je vais lutter pour la continuation d'un lieu de squat, je suis potentiellement dans une situation où je n'ai pas envie que mon nom soit affiché comme étant Pierre-Yves Gosset est mobilisé contre tel ou tel sujet, contre la mairie de Lyon, par exemple. Je préfère avoir une identité qui me soit personnelle et peut-être non-identifiable ou non rattachable à mon identité civile, celle que j'ai sur ma carte d'identité.

On a pensé Mobilizon pour pouvoir répondre de façon assez large à des problématiques de mobilisation citoyenne et de réflexion autour de à quoi devrait ressembler un logiciel qui nous permet de nous mobiliser. Donc, par exemple, c'est des identités différentes, c'est la possibilité de pouvoir participer à des événements et d'avoir une certaine transparence au sein des événements, la possibilité de pouvoir interconnecter les différents sites Mobilizon les uns avec les autres, etc.

Ce logiciel a commencé à être développé en 2019. On en est aujourd'hui, en 2023 à la version 3. Il continue d'être développé. Par contre, avec le Covid, pas de bol, on a sorti un logiciel qui permet de se mobiliser et de pousser les gens à se rencontrer physiquement en pleine pandémie, ce qui n'est pas la meilleure période pour sortir ce type de logiciel.

Il n'a pas vraiment rencontré pour l'instant son public. Il y a aujourd'hui en gros 15000 comptes sur l'ensemble de la fédération Mobilizon dont l'essentiel des comptes est sur le site Mobilizon.fr qui est l'instance de Mobilizon maintenu par Framasoft. Mais n'importe qui qui en a les compétences et l'envie, peut allez télécharger Mobilizon et l'installer pour lui. ou elle, qu'on soit 2 ou qu'on soit 10000, le logiciel fonctionne bien.

Mobilizon répondra fin 2023 au cahier des charges qu'on s'était fixé. Est-ce que ce logiciel continuera à être maintenu par Framasoft, ce n'est pas sûr. On préférait que ce soit un logiciel qui soit maintenu de façon communautaire. On espère que d'autres personnes auront l'envie de contribuer à Mobilizon à l'avenir en dehors de Framasoft. Je précise, il y a un développeur qui est salarié mais n'ai même pas à temps plein sur Mobilizon depuis 3 ans.

Donc à la fois ça fait beaucoup, et à la fois, ça représente pas grand-chose. La moindre start-up aujourd'hui, ça va être une équipe d'une dizaine de salariés a minima et de plusieurs millions d'euros, en termes de levée de fonds. Je pense que la somme totale pour arriver à la version 3 de Mobilizon qui a été investi dans correspond 100 et 120000 euros grand maximum depuis 2019, essentiellement en temps salarié, en prestation design, un petit peu de graphisme, etc. Mais du coup, on en revient au fait que, à Framasoft, on ne se prétend pas concurrencer les outils de Google et autres. L'idée, c'est de montrer que d'autres logiciels sont possibles et qu'il est possible, avec très peu de moyens de concevoir et de produire des alternatives logicielles qui correspondent à des besoins bien plus qu'à des marchés et que ces logiciels peuvent être, qui plus est, conçu en apportant des thématiques. Pour Mobilizon on est sur une thématique plus politique que écologique, même si, comme je le racontais, l'idée de départ elle était basée sur la volonté de participer à des marches pour le climat. Mais on a vraiment cette problématique de se dire comment est-ce qu'on veut développer ces logiciels à l'avenir.

Est-ce qu'on peut envisager une alternative libre à Linkedin ? Est-ce que c'est en projet à Framasoft ?

Pierre-Yves : C'est marrant parce que je l'ai identifié comme comme étant effectivement de nouveau un manque, puisque globalement, les gens sont en train de quitter Facebook pour aller beaucoup vers Linkedin. Il y a déjà un logiciel libre qui existe mais qui, malheureusement, n'est pas fédéré. Et concrètement, pour répondre à ta question, non, c'est pas du tout dans la feuille de route de Framasoft. On a d'autres projets comme peer.tube qui est une plateforme de présentation, de curation autour des contenus publiés sur PeerTube.

Il y a frame.space qui est un projet de Nextcloud fournit gratuitement à 10000 associations en France, qui va nous mobiliser pour les trois prochaines années. Donc, non, on n'a pas ça dans les projets.

Mais tu n'as pas parlé du nom de l'outil qui existe.

Pierre-Yves : Il va falloir que je le retrouve. J'ai vu passer ça il y a pas longtemps sur Mastodon justement.

Est-ce que vous pouvez aussi nous parler de l'initiative frame.space donc basé sur du Nextcloud.

Pierre-Yves : C'est là aussi une alternative qui vient du fait qu'on s'est rendu compte que les associations étaient poussées de plus en plus à utiliser notamment Google Workspace ou Office365. Et on s'est dit que ces structures devraient avoir accès à d'autres outils. Ça c'est le côté historique de comment ça fonctionne. Comment fonctionnait Framasoft ? Ok, vous utilisez tel outil, on vous propose tel autre outil. Mais en fait, le projet derrière frama.space c'est beaucoup plus politique.

Le projet technique est de dire qu'on va proposer 10000 instances de Nextcloud pour des petites associations ou collectifs. Quand on dit petit, c'est parce qu'elles peuvent se créer jusqu'à 50 comptes par structure. Il y a 40 gigaoctets. La particularité, c'est qu'on propose au choix Collabora ou OnlyOffice, ce qui est rarement le cas dans des offres gratuites autour de Nextcloud. On propose gratuitement, qui plus est. Les associations n'ont rien à débourser. C'est Framasoft qui finance l'hébergement des espaces.

L'objectif politique, derrière, il est d'empuissanter les structures de façon à ce qu'elles puissent retrouver de la cohérence, un alignement entre je suis une association qui fait par exemple du lombricompostage, utiliser les services de Google, qui est l'entreprise la plus propre, la plus écologique du monde, une des premières capitalisations boursières mondiales, ça me pose un problème. Pour nous, ça pose un problème de cohérence.

Comment est-ce qu'on rapproche et comment est-ce qu'on réaligne les actions et les outils des petites structures. Et donc Framaspace va essayer de répondra à ce projet-là, cette envie-là. L'autre idée, c'est politique, elle est quand même de permettre aux associations qui, pour nous, sont un ensemble de structures, en tout cas, font partie des structures qui permettent de donner un filet de sécurité ou un espace d'expression et d'intelligence collective à la société au sens large. En gros, l'importance des associations dans la société civile est absolument primordial en France. Et ces structures là, aujourd'hui, elles sont cantonnées à être des associations qui se tiennent sages, elles n'ont plus réellement de pouvoir d'agir parce qu'on les compare systématiquement aux entreprises. En gros, tu fais une petite association, c'est très bien, tu fais ton petit truc dans ton coin, mais si ça grossit, il faut que ça devienne une entreprise.

L'idée de Framaspace est aussi de pouvoir dire qu'en tant qu'association, vous pouvez relever la tête, relever le menton et dire que c'est une association qui me fournit mes propres outils. Donc, entre associations, nous sommes en capacité de pouvoir agir via nos propres outils.

Le troisième effet kiss cool politique qu'on espère obtenir, mais plutôt dans dans deux, trois ans, c'est qu'une fois qu'on aura 10000 associations au sein du du projet Framaspace, c'est comment les mettre en contact les unes avec les autres, notamment par un mécanisme de fédération, de façon à ce qu'elles puissent non seulement améliorer leur capacité de collaboration en interne, mais aussi leur capacité de coopération entre associations. Comment est-ce que tu peux faire fonctionner ensemble un collectif de squat et un collectif de compost. Comment est-ce que tu peux partager de l'info en partageant des données numériques entre ces différentes structures et en montant des actions communes avec, pourquoi pas, des fichiers communs, des discours communs, etc.

Vous parlez souvent d'archipellisation d'initiatives. De quoi il s'agit ?

Angie : L'idée de l'archipellisation est un concept qui vient d'Edouard Glissant et qu'on reprend au sein de Framasoft avec cet objectif de permettre à un réseau de petites structures d'être reliées les unes aux autres via les outils conviviaux. Donc archipel d'îles, différentes îles qui sont des identités, des organisations, ce que nous appelons nos partenaires, qui chacune a une identité propre, des fonctionnements propres, des enjeux et des objectifs propres, mais qui ont forcément un lien avec tel ou tel autre.

Dans l'archipel Frama, l'idée, c'est de pouvoir connecter à nous et de travailler en partenariat avec des structures qui sont proches de nous, sur un certain nombre de positionnement, particulièrement, je pense, les valeurs. C'est un minimum, en fait, sans forcément que l'ensemble des structures constituent réseau.

Il y a vraiment cette idée qu'on puisse avoir des îles différentes, qu'on puisse tisser des ponts vers d'autres îles, mais on ne va pas planter notre drapeau sur ces îles, et on ne va pas non plus les laisser planter leur drapeau dans dans notre île. Il y a une liberté d'action proche de chacune. Les initiatives aujourd'hui autour de l'archipellisation au sein de Framasoft sont hyper nombreuses et très variées.

Initialement, bien sûr, on était très dans l'archipel du mouvement libriste. Donc on travaille forcément avec les différents acteurs de la communauté autour du logiciel et de la culture libre. Mais en fait, ça se développe vers plein d'éléments et particulièrement, on travaille de plus en plus en collaboration, en archipellisation avec, par exemple, les acteurs de la transition environnementale. On est en lien alors souvent sur les aspects numériques évidemment, avec un certain nombre d'entre eux. Et puis, on est aussi en lien avec les acteurs sociaux ou, particulièrement en ce moment, en lien avec les acteurs de la médiation numérique, qui peuvent être de très bons partenaires pour porter justement ce discours d'un numérique émancipateur.

Il y a Julia Lainae et Nicolas Alep qui ont sorti un bouquin que je n'ai pas lu, je l'avoue, qui s'appelle "Contre l'alternumérisme" et sur la dernière de couverture cela dit que les Gafam n'ont qu'à bien se tenir, les alternuméristes se font fort de convertir la méga-machine à profits qu'est Internet en outil convivial au service de la démocratie, du sauvetage de la planète, du bien-être de tous. Les auteurs réaffirment une position encore insoutenable pour bon nombre de nos contemporains : défendre la vie sur Terre et la liberté humaine implique nécessairement de désinformatiser le monde. Est-ce que c'est un bouquin que vous avez lu ? Quelle réponse donner à ses auteurs ?

Pierre-Yves : Je l'ai lu et je vous renvoie à une critique qui a été faite sur le site internetActu à la sortie du bouquin, le site est toujours en ligne. La critique en a été faite, que je trouvais assez juste. C'est aussi de se poser la question effectivement d'un monde sans numérique. Moi je comprends. Il y a un courant aujourd'hui à la fois soit technophobe, soit technoluditte. C'est de dire qu'il faut détruire les machines parce qu'elles asservissent l'Homme. C'est un point de vue que j'entends. Mais je reste malgré tout convaincu que le numérique peut avoir des effets positifs dans nos vies.

Et du coup, j'ai pas pour autant envie de brûler les ordinateurs, les réseaux, etc, qui permettent un certain nombre de choses que je pense être positive. Après, on verra, en fait, où on va.

Mais la principale critique que j'apporterai à ses auteurs, c'est de pointer les alternuméristes, on peut mettre Framasoft dans le lot, ok ça marche. Mais pointer les alternuméristes comme étant les dindons de la farce ou ceux qui permettent d'entretenir le système. Je pense que c'est juste pas s'attaquer au vrai fond du problème qui, pour moi, reste plutôt une mauvaise utilisation du numérique plutôt que ces alternuméristes qui permettraient d'entretenir l'image d'un numérique libre et émancipateur. Je ne suis pas sûr aujourd'hui que l'on soit la meilleure cible sur laquelle dépenser de l'énergie quand on est technophobe.

Comment aider ou contribuer à Framasoft ? C'est simplement par le don ?

Pierre-Yves : C'est sans doute la façon la plus efficace de nous soutenir. Évidemment, pendant des années, en tant qu'association issue du monde du logiciel libre, on invitait, et on invite toujours les gens à contribuer aux logiciels, tous les logiciels dont on a parlé pendant l'interview. Ils sont tous disponibles en ligne publiquement, ils sont tous sous licence libre, donc chacun, chacune peut les télécharger, les améliorer, y contribuer, à corriger des bugs, etc.

On s'est aperçu quand même que, malheureusement, au fil du temps, ça ne marche pas toujours très bien. C'est pas toujours très efficace d'appeler à la contribution. Pour qu'un commun numérique soit entretenu, il faut de l'animation. Il faudrait des animateurs, animatrices, ce qu'on a appelé des touilleurs ou des touilleuses, autour de chacun des logiciels qu'on produit, qu'on développe ou qu'on améliore. Cela nécessiterait des capacités d'animation qui dépassent largement les fonds dont disposent Framasoft. Donc, soit on passe à 20, 30 ou 40 salariés dans Framasoft, pour maintenir l'ensemble de ces logiciels nous-mêmes, soit une autre solution, aujourd'hui, plutôt celle qu'on préconise, pour soutenir Framasoft, le meilleur moyen aujourd'hui, il est de nous faire un don, qui est défiscalisable à 66% pour les particuliers imposables et 60% pour les entreprises.

En faisant un don à Framasoft, vous permettez aux projets de Framasoft, que ce soit les projets bénévoles ou les projets portés par l'équipe salariée, de payer finalement du temps qui peut être du temps salarié, qui peut être des trajets en train pour aller faire une intervention au fin fond d'un département ou d'une collectivité. Et tout cela nous permet en totale transparence et en expliquant, en faisant un gros travail d'explication de comment est-ce qu'on fait les choses et pourquoi est-ce qu'on fait des choses, d'entretenir une démarche d'essaimage telle qu'on l'a fait avec Chatons ou tel qu'on peut le faire demain avec d'autres collectifs. De soutenir finalement l'essaimage plutôt que la consolidation d'une seule structure.

Framasoft n'a pas volonté à avoir 15, 20, 30 ou 50 salariés. On souhaite rester à une petite taille. Pour rester même à cette petite taille, pour te donner un ordre d'idée, là, globalement, le budget annuel de Framasoft tourne entre 700 et 800000 euros par an, et ça représente une sacrée somme. Aujourd'hui, la meilleure façon de soutenir Framasoft reste de nous faire un don pour qu'on continue à faire les actions qu'on a menées ces 20 dernières années.

Quelles perspectives voyez-vous dans un monde parfait pour un numérique en conscience des enjeux sociaux et environnementaux ?

Angie : Cela me pose beaucoup de questions, parce que la question du monde parfait pour moi est assez difficile à envisager. D'ailleurs, que le monde soit parfait ou pas, mais en tout cas une chose qui, moi, me tiendrait à cœur à titre individuel, c'est le fait que les acteurs et les actrices du progrès de la justice sociale et environnementale, se mettent en cohérence, en fait. Je suis toujours dépitée et ça me touche profondément de voir que la plupart des militants dans ces domaines là utilisent toujours les outils fournis par le capitalisme de surveillance. Je ne comprends pas du coup qu'il n'y ait pas une une dissonance cognitive.

On ne va pas changer le monde en utilisant les outils des géants du web. Il y a une contradiction très forte. Dans mon monde parfait, on aurait une prise de conscience générale qui se serait faite et donc un changement de pratiques, évidemment, qui serait en lien avec ça. C'est la première perspective qui me semble assez réalisable, si on arrive à faire passer l'idée que c'est possible de changer et qu'au moins en tout cas, les militants dans ces domaines là le fassent.

L'autre peut être grande perspective pour moi, ce serait qu'on arrive à ce que le techno-solutionnisme ou la techno-béatitude, toute cette idéologie que c'est la technologie qui va sauver le monde, n'existe plus.

Je ne sais pas comment on arriverait à ça. Je pense qu'un des moyens ce serait de développer les questions de la techno-critique et de faire qu'on ait une éducation au numérique qui soit bien plus critique que c'est le cas aujourd'hui. Ce n'est pas trop dans l'air du temps, j'ai l'impression, mais ça viendra peut-être, qu'on arrête de penser que la technologie est la solution à tout. Et je pense particulièrement dans les domaines sociaux et environnementaux, très clairement, la solution pour les personnes en situation de pauvreté, ça va être de leur faire remplir des demandes d'APL (Aide personnalisée au logement) via des interfaces numériques pourries.

Derrière tout ça se cache quand même un truc qui, pour moi est aussi important, c'est que le numérique a quand même déshumanisé beaucoup les relations humaines et je pense qu'on aurait intérêt à sortir de "tout numérique". Et d'arriver à de l'humain qui reprend la place du numérique. Moi je ne suis quasiment plus sur les réseaux sociaux et je me rends compte à quel point en fait je mets en place des relations humaines dans un contexte territorial qui sont bien plus enrichissantes que ce que je pouvais développer quand j'étais plus actif sur ces réseaux sociaux. Cela reste des perspectives individuelles ou souhaitées individuellement.

Pierre-Yves : Oui qui sont partagées collectivement. Au sein de Framasoft je pense qu'on est tous et toutes d'accord avec ce que tu viens de dire. J'ajoute que c'est aussi la question de sortir des rapports de domination, notamment du capitalisme, pour moi, là aussi dans une perspective individuelle, mais qui semble relativement partagée à Framasoft, qui rejoint finalement ce que disait Angie, c'est comment on ressort de cette aliénation au numérique qui nous est souvent imposé par certain rapport de domination qu'on peut avoir laissé se mettre en place dans la société.