Alternatives émancipatrices face au capitalisme technologique

Épisode 77 publié le 16/05/2023

Sénamé Koffi Agbodjinou

Sénamé Koffi Agbodjinou

Comment peut-on imaginer une ville intelligente avec des technologies émancipatrices ? Le point de vue africain de l'architecte togolais Sénamé Koffi Agbodjinou.

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Dans cet épisode, faisons un pas de côté, comme d’habitude sur Techologie, allons changer de point de vue, direction Lomé, la capitale du Togo. Nous recevons l’architecte Sénamé Koffi Agbodjinou, qui a fondé L'Africaine d'architecture, une association qu’il qualifie de “structure activiste”, dans le but de promouvoir une approche différente, une approche africaine, des questions d'architecture, d'urbanisme et de design. Nous discutons de smart city, de ville intelligente, de fablab et leur adaptation aux contextes africains.

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Transcription

Extrait

Ce qu'on peut dire à travers la smart city, c'est un nouvel outil d'exploitation capitaliste. Puisque le capitalisme, aujourd'hui, est essentiellement celui de la donnée et avec la ville intelligente, ce qu'on fait en réalité, c'est de pomper de la donnée à l'échelle. Ensuite, qu'est-ce qui est fait de cette donnée, à qui elle appartient, etc. sont des sujets de vigilance.

Intro

Aujourd’hui, faisons un pas de côté, comme d’habitude me diriez-vous, sur Techologie, mais allons changer de point de vue, direction Lomé, la capitale du Togo. Nous recevons l’architecte Sénamé Koffi Agbodjinou, qui a fondé L'Africaine d'architecture, une structure qu’il qualifie de “structure activiste”, dans le but de promouvoir une approche différente, une approche africaine, des questions d'architecture, d'urbanisme et de design. Nous allons discuter de smart city, de ville intelligente, de fablab et leur adaptation aux contextes africains.

Pour rentrer dans le dans le contexte de tes travaux, comment peut-on décrire une ville africaine aujourd'hui ?

Est-ce qu'il y a une définition unique pour la ville africaine ? Le mouvement urbain est certainement très varié sur l'ensemble du continent. C'est très probablement un continent qui va voir émerger une urbanité assez unique. D'abord en lien avec son importance. C'est un urbain sur six qui sera africain d'ici trente ans, un sixième de l'urbanité mondiale. Cela va se passer forcément dans une configuration où on va voir émerger des objets urbains encore une fois tout à fait inédits et certainement les plus grandes villes du monde. En tout cas 5 des villes les plus importantes au monde apparaîtront certainement dans les trente prochaines années sur ce continent.

Quelle est ta définition de la smart city, ou qu'on peut traduire en ville intelligente peut-être ?

J'ai une définition très naïve. Celle certainement du dictionnaire aussi. C'est une ville où le fondamental est technologique. C'est la "technologie", pour faire caricaturale, qui permet de faire à peu près tout. C'est un objet urbain où les technologies, et surtout les nouvelles technologies du digital ont pris un rôle essentiel.

Dans un contexte de villes intelligentes, quel est le positionnement des big tech, notamment les GAFAM, vis-à-vis des villes intelligentes dans le contexte, bien sûr, africain ?

La smart city, on le comprend assez aisément, c'est le moyen pour une entreprise technologique de multiplier ses revenus de façon exponentielle. Puisque quand tu livres une smart city ou quand tu t'inscris dans une production de smart city, il ne s'agit plus là de vendre des devices à des individus, mais de produire directement à l'échelle. Pour des raisons purement mathématiques et de multiplication de revenus, on peut comprendre que les big tech soient très intéressés à la smart city. C'est d'ailleurs un concept qui a été inventé par une big tech, IBM. Et comme les plus grandes villes du monde, comme je viens de l'expliquer, apparaîtront très probablement sur le continent africain, c'est l'endroit vers lequel, aujourd'hui, le regard des big tech se tourne.

Est-ce qu'il y a un accaparement, selon toi, de la vie, du contexte africain par ces big tech ? Est-ce qu'on peut imaginer sortir des logiques coloniales, qui concernent à la fois les africains, mais aussi les occidentaux, par rapport à ce sujet de déploiement des technologies ?

Le sujet est relativement nouveau. En réalité, on n'a pas encore vu apparaître de smart city sur le continent. Moi, j'analyse juste que l'intérêt des big tech est là bas et ça se manifeste à plusieurs niveaux. Ça a commencé avec tout l'effort qu'il y a eu de fournir internet aux africains : les ballons d'Elon Musk, les drones de Mark Zuckerberg. Récemment, Google a connecté par câble, via mon pays d'ailleurs, le Togo, le continent par câble sous-marin. Donc, ce qui est sûr, c'est qu'il y a tentation d'arriver sur le continent. Et le reste, on ne peut que spéculer.

Mais quand on observe ce qu'est le fondamental des sociétés africaines, il y a plusieurs craintes qu'il est légitime d'avoir. La première étant une espèce de terraformation par l'avènement de la smart city, de ce qu'est l'anthropologie profonde des africains. C'est-à-dire que les africains sont des sociétés, on va dire au risque de faire caricatural, des sociétés de l'être collectif et des cultures qui ne sont pas encore arrivées au niveau d'atomisation sociale qu'on peut observer, par exemple, en occident.

Comme ces technologies, du digital pour beaucoup, copient ou se coulent dans le moule du social, le risque est, en important des smart city, qu'elles participent de désagréger le tissu social et de faire des africains des individus aussi individuels que peuvent l'être dans le cadre de la grande ville des occidentaux aujourd'hui, voire encore plus individuels.

Après, il y a les sujets classiques de colonisation, d'impérialisme. La smart city pourrait être le lieu du déploiement d'une nouvelle infrastructure impériale sur le continent, puisque ce qu'on peut dire à travers la smart city, c'est un nouvel outil d'exploitation capitaliste. Puisque le capitalisme, aujourd'hui, est essentiellement celui de la donnée et avec la ville intelligente, ce qu'on fait en réalité, c'est de pomper de la donnée à l'échelle. Ensuite, qu'est-ce qui est fait de cette donnée, à qui elle appartient, etc. sont des sujets de vigilance, où, là aussi, on peut craindre que les verrous ou les vigies ne soient pas aussi efficaces en Afrique que ça peut l'être en occident, en considérant que c'est des contextes où il y a moins de besoin de légitimité, moins de recours au consentement des populations pour l'installation des choses, moins de démocratie.

Dans un article pour Usbek et Rica, il y a une chose qui m'a frappé et qui m'a pas mal intéressé. Tu parles que la ville telle qu'elle est en train d'être déployée, installée dans les grandes capitales africaines, est en complète opposition avec les traditions et la culture, les cultures africaines - j'imagine qu'un n'a pas qu'une seule. Et que ça promeut vraiment le mode de vie occidental, avec une séparation forte entre nos vies et la nature. C'est peut-être une forme un peu convenu de l'idée du progrès, le fait de vraiment s'éloigner de la nature, bétonner et d'avoir une nature maîtrisée, à l'intérieur de parcs et de jardins, j'imagine. Veux-tu développer cette idée pour nous ?

C'est vrai que les deux béquilles du progressisme tel qu'il a été construit par la pensée moderne dont l'origine est européenne sont le naturalisme et l'individualisme. C'est-à-dire que l'homme moderne, l'homme achevé, l'homme réalisé est l'homme normalement qui, selon Descartes, se coupe de la nature, puis contrôle la nature, met la nature en ressource, la transforme en utilité, et puis, selon les philosophes de la théorie économique, après, se coupe aussi du groupe. L'homme moderne, c'est un homme qui qui domine la nature et qui est individuel. La ressource qui a permis de produire de façon pratique cet individu a été la ville. La ville a été naturaliste et individuelle, de façon impensée.

Avec l'importation des villes sur le modèle occidental en Afrique, qui n'est pas seulement ou n'est plus seulement un fait colonial, il y a aussi un fait d'extraversion. C'est à dire que les africains en rêvent eux-mêmes. Ce n'est pas, ce n'est plus seulement imposé. Avec l'importation des villes, on importe aussi cette culture naturaliste et individualiste qui est en conflit avec l'être ou les cultures profondes africaines qui, comme tu l'as dit, sont plutôt emparentés avec la nature. Les africains ont des parents parmi les animaux. Ils n'imaginent pas leur société complètement étanche, sans être pénétré de nature, un peu partout. Toute la vie est rythmée d'un tas de contrats, on va dire, naturels qui fondent la communauté humaine et sa relation avec ce qui la dépasse.

Les africains sont aussi, je l'ai déjà dit, des êtres foncièrement non individuels. Ça se comprend très simplement dans cette chose qu'on dit souvent, c'est qu'en Afrique,
être pauvre, c'est être seul. C'est foncièrement des êtres du groupe. Donc la ville, par contre, dans son essence est anti nature, je schématise un peu, est anti groupe. Mais tel qu'elle a voulu se déployer jusqu'ici en Afrique, elle a laissé des marges pour que les africains résistent. Y compris dans le cadre de la grande ville ménage des logiques d'inscription dans la nature et d'inscription dans le groupe.

Mais avec la smart city, ce qui va se passer très foncièrement, c'est que le radical naturaliste et individualiste de la ville va être plus renforcé avec la ville technologique. Et là, y a le risque que les sagacités et les petits dispositifs que les africains avaient mis en place jusqu'ici pour faire survivre leur originalité, même dans le cadre de la grande ville, ne soit plus opérante et qu'on bascule complètement, en Afrique même, vers un modèle de ville qui, non seulement aura, cette fois-ci complètement assimilé le naturalisme et l'individualisme et pourrait même permettre une nouvelle coupure, qui n'est plus, cette fois-ci, une coupure avec la nature, une coupure avec le groupe, mais ce que j'appelle une coupure avec le dernier niveau d'organismes, ou d’organicité qui est le corps.

Et cette ville-là aura fini d'achever ce qui reste de sagesse qui est patrimonialisée dans les cultures africaines. Et si ça se passe en Afrique, ça aura triomphé partout ailleurs dans le monde. Puisque, par le nombre, ce qui s'impose aux africains s'imposera à l'humanité entière.

Dans l'épisode 67 de Techologie que je recommande énormément, c'est vraiment une claque, on a discuté avec David Maenda Kithoko des problèmes de d'extraction des matières en République Démocratique du Congo, avec les conséquences, bien sûr, environnementales, mais aussi sociales, sociétales sur les hommes et les femmes sur place. Est-ce que tu as des échos, ou, en tout cas, à Lomé ou dans les grandes capitales africaines que tu connais, est-ce que les gens ont conscience de l'accaparement des ressources du sol africain par le monde entier, par la Chine, par l'Europe, par les Etats-Unis, par le monde occidental ?

Je dirais que non. L'Africain de base n'en a pas conscience. Il est peut-être trop dans la survie, dans la gestion du quotidien, pour avoir, entre guillemets, le big picture et maîtriser toutes les subtilités de la géopolitique. Mais de fait oui. Les grandes puissances, les pays relativement, immensément ou moyennement riches sont drogués à un mode de vie que ne leur garanti que l'exploitation de ce continent, l'Afrique. Exploitation qu'ils peuvent nourrir de façon complètement désinhibée dans certains contextes, soit parce qu'ils ont mis en place les relais politiques et promu les caciques, les locaux qui leur donnent les accès à tout, soit dans une logique avec beaucoup de biais de sincérité, une logique d'aide, etc.

L'Afrique paye déjà un prix si on continue à parler uniquement de technologies, dont le poids sur la vie des africains est considérable dans l'épopée technologique telle qu'elle est aujourd'hui, à travers l'extractivisme dont vous parlez, mais aussi déjà sous d'autres aspects beaucoup plus subtiles.

Quels sont ces aspects ? Cela titille ma curiosité.

Il y a plusieurs niveaux de lecture. Il y a des considérations, encore plus méta. C'est-à-dire que le continent africain dans son histoire récente a été un laboratoire formidable de dystopie. C'est-à-dire que tout ce qu'on ne pouvait pas faire admettre directement aux occidentaux, parce qu'ici, en occident - je dis ici parce que je suis actuellement à Berlin -
le niveau de conscience est relativement élevé et qu'il y a des verrous, des dispositions pour qu'il y ait un regard du citoyen. Toutes ces choses-là, on on a été très souvent tenté d'aller les tester sur le continent africain.

Comment peut-on imaginer une ville durable en s'aidant des technologies ? Comment ne pas tomber dans des logiques d'obsolescence ? Est-ce que l'approche low-tech est essentielle dans ce cas ?

Le low-tech, oui. Ma contribution que j'apporte à cette conversation, c'est que le low-tech n'est pas un effort à produire en réalité parce que les technologies prises dans leur essence, et je parle des nouvelles technologies du digital, sont déjà durables. Toute la série des innovations qu'on a eu avec le digital, toutes les technologies du pair-à-pair qui ont permis l'émergence des récentes plateformes pour la désintermédiation, l'ubérisation, la blockchain, l'informatique quantique bientôt, etc. Toutes ces technologies ou la dernière séquence de technologies pour beaucoup verrouillées sur le potentiel nouveau qu'autorise le traitement de données et toutes ces technologie fonctionnent comme si elle était anti naturaliste et anti individualiste, c'est-à-dire qu'elles sont de plus en plus proches dans leur fonctionnement de la nature. Elles sont réticulaires, elles sont organiques. Et elles permettent que les connexions de pair-à-pair renforcent le pair-à-pair.

Ce que je veux dire c'est qu'à part l'effort qu'il y a encore de les nourrir, y compris notamment par des externalités négatives liées à l'extractivisme, par exemple, dont on a parlé, si vous mettez de côté cet effort, dont il faut trouver encore les moyens de mitiger l'impact environnemental, les technologies elles-mêmes, dans leur essence ont l'air de se couler, idéalement dans le moule de sociétés durables.

Le problème, en réalité, c'est que ces technologies passent par des laboratoires d'innovation sur le modèle de la Silicon Valley qui verrouillent leur potentiel sur le marchand. C'est-à-dire que les technologies sont développées pour faire de l'argent. Et on les force en réalité, contre ce qui est leur tension interne, à rentrer dans un moule beaucoup plus monopolistique, très simplement capitaliste. Mais on aurait d'autres types de laboratoires sur des paradigmes complètement différents, où on prendrait les mêmes technologies à la source, mais on les ferait travailler pour avoir, en fin de processus, des devices beaucoup plus distribués, pour des usages de pair-à-pair où, cette fois-ci, les comptabilités ne sont pas des comptabilités purement mercantiles mais de voir comment l'innovation ne crée aucune crise en aucun endroit de la planète. Comment elle n'appuie pas sur des fractures sociales. On aurait des outils, des plateformes, des applications, des devices complètement différents de ce qu'on a aujourd'hui et qui ne serait pas autant problématique.

Donc, la question, c'est une question de paradigme. C'est le paradigme qui développe les technologies problématiques. C'est le paradigme du profit et les laboratoires qui sont verrouillés sur ce paradigme. Si on divorçait de ce paradigme et qu'on avait une sorte de grand contrat partagé qui n'est plus uniquement naturaliste, individualiste et orienté vers la production de richesses, au sens très financier, où on l'entend aujourd'hui, je prends le pari qu'on aurait des technologies qui permettraient plutôt d'avoir des sociétés tout à fait modernes, dans le vrai sens du terme, de sociétés qui correspondent idéalement à ce que sont les enjeux de notre monde d'aujourd'hui.

Richard : Je dirais même que ça dépasse sans doute maintenant l'aspect financier, tellement c'est hors-sol notamment si on regarde la fortune de Jeff Bezos, Elon Musk ou Marck Zuckerberg, là c'est une guerre d'ego, celui qui va aller dans l'espace.

Tu es architecte et tu as créé une structure qui s'appelle l'Africaine Architecture. Quelles sont ses activités ? Je crois que vous avez une activité de fablab, c'est ça ?

L'africaine d'architecture est une association dont le but est de travailler la question de l'urbanité africaine. Le parti de l'association, c'est de se dire qu'une des deux plus grosses menaces, aujourd'hui, sur l'humanité, c'est l'émergence de ces villes extraordinaires qu'on prédit sur le continent africain. Mais aussi peut-être la plus grosse chance ou un moyen tout à fait inattendu de régler les problèmes de notre monde.

Donc l'association travaille le sujet de la ville africaine, et elle le travaille sous plusieurs angles. Ces dix dernières années, on a beaucoup investi dans la question des technologies, comme moyens, comme déjà tendance négative, mais aussi quelque chose qui pourrait corriger le chaos qui pourrait nous attendre. Ce gros thème technologique, on l'a incarné dans un projet qui s'appelle Hubcity. L'idée, c'était de créer des petits laboratoires de quartier avec une dimension fablab, effectivement, la capacité de pouvoir produire tout ce dont le quartier a besoin localement, mais un peu plus global comme espace d'innovation que purement un fablab. Puisqu'on est allé sur des sujets qui n'étaient pas non plus des sujets uniquement de fabrication, de prototypage rapide. Mais, grosso modo, l'idée, c'était de se dire que les technologies sont suffisamment démocratisées aujourd'hui pour qu'on puisse imaginer que chacun développe lui-même toutes les applications qu'il y a sur son smartphone et tous les devices dont il a besoin et qui sont aujourd'hui livrés depuis une source unique ou plus deux ou trois grandes sources uniques. Et cela, en offrant aux quartiers des espaces d'innovation.

Donc les gens du quartier s'organisent autour de ces espaces d'innovation et s'autonomise dans leur culture, dans leur culture digitale. Et à mesure qu'on réplique et qu'il y a des itérations, et que les espaces d'innovation se retrouvent pratiquement dans chaque quartier d'un territoire donné, ce territoire devient une smart city, mais bottom-up. C'est une smart city d'innovation, bricolée depuis la base, qui atteint quand même un niveau sublime. Parce que tous ces espaces sont mis en réseau et forment une espèce de smart grid de laboratoires d'innovation sur tout le territoire.

L'association commence à s'intéresser à la question du sport. Et comment le sport, en un sens, produit la ville et pourrait la produire de façon vertueuse. Et puis, on a aussi des intérêts pour la culture urbaine incarnée dans la musique, la vidéo, etc. Et l'idée, à chaque fois, c'est de partir sur des projets un peu concepts. C'est ce qu'on a fait avec le projet Hubcity, déblayer un peu le sujet de façon marginale. Hubcity par exemple, a été complètement autofinancé sur ces dix dernières années.

Et quand on a atteint de la bouteille essentiellement, de la bouteille éthique, qu'on a réussi à prouver que nos intuitions étaient bonnes, faire de ces projets la desinstitution, de sorte qu'avec une série de nouvelles institutions on puisse faire basculer la balance. Parce que je ne crois pas beaucoup dans l'idée de changer les choses à l'intérieur d'institutions qui sont aujourd'hui complètement vérolées, verrouillées sur le paradigme capitaliste, qu'on se l'avoue ou qu'on en ait conscience ou non. Je pense que le gros effort à produire aujourd'hui, c'est de développer de nouvelles institutions à partir de projets, de la marge auxquels on donne les moyens de challenger. Parce qu'elles se sont quand même inscrits. Elles ont profité de l'organicité qu'autorise de faire des choses de terrain avec les vrais gens, donc, elles atteignent un niveau de bouteille qui leur permet de challenger les institutions officielles et peut-être, demain de s'y substituer.

Une question plus personnelle : qu'est-ce qui t'a donné envie de travailler sur tous les sujets qu'on vient d'aborder ?

Oh, je ne sais pas. Je considère qu'à partir du moment où vous identifiez un problème, il faut, à votre petit niveau, commencer à essayer de l'adresser. J'ai identifié peut-être un peu en pionnier la question que pose l'urbanité africaine en tant que challenge à l'habitabilité de la planète. J'ai vu qu'il y avait peut-être un moyen d'adresser cette question-là de façon marginale, avec avec des ressources limitées, même si en réalité, ça m'a demandé à l'arrivée beaucoup plus de ressources qu'anticipé. C'est peut-être le sens des responsabilités, tout simplement.

Et enfin, dernière question, quelles sont les perspectives, selon toi, pour la place du numérique et des technologies en conscience des limites planétaires, dans dix ans, vingt ans ?

J'ai déjà un peu répondu à ça. Je pense que les technologies doivent être mises à leur bonne place. Et leur bonne place c'est ce qu'elle indique elle-même. Ce qui fait qu'on ne les écoute pas, c'est que ceux qui développent les objets, les produits finis, n'écoutent que le marché. C'est-à-dire qu'on développe des produits pour qu'ils pénètrent idéalement le marché, qu'ils permettent de multiplier la richesse de Jeff Bezos, etc.

Il devrait y avoir un effort de créer des laboratoires d'innovation un peu alternatives qui, eux, ne font pas des technologies pour faire des milliardaires, mais prennent des technologies pour être à leur écoute et les développer pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire une essence et une ressource formidable qui veut être distribuée, récursive, etc.

C'est un peu le carrefour où on est. Et le sujet qu'il faut trancher : est-ce que les laboratoires d'innovation classiques vont garder la main sur la ressource et être les seuls pourvoyeurs des objets finis, auquel cas on va clairement vers une dystopie, de mon point de vue. Ou est-ce que il va y avoir des lieux de résistance qui vont développer, diverger un peu de ce futur programmé problématique que les technologies nous promettent si elles restent entre les mains de la Silicon Valley. Et cette question va être tranchée pour une grande part depuis le continent africain.

Donc tu imagines une résistance numérique ?

Comme je le dis, le numérique résiste déjà. Le numérique n'est pas du tout monopolistique aujourd'hui. Il n'est pas fait pour le système industriel, le système de la concentration du pouvoir. Il est très distribué. Donc lui, résiste déjà. Donc l'effort, c'est de l'aider. Et c'est cet effort à produire, d'accompagner la résistance du numérique. On peut le faire à tout niveau. On peut le faire comme moi je le fais ces dix dernières années, à la marge, avec le risque de s'épuiser et de ne pas avoir beaucoup de gens qui ont la même profondeur de vision, qui, eux, font des choses... C'est souvent le cas en Afrique : il y a beaucoup d'exotisme technologique et derrière un discours de l'Afrique innove, l'Afrique fait des choses extraordinaires, en réalité, il y a simplement des apparences, beaucoup d'espaces créés pour des gens qui viennent se donner bonne conscience et des projets en feu de paille.

Et pour peu que le sérieux de tout ce qui se développe dans le monde de l'éthique-hacker incarné dans les fablab, aujourd'hui, dans toute la culture open source, dans la consommation contributive... Pour peu que tout ce mouvement là se prennent réellement au sérieux et ne soit pas juste un petit mouvement pour se donner bonne conscience, il pourrait arriver quelque chose de relativement intéressant. Encore une fois, le potentiel d'émergence de cette chose intéressante est beaucoup plus africain. Ce n'est pas impossible qu'en occident, on ne soit déjà allé trop loin dans le paradigme du profit. Et que ce soit de plus en plus compliqué de résister réellement autrement qu'à travers de la critique un peu "artiste".

L'Afrique est relativement encore en jachère. Il y a énormément de marges laissées. Et ce qui est triste, encore une fois, c'est que cette marge est essentiellement investi pour des projets - sans manquer de respect aux hippies - un peu hippie, pour faire joli, pour faire gentil, etc.

C'est une vraie résistance à construire par les africains eux-mêmes d'abord, et une résistance à tenir et à imposer aux gens de bonne volonté qui viennent faire des choses en Afrique. Le problème, c'est que beaucoup d'africains ne posent pas cette résistance. Soit parce qu'ils sont très respectueux de leurs hôtes. Soit parce qu'en réalité ils ne croient pas réellement eux-mêmes.

Richard : Merci beaucoup, Sénamé, j'ai vraiment beaucoup apprécié l'échange. Et puis, si vous avez aimé cet épisode, mettez des étoiles, mais surtout, partagez le message que Sénamé nous propose, de résistance et de proposer autres choses au-delà des alternatives, un peu vernis, vernis social et écologique, des vraies alternatives, des innovations sociales.