Incompatibilités des transitions numérique et écologique

Épisode 86 publié le 23/01/2024

Marie Garin et Romain Couillet

Marie Garin et Romain Couillet

Le numérique permet d'éviter plus d'émissions de gaz à effet de serre d'autres secteurs que ce le secteur du numérique produit lui même. Ce qui ferait du numérique le champion de la décarbonation. En tout cas c’est ce qu’affirme les industriels du secteur. Vérité ou idéologie ? Il faut croire que le message est bien passé car les décideurs politiques du monde entier, en France, en Europe affirme haut et fort que la transition écologique ne peut se faire qu’avec une transition numérique. Avec nous pour en parler, Marie Garin, doctorante à l'ENS Paris-Saclay dont un chapitre de sa thèse est dédié aux enjeux écologie et numérique et elle est l'auteure avec Achille Baucher d’une publication préliminaire Que la transition écologique soit, et la transition numérique fut, et Romain Couillet enseignant-chercheur à l’Université Grenoble Alpes, Inria et CNRS et auteur avec Grégoire Poissonnier de Pourquoi et comment démanteler le numérique ?

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Transcription

Extrait

Marie :

Que la possibilité que les interactions entre dispositifs numériques et sociétés participent à l'accélération de l'effondrement bioclimatique, et bien que cette affirmation-là, la possibilité de cela est vraiment aujourd'hui réelle.

Romain :

Assurer cette conviction qu'il faut continuer de produire du numérique, et en fait, ce qui se cache derrière, c'est en réalité une guerre économique au niveau mondial. On est en fait dans une forme de ce que Arthur Keller appelle le Syndrome de la Reine Rouge, on doit toujours se développer, plus et encore. C'est pour que les grandes nations internationales, ou du moins les corporatismes internationaux, c'est plus tant les États que les États et industries, assurent leur propre supposée survie dans le combat des uns contre les autres.

Marie :

Lorsqu'on regarde l'éco-conception en tant qu'une pratique ancrée dans des institutions, effectivement, dans ce cadre-là, elle a une fonction d'invisibiliser toutes les questions politiques autour du caractère éminemment écocide du dispositif numérique.

Introduction

Bonjour à toutes et tous, Richard Hanna, toujours pour le podcast Techologie.

On enchaîne une sixième année, une sixième saison du podcast, et toujours sur des sujets de transition écologique, de transition numérique, et bien sûr de techno-critique.

Le numérique permet d'éviter plus d'émissions de gaz à effet de serre d'autres secteurs que le secteur du numérique produit lui-même. En tout cas, c'est ce que les industriels du numérique affirment. Ce qui ferait du numérique le champion de la décarbonation ?

Vérité ou idéologie, il faut croire que le message est bien passé, car les décideurs politiques du monde entier, en France, en Europe, affirment haut et fort que la transition écologique ne peut se faire qu'avec une transition numérique.

Pour parler de cela, on a avec nous Marie Garin. Tu es doctorante à l'ENS Paris-Saclay. Un chapitre de ta thèse est dédié aux enjeux écologiques et numériques, et tu es auteure avec Achille Bauchet d'une publication préliminaire "Que la transition écologique soit et la transition numérique fût".

Et également avec nous, Romain Couillet, tu es enseignant-chercheur à l'université Grenoble-Alpes, INRIA et CNRS, et auteur avec Grégoire Poissonnier de "Pourquoi et comment démanteler le numérique".

Quels sont vos principaux travaux passés et actuels, pour que nous voyons d'où vous partez ?

Marie :

Alors me concernant, j'ai démarré une thèse à la base en mathématiques sur la protection de la vie privée dans les algorithmes.

Et cette thèse après a évolué vers la prise en compte d'autres prismes épistémologiques pour aller en fait vers une critique de l'intelligence artificielle, ou plutôt critique de l'apprentissage machine.

Et en mobilisant de la théorie critique, de l'épistémologie francelaise, ainsi que ce qu'on appelle les STS, les Science and Technology Studies.

Et dans ce cadre-là, j'ai rédigé plusieurs chapitres de thèse et j'ai également publié un article en neurosciences évolutives.

Romain ?

Je viens du domaine des mathématiques appliquées, donc appliquées au domaine de l'ingénierie.

J'ai commencé dans les télécommunications et migré au fur et à mesure là où l'argent et le travail se trouvaient. Donc de plus en plus vers les grandes données et l'intelligence artificielle, in fine.

Avec toujours un spectre, un prisme d'amélioration des performances, d'un point de vue réduction des coûts de calcul, réduction des impacts environnementaux, avant de me rendre compte, et en fait cela date finalement de deux ans et demi ou un peu plus, qu'en fait cela ne marche pas, et pour des raisons d'effets rebonds en fait, tout simplement.

Et c'est ce qui m'a fait changer effectivement d'optique et repasser également, comme Marie, sur un aspect technocritique beaucoup plus large, une vision plus systémique du numérique et pas seulement mathématique technicienne.

Marie, tu as la gentillesse de me partager ton document préliminaire de thèse, et dans laquelle tu cites les exemples suivants sur le site du plan de relance dans le volet "Rendre l'Europe plus numérique". On peut lire que l'intelligence artificielle nous aidera à lutter contre le changement climatique. Pourquoi le numérique est associé à la transition écologique, notamment par des décideurs politiques en France et même à l'échelle européenne ?

Alors pour comprendre cette intrication indéfectible, je pense qu'il faut en faire l'histoire. Et donc cela veut dire resituer les imaginaires sociotechniques et les idéologies, les récits aussi qui ont accompagné le développement du numérique ou de ce qu'on appelait à l'époque les TIC pour les technologies de l'information et de la communication.

cela nous fait remonter dans les années 1970, qui ont été marquées par une montée en puissance des critiques qui étaient adressées à la croissance économique et aux technologies.

Et en réponse à ces critiques, une nouvelle idéologie a commencé à s'élaborer pendant les années 70 à 90, qui repose principalement sur l'idée d'un découplage entre croissance économique et dégradation environnementale. C'est ce qui est appelé communément développement durable ou croissance verte.

L'idée principale, et c'est là justement qu'interviennent les TIC, c'est celle d'une croissance immatérielle, donc d'une croissance basée sur des ressources immatérielles comme l'information ou la connaissance.

Et c'est de cette manière-là que pendant les années 1970 à 1990, des récits qui sont assez analogues émergent dans la littérature, tant académique que grand public. Dans ces récits, on prédit une société de l'information, une société de la connaissance ou une société post-industrielle.

Et on se figure les TIC comme étant propres, légères, immatérielles et donc avec une capacité de croissance illimitée, permettant donc de répondre aux critiques adressées à la croissance.

Et en fait, c'est ce qui explique en partie pourquoi d'ambitieuses politiques publiques ont commencé à être initiées, tant à l'échelle nationale qu'européenne, en faveur de la numérisation.

Pour ne prendre que l'exemple des PCRDT, qui sont des Programmes Cadres de Recherche et de Développement Technologique, qui sont donc des instruments financiers de l'Union européenne pour la recherche et l'innovation, si on regarde depuis 1984, qui est la date du premier PCRDT, on a entre environ 20 à 25% en moyenne du budget de ces programmes cadres, qui ont été alloués à chaque fois au numérique.

Et pour prendre un exemple aussi peut-être plus récent, si on regarde le programme de relance post-pandémie, on voit qu'il y a 145 milliards qui ont été consacrés à la numérisation, ce qui correspond à peu près à 18% du budget total de ce programme de relance.

Effectivement, quand on regarde tant les textes gouvernementaux que les textes de l'Union européenne, on retrouve en fait cette idée d'une transition numérique indispensable à la transition écologique.

Et dans les documents européens, il est notamment de plus en plus question des transitions jumelles.

Le numérique permet-il d'éviter effectivement plus d'émissions de gaz à effet de serre d'autres secteurs que ce que le secteur du numérique produit, comme l'affirme la GeSI, la Global Enabling Sustainability Initiative ? La GeSI est une coalition d'entreprises du secteur du numérique, dont leurs rapports Smarter 2020 et Smarter 2030 devenus célèbres, en tout cas dans notre milieu technocritique, on va dire, ou technophiles d'ailleurs, les technophiles s'en servent beaucoup. Qu'est-ce qu'on peut analyser dans ces documents, Marie ?

Il y a aussi le rapport avant : Smart 2020. Oui, en 2008, la GeSI publie un rapport technique dans lequel ils estiment que le numérique va permettre de réduire les émissions de gaz à effet de serre des autres secteurs de 15% à horizon 2020.

Pour eux, cela permet de dire que le numérique va compenser ces effets de premier ordre, donc les effets directement liés au numérique, au secteur du numérique, par un facteur de 5,5.

Et cette affirmation, ils vont la reconduire dans les autres rapports qui sont sortis, donc avec à chaque fois un facteur toujours plus grand d'évitement.

On a donc pour le rapport Smarter 2020 un facteur de 7,2 et pour le rapport Smarter 2030 un facteur de 9,7 qui est annoncé.

Et je pense que pour bien comprendre ce qui est éminemment problématique dans ces rapports, je vais avoir besoin d'introduire la taxonomie qui est habituellement utilisée pour les impacts environnementaux du numérique.

Il y a tout d'abord ce qu'on appelle les effets de premier ordre qui sont ceux qui sont engendrés par ce qui constitue le numérique, c'est-à-dire la fabrication, l'utilisation et la fin de vie des infrastructures, des réseaux et des équipements.

On appelle aussi les effets de second ordre ceux qui sont relatifs aux applications du numérique. Il peut y avoir des effets de second ordre positifs comme ceux liés à l'optimisation ou à la substitution et des effets de second ordre négatifs comme par exemple les effets rebond directs.

Enfin, il y a ce qu'on appelle les effets de troisième ordre qui sont les effets rebond indirects et tout ce qui est induit par les transformations systémiques et les changements structurels de la société qui sont induits par le numérique.

Alors, maintenant que j'ai introduit cette taxonomie, revenons au rapport de la GeSI.

En plus d'être basé sur des hypothèses qui sont aujourd'hui largement mises en défaut par la littérature scientifique, et pour cela je réfère aux travaux de Gauthier Roussilhe, le cadrage de ces rapports est opportunément restreint, c'est-à-dire qu'ils se sont uniquement concentrés sur les effets de premier ordre et les effets de second ordre positifs. cela veut dire qu'ils ont ignoré les effets indirects négatifs, c'est-à-dire les effets de second ordre et de troisième ordre négatifs.

Et c'est précisément ces effets-là, c'est-à-dire les effets indirects négatifs, qui ont été rapidement identifiés comme les effets négatifs les plus importants par la sphère scientifique.

En plus de ces considérations sur le manque de scientificité de ces rapports, je pense maintenant qu'on peut dresser un bilan.

Malgré la forte croissance du dispositif sociotechnique numérique, force est de constater que les émissions ont explosé.

Là, si on regarde les chiffres de l'ONU par exemple, on peut voir que les émissions mondiales annuelles par habitant ont augmenté de 15% entre 1990 et 2019. 1990, cela correspond à l'année à partir de laquelle la numérisation s'est vraiment réalisée.

Et si on regarde l'extraction de matière première, parce que justement la promesse était celle d'une croissance immatérielle, on voit que l'extraction de matière première a augmenté de 113% entre 1990 et 2017, alors que la population n'a augmenté que de 40%.

C'est l'extraction de matière tous secteurs confondus, pas que secteurs du numérique ou des technologies ?

Marie :

Oui, tout à fait, tous secteurs confondus.

En fait, cela veut dire qu'à l'inverse de ce qui était attendu, le découplage relatif qui a pu être observé, donc un découplage entre production économique et consommation de matière première qui avait pu être observé au XXe siècle, s'est inversé.

Pour reprendre les mots de l'économiste francelais Éloi Laurent, la transition numérique correspond à un recouplage absolu, à une rematérialisation massive des systèmes économiques.

Et il analyse en fait que la dématérialisation espérée s'est muée en recouplage.

Pour conclure, bien sûr qu'on peut imaginer des explications causales alternatives à cette situation, qui excluraient totalement le rôle du dispositif numérique.

Mais je pense néanmoins que l'énoncé qui consiste à considérer que le dispositif sociotechnique numérique est un formidable levier pour la transition écologique, perd en fait de sa force épistémologique, c'est-à-dire, si on prend sa force épistémologique comprise dans sa tradition pragmatique, cela veut dire une capacité à offrir des prédictions valides.

Et je pense qu'on peut en conclure que la possibilité en fait que les interactions entre dispositifs numériques et sociétés participent à l'accélération de l'effondrement bioclimatique, et bien que cette affirmation-là, la possibilité de cela est vraiment aujourd'hui réelle.

Envisager en fait sérieusement le postulat d'une incompatibilité entre le dispositif numérique et une trajectoire écologique viable ou désirable, en fait cela ne s'est pas du tout à balayer d'un revers de la main.

Et cette hypothèse, effectivement, elle est parfois qualifiée de technophobe, malheureusement.

Pour le dire peut-être avec les mots de Hans Jonas, considérer cette hypothèse, cela signifie en fait de conceptuellement accorder la priorité aux possibilités de malheur fondées de manière suffisamment sérieuse par rapport aux espérances.

Romain :

Tout ce que Marie évoque est intéressant en ce sens que c'est un rapport de faits scientifiques élaborés. On comprend bien ce qui se cache derrière, en fait, qui est une vision beaucoup plus politique, géopolitique, internationale, et surtout capitaliste en réalité.

On est dans une forme de dissimulation, de stratégie, de fabrique de l'ignorance, du mensonge. On voit que des rapports pseudo-scientifiques produits par des industrielles.

La GeSI tentent de faire passer une pilule qui dans les faits ne fonctionne pas et c'est même complètement à contre-courant.

La GeSI, je crois, anticipait une diminution de l'impact positif du numérique de 15% des émissions de gaz à effet de serre sur un horizon de 10-15 ans.

Bon, le fait est qu'effectivement on n'a pas fait -15 mais +15 et ils persistent et signent, parce qu'évidemment ce mensonge-là, il doit être maintenu pour assurer cette conviction qu'il faut continuer de produire du numérique.

Ce qui se cache derrière, c'est en réalité une guerre économique au niveau mondial. On est en fait dans une forme de ce que Arthur Keller appelle le syndrome de la reine rouge. On doit toujours se développer, plus c'est encore, pour que les grandes nations internationales, ou du moins les corporatismes internationaux, c'est plus tant les États que les États et industries, assurent leur propre supposée survie dans le combat des uns contre les autres.

Il y a un bouquin de Chris Miller qui s'appelle « Chip War » qui est paru récemment, qui est extrêmement intéressant de ce point de vue-là, qui montre que tout le numérique, depuis sa naissance, depuis les années 60-70, est vraiment inscrit dans cette guerre économique ou militaire par ailleurs, puisque les armes aujourd'hui, les armes de combat effectif militaire sont fortement imprégnées de numérique.

En fait, il y a cette fuite en avant qui est obligatoire et il faut la justifier.

Malheureusement, comme on doit justifier l'injustifiable face à l'énéantissement de la biologie globale et à la dérive climatique, on est obligé de rentrer dans des stratégies de fabrique de l'ignorance, et c'est ce qui se passe.

Et ce que Marie évoque effectivement, c'est l'aspect très concret, très pragmatiste et très scientifique dans les chiffres, du fait qu'effectivement, les entreprises qui sont au soutien du numérique doivent, d'une manière ou d'une autre, mentir en affirmant l'indéfendable.

D'ailleurs, à ce titre, je peux peut-être aussi, comme Marie, évoquer Éloi Laurent. Il disait à un moment également qu'on s'est trompé de transition, on aimerait faire la transition écologique, mais à défaut de savoir la faire, on fait la transition numérique. Et moi, je ne crois pas trop en cette affirmation, je la trouve assez naïve.

Je pense que les décisions au niveau international sont très conscientes. Je pense que les décideurs qui ont des intérêts propres, personnels et capitalistes, savent bien que cela ne fonctionne pas et que le développement économiciste du numérique prime devant une supposée transition énergétique, écologique.

Donc on ne s'est pas trompé. Je pense que les décideurs mondiaux savent ce qu'ils font, en fait.

Tu disais Romain qu'il y a une espèce de fabrique du mensonge, voire fabrique de l'ignorance de la part des lobbyistes et acteurs de la tech, alors que ces acteurs mettent paradoxalement beaucoup en avant la science, la recherche scientifique, etc. On a vu pour les rapports du GeSI. Est-ce qu'on a d'autres formes de mensonge sous couvert de recherche scientifique ?

Peut-être le grand mensonge qui rend difficile la communication à l'intérieur de nos propres institutions, c'est une mécompréhension du terme même "la science" qui est vu sous sa fameuse neutralité sacrée et intouchable.

C'est cela qui fait que nos collègues, mes collègues, ont du mal à considérer que ce qu'ils font n'est pas impactant puisque la science est neutre et cela dépend de ce qu'on en fait.

Ce n'est pas forcément une fabrique du mensonge plus qu'une institutionnalisation d'un outil. La science à des fins effectives, capitalistes, productivistes.

Le fait est que concrètement, mes collègues, comme moi-même il y a encore quelques années, ont contribué au développement de ce système numérique d'accélération des processus de tous les champs d'applications sociétales dans lesquels on est inscrit aujourd'hui et qui créent notre verrou d'ailleurs.

Et cela en soi, c'est un mensonge très insidieux, c'est-à-dire la croyance que le scientifique lambda pourra avoir un impact positif dans son implication vers du verdissement numérique, par exemple. Beaucoup y croient.

Alors que les faits sont tels que la raison fondamentale pour laquelle une université tient et est financée, c'est parce qu'il y a des intérêts capitalistes derrière, il y a des financements et ces financements sont à but industriel. Je pense que c'est peut-être le gros éléphant dans le couloir.

Est-ce qu'une transition numérique est-elle vraiment indispensable à une transition écologique ? Comment développement du numérique et développement durable ne font finalement pas bon ménage ?

Marie :

Moi j'aimerais tout d'abord revenir sur le terme de développement durable, parce qu'en fait, c'est ce que j'expliquais un petit peu au début, il sous-tend en fait l'hypothèse d'un découplage absolu entre croissance économique et dégradation environnementale.

C'est-à-dire en fait l'idée que la croissance économique augmente pendant que les dégradations environnementales se stabilisent ou diminuent.

Je pense que c'est important vraiment de revenir sur ce concept-là, parce qu'il est vraiment au cœur des notions de, alors au début on appelait cela éco-développement, développement durable maintenant, développement soutenable, croissance verte aussi.

Je pense également que le terme de transition écologique sous-tend un petit peu cela également.

Ce qu'il faut bien voir c'est que, et là je me base sur les travaux notamment de Timothée Parrique, c'est que si on regarde par exemple une étape un petit peu minimale d'avoir une trajectoire écologique souhaitable, cela pourrait se résumer à minimalement respecter l'accord de Paris.

Essayer de limiter le risque d'emballement bioclimatique, en fait il ne suffit pas de réaliser un découplage absolu, mais il faut que ce découplage il soit rapide, conséquent, mondial et permanent.

Il y a vraiment de plus en plus de travaux qui contestent l'éventualité d'un tel découplage, en disant que cela n'a jamais été observé, qu'aucune preuve empirique ne permet de motiver cette hypothèse, et qu'il est très probable que cela se produise tant pour les matériaux, l'énergie que les gaz à effet de serre.

La stratégie écologique du développement durable, ce qu'il faut voir c'est qu'elle repose en grande partie non pas sur une remise en cause de la consommation et de nos modes de vie, mais sur l'amélioration de l'efficacité énergétique, grâce à des innovations technologiques, d'où en fait la si grande importance de la numérisation.

Mais sauf qu'en fait, comme l'évoquait Romain tout au début, il semble que les gains d'efficacité et d'optimisation permettent bien souvent plus d'augmenter la productivité et le flux de matière et d'énergie, et non pas de le stabiliser ou de le réduire. C'est justement souvent ce qu'on évoque avec le terme d'effet rebond.

Et bien que cet effet rebond ne soit pas systématique, la rapidité et la facilité avec laquelle une numérie peut se déployer, cela laisse à penser qu'il y serait particulièrement enclin.

Et c'est ce que certains chercheurs appellent le rebond digital.

Et si je peux me permettre aussi une petite remarque sur l'effet rebond, le concept implique quand même néanmoins un certain imaginaire politique que je pense il est important de rappeler. C'est qu'en fait il sous-tend bien souvent une logique d'imputation du rebond de consommation aux utilisateurs.

L'effet rebond est souvent interprété à partir des hypothèses de la théorie économique néoclassique, des choix rationnels sous la forme d'une analyse individualisée de coûts-avantages.

Il me semble que c'est peut-être plus pertinent d'analyser ce qu'on veut entendre par l'effet rebond, plutôt en termes de réorganisation des institutions dans lesquelles les pratiques sociales sont ancrées, plutôt qu'avec une interprétation comportementale de l'homo economicus, c'est-à-dire de l'individu qui maximise ses gains.

Et pour peut-être illustrer, parce que cela peut paraître un petit peu théorique tout cela, l'exemple classique de l'effet rebond qui est, on améliore l'efficacité des moteurs et les gens se mettent à parcourir plus de distance parce que c'est moins cher, où là du coup on a une analyse qui est comportementale de l'individu qui maximise ses gains.

En fait cela peut être plus intéressant de saisir cette augmentation de la consommation d'essence, non pas donc avec une interprétation comportementale, mais avec une approche qualitative, qui du coup implique de prendre en compte les politiques d'aménagement du territoire, qui du coup ont institué une séparation géographique des lieux d'habitat, de travail et de commerce, la normalisation de l'habitat unifamilial isolé, et aussi peut-être la représentation idéale de la voiture qui est associée à la liberté, et toutes ces choses-là.

Et la publicité

Oui, la publicité.

Romain :

Il ne faut pas oublier aussi que l'outil numérique, c'est un outil d'accélération de tous les processus, c'est un outil qui a permis le développement de beaucoup d'autres champs et disciplines de recherche qui se trouvent plus efficaces et plus efficientes, et qui permettent aussi d'utiliser l'outil numérique comme un outil d'imprégnation sociale, effectivement de développement publicitaire, de servitude volontaire.

Alors cela, on utilise du coup les travaux de psychologie cognitive et sociale pour inciter la population à rentrer dans ce prisme de la consommation.

Et donc au final, les supposés gains énergétiques promis par le numérique, ils ont aussi comme effet rebond massif une transformation ontologique de la société, et peut-être que c'est cela le point central, et qu'on ne questionne jamais suffisamment, et là je reprends un petit peu la voix d'Aurélien Barreau, le fait qu'on doit vraiment se poser la question ontologique de qui on est, qu'est-ce qu'on souhaite.

On est dans un anéantissement biologique global aujourd'hui, c'est cela la question en réalité.

On ne devrait plus se poser la question de qu'est-ce qu'on fait de l'outil numérique. On a compris que cet outil a des impacts colossaux négatifs, qu'il détruit la planète, la question se pose en réalité plus vraiment de comment on réduit la voilure, en tout cas à l'intérieur de ce système-là cela ne fonctionne pas.

Comment débunker les idées d'un numérique plus vert ? Moi-même j'ai beaucoup baigné, toujours encore, dans le domaine de l'écoconception notamment des services numériques. Est-ce qu'on doit complètement abandonner, selon vous, l'idée d'éco-concevoir nos services numériques ? Bien sûr, c'est un premier pas pour éviter l'obsolescence des matériels, c'est surtout cela l'enjeu. Est-ce que c'est finalement mettre du sparadrap sur du capitalisme vert ?

Romain :

Moi je peux répondre en tant qu'universitaire, en tant qu'enseignant-chercheur, je vois ce qui se passe à l'université et malheureusement, on met beaucoup de peinture verte sur la plupart des programmes d'enseignement.

Il ne s'agit en réalité pas de changer le contenu des cours pour l'instant, plutôt que d'ajouter des contenus type fresque du climat, fresque du numérique,
un peu effectivement de cours d'éco-conception, mais dont la finalité reste de produire des ingénieurs et des travailleurs pour l'industrie telle qu'elle existe aujourd'hui.

Les industriels eux-mêmes ont pour objectif de produire et vendre, ce qui veut dire avoir plus d'extraction matérielle et continuer de piller la planète, donc en réalité on a du mal à imaginer que cet oxymore du développement durable, même dans les faits pratiques, au niveau universitaire et scolaire, fonctionne du tout et encore à plus forte raison au niveau industriel.

On va dire d'un point de vue pragmatique, de ce que moi j'observe en tant qu'enseignant-chercheur au sein des institutions d'enseignement et de recherche, l'éco-conception, c'est un mouvement qui est embrassé de manière majoritaire, mais qui a des effets complètement minoritaires, et qui de fait est incapable de lutter contre l'accroissement par ailleurs de toutes les entreprises aujourd'hui, la fuite en avant, la fameuse course, le syndrome de la reine rouge que j'évoquais tout à l'heure.

Donc finalement c'est un écran de fumée pour moi, dans les faits en tout cas pour l'instant, qui permet de calmer les dissonances de mes collègues, des étudiants parfois, et de fait cela ne fonctionne pas.

Et face à l'urgence, je pense que c'est des notions qu'on devrait mettre de côté et se poser les vraies questions.

Marie :

Pour réagir assez brièvement, je pense que je partage le point de vue de Romain. J'ai l'impression que le problème ce n'est pas l'éco-conception en soi, c'est-à-dire considéré de manière technique, mais plutôt lorsqu'on considère l'éco-conception de manière sociotechnique.

C'est-à-dire que ce n'est pas l'éco-conception en soi qui est le problème, mais c'est plutôt sa fonction je pense. C'est-à-dire que je pense qu'une personne qui dans sa pratique individuelle ou collective, mais qui n'est pas réellement politique, fait de l'éco-conception, je pense qu'il n'y a absolument aucun problème à cela.

Lorsqu'on regarde l'éco-conception en tant qu'une pratique ancrée dans des institutions, dans ce cadre-là, elle a une fonction d'invisibiliser toutes les questions politiques autour du caractère éminemment écocide du dispositif numérique.

Cela ne peut pas être à l'inverse, que l'éco-conception amène des sujets plus politiques ? Mais dès lors que c'est approprié par une organisation capitaliste, c'est mort. Parce qu'on a aussi des associations, des coopératives, des coopératives d'acteurs numériques, de développeurs. Moi-même, je suis issu d'une coopérative et je suis actuellement dans une coopérative. Si on parle d'éco-conception, pour moi c'est politique dans ce cas-là. Pour vous, c'est encore de l'enfumage ?

Marie :

Pas forcément, je pense que cela peut être aussi une porte d'entrée pour pas mal de personnes d'abord s'intéresser aux questions qui lient l'écologie et le numérique à travers ce prisme-là.

Mais effectivement, le problème que j'y vois, c'est que, comme je l'évoquais précédemment, les effets qui sont les plus délétères liés au numérique, ce sont les effets qui sont plus d'ordre structurel, les effets indirects.

Or, l'éco-conception, quand justement c'est considéré en tant que pratique sociotechnique, généralement cela sous-tend que le problème principal du numérique, ce sont ces effets de premier ordre, c'est-à-dire ces effets directs.

Si on regarde par exemple toute la littérature qui est associée aux impacts environnementaux de l'intelligence artificielle, tout ce que j'ai pu lire ne considère absolument que les effets directs de l'intelligence artificielle.

Et du coup, toute la littérature va être autour de l'IA frugal, comment est-ce qu'on fait des réseaux de neurones qui sont plus petits ? Comment est-ce qu'on utilise moins d'électricité ?

Et vraiment, je n'ai pas trouvé un seul article qui évoquait de manière plus structurelle quels seraient les impacts négatifs de l'utilisation de l'intelligence artificielle.

Romain :

Peut-être pour compléter ce qu'évoque Marie, je pense qu'on est vraiment toujours dans ce paradigme, ce que mon collègue Grégoire Poissonnier appelle la différence entre le symptomatique et l'éthiologique.

L'éco-conception, c'est absolument nécessaire pour s'adapter de manière symptomatique à la société dans laquelle on vit.

On n'éteint pas le numérique demain, on meurt tous, c'est clair. On est dans ce verrou numérique, on s'est enfermé dedans, on ne s'en sortira pas comme cela du jour au lendemain. Et donc de fait, il y a une réponse symptomatique à apporter.

Le symptôme de notre société, c'est son enfermement à l'intérieur de ce système, il va falloir le gérer.

C'est ce que Alexandre Monnin a appelé Héritage et fermeture, on gère cela. Et donc là, l'éco-conception a tout son intérêt.

Par contre, ce qui est dangereux, c'est d'imaginer l'éco-conception comme l'alpha et l'oméga et de le voir d'un point de vue éthiologique.

C'est-à-dire qu'une fois qu'on aurait décrété que l'éco-conception a des intérêts particuliers bénéfiques, d'imaginer que ce serait ce que tout le monde doit faire.

Alors qu'en réalité, l'enjeu est éthiologique, c'est-à-dire qu'on reprend les problèmes à la source et reconsidérer comment on transforme le monde dans lequel on est, et c'est cela le grand enjeu.

Donc, c'est-à-dire imaginer comment vivre dans un monde qui va se dénumériser, dans une désescalade numérique, et ne pas réparer à coup de sparadrap.

Je caricature, mais je n'imagine que ce n'est pas de cela dont on parle.

Sur l'IA, tu disais Marie, qu'il y a peu de publications, il y a quand même une. Ce n'est pas une chercheuse, c'est quelqu'un de Microsoft, Kate Crawford, c'est le contre-atlas de l'IA. Je ne sais pas si c'est très technocritique, je ne l'ai pas lu, pas encore.

Marie :

Je l'ai lu, et dans mes souvenirs, en tout cas, la partie qui traite de l'écologie est la partie introductive, où elle raconte les mines, ce qui se passe dans les mines.

Quand je dis que les impacts délétères qui sont les plus importants sont les impacts indirects, je ne veux pas dire qu'il faut négliger pour autant les impacts de premier ordre, qui sont effectivement vraiment très conséquents.

Souvent, on résume cela à l'évaluation des gaz à effet de serre, ce qui est assez problématique, cela invisibilise tous les autres types de dégâts sur les milieux que cause le numérique ou l'IA, et notamment l'extraction minière.

Dans mes souvenirs, tu avais invité Aurore Stéphant, qui fait un travail très louable sur cette question, et oui, la question de l'extraction minière est vraiment très importante.

Mais Kate Crawford, dans mes souvenirs, dans le Contre-atlas de l'IA, n'évoque que la question minière ou à minima que la question des impacts de premier ordre
à l'égard de l'intelligence artificielle.

Je vois dans un bref résumé, elle parle quand même des rapports de forces politiques, pas que des impacts de premier ordre, mais également des externalités au niveau de la société. Mais encore une fois, je ne l'ai pas lu, donc je me fie à toi.

Marie :

Et une toute petite remarque, tu utilises bien les mots que tu veux, mais je pense que le terme d'externalité, enfin moi en tout cas je ne suis pas très à l'aise avec ce terme, puisqu'il sous-tend en fait que c'est externe et non pas intrinsèque, interne, au dispositif qu'on est en train de considérer.

C'est pour cela que je vous ai invité, comme cela j'améliore mon vocabulaire, et je me nourris de tous mes invités, merci à vous.

Marie :

Je suis désolée, mais je voulais faire aussi une dernière remarque sur l'éco-conception. C'est que, en fait pour moi, j'ai l'impression que c'est un peu le… comment dire ? Effectivement, cela dépend du discours politique qui l'entoure, mais j'ai l'impression que le problème est que cela met l'attention des personnes sur uniquement l'optimisation du produit qui est conçu, et non pas sur la consommation.

C'est vraiment en fait ce que sous-tend le terme de « éco-optimisation », qui a été un peu le terme qui a permis de conceptualiser l'importance du numérique, notamment dans la stratégie de Lisbonne.

Ce terme, c'est un concept, et ce concept est politique, en ce qui contient en fait une certaine conceptualisation, qui du coup va mettre l'intérêt, ce qui est important, uniquement sur la conception et en gros l'efficacité, l'optimisation de la conception, et non pas en fait ce qui manque dans l'équation, quand on regarde au total ce qui se passe, c'est-à-dire la consommation.

Richard :

Pour faire un retour d'expérience, moi justement, j'introduis le sujet de la démarche de l'éco-conception en réfutant tout de suite toute notion d'optimisation et d'efficacité, ce n'est pas du tout cela le sujet.

On a encore plein de sujets à aborder. Tu en as un peu parlé Romain, du monde de l'enseignement supérieur. Dans tes propos, tu étais assez critique par rapport à cela. Peut-on résumer l'apport du monde académique au développement et au déploiement du numérique dans la société ?

Oui, moi je suis dans un laboratoire d'informatique, et précédemment j'étais dans un laboratoire de traitement du signal.

C'est très difficile pour les collègues, enseignants, chercheurs, doctorants, qui sont enfermés dans ce que la psychologie sociale appelle l'escalade d'engagement, c'est-à-dire le fait de s'être engagé dans une voie, d'avoir développé une expertise hyper étriquée dans un domaine extrêmement précis et ultranumérisé.

C'est très difficile psychologiquement de se dire que ce qu'on fait ne fonctionne pas et qu'il faut l'arrêter, et le fait est que pour survivre dans ce monde-là, pour pouvoir faire une carrière, on a besoin de produire.

On est aussi dans une logique très marchande, très mercantile de production matérielle, de production de marchandises, qui sont nos articles et qui nous permettent d'avancer et de pouvoir avoir un poste.

En fait, le système académique lui-même, donc le système de recherche en tout cas, le fonctionnement du monde de la recherche, est très incitatif à ne pas se poser de questions ou à régler sa dissonance par du bougisme, par des petits gestes.

C'est ce que j'observe de manière très pragmatique au quotidien. Moi qui ai fait une transition bien plus nette que mes collègues, j'ai beaucoup plus de mal aujourd'hui à discuter avec eux et elles, étant donné que le discours est compliqué à recevoir parce qu'il est incompatible avec le quotidien.

Pour ce qui s'agit du cadre académique, on est dans un système que j'appelle « d'endoctrinement universitaire » où on a un ensemble de cours qu'on déverse de manière verticale à des étudiants et étudiantes qui n'ont pas la possibilité d'avoir un pouvoir d'agir sur le contenu, sur la réponse aux vraies questions qui se posent.

L'objectif c'est aussi mercantile ici, c'est d'avoir une marchandise qu'on appelle diplôme, examen et diplôme. Et si on ne les obtient pas, on ne survit pas dans ce monde.

Et à nouveau, l'université elle-même est subventionnée très massivement par des capitaux industriels et par des appels à projets nationaux qui sont très orientés et qui valorisent énormément le déploiement numérique et le travail du numérique et sa glorification.

Donc c'est très difficile de changer les choses. Mais c'est ce que, de fait, moi j'essaye de faire.

Mes interventions en tant que chercheur, maintenant dans une exception de la recherche que j'appelle « recherche-action », consiste justement à redonner du pouvoir d'agir, à rééquiper mes étudiants et étudiantes d'une capacité de se poser des questions à l'intérieur des cours, de choisir comment on apprend, de répondre au vrai besoin qui est celui d'appréhender notre monde et d'avoir un pouvoir dessus, plutôt que de recevoir de manière verticale un contenu qui a déjà été prédigéré et préprogrammé dans cette vision sociotechnique que Marie évoque par le système.

J'anticipe sur une question que je voulais poser un peu plus tard, mais comme tu l'abordes, quelle place, et là je vous le pose à tous les deux, Marie et Romain, quelle place à la critique d'une maîtrise, quelle est la technologie au sens large ? Est-ce que c'est facile de le faire depuis le monde académique ? Est-ce que vous vous heurtez à une forme de techno-optimisme, à du technosolutionnisme ? Je vous trouve assez courageux de le faire. Est-ce que vous avez des retours de bâtons ou des remontrances de la part de l'institution ?

Romain :

Moi, je peux répondre de deux façons. Déjà, c'est extrêmement enthousiasmant. C'est beaucoup plus facile qu'on le croit.

Les étudiants et étudiantes, pour beaucoup, et d'année en année, cela explose en réalité, sont très inquiets, inquiets de fait, mais pour certains déjà très au courant.

Et le fait de leur donner la parole, leur donner la possibilité d'interagir à l'intérieur du cours, de travailler ensemble, de découvrir par eux-mêmes et elles-mêmes, cela donne lieu à une forme d'accélération des prises de conscience. Je l'observe au quotidien.

Alors, mis à part en cours d'amphi, où c'est très difficile de modifier la façon d'opérer en amphithéâtre de 150 élèves, lorsqu'on a des formats avec 30 élèves, c'est extrêmement facile de changer la façon dont on enseigne et de redonner la main, ou en tout cas ne plus avoir cette vision verticale du sachant qui déverse sur les ignorants, de la façon dont on enseigne, et auquel cas il y a beaucoup, beaucoup de choses extrêmement intéressantes qui peuvent émerger.

Et on peut créer des contrats ensemble qui peuvent consister à dire, d'ici la fin du cours, ce qu'on veut, c'est que tout le monde soit embarqué dans ce bateau-là, qu'on a envie que tout le monde soit clair sur notre capacité à avancer nos arguments, à les débattre, et cela peut avancer très, très vite.

Donc, de ce point de vue-là, c'est extrêmement agréable et facile, et d'une certaine manière, assez étonnamment, c'est revendiqué et demandé par l'institution, parce que les élèves commencent à se plaindre, commencent à lutter, et donc il faut des profs qui soient en mesure d'apporter des réponses.

Le problème, par contre, de fait, c'est que tant que l'institution est contente, cela veut dire, enfin c'est comme cela que je le traduis, que le contenu a été phagocyté par le système.

Quand cela fonctionne et que tout le monde est content, cela veut dire, d'une certaine manière, que l'université peut continuer à tourner comme elle fonctionne aujourd'hui.

Et donc cela ne change pas grand-chose, sinon peut-être dans la tête des étudiants, ce qui est déjà une bonne chose.

Par contre, là où cela devient intéressant, de mon point de vue, je trouve, c'est qu'il y a des moments où, par contre, le système se rebife. Moi, j'ai déjà eu des censures, des menaces par l'université, parce que j'ai partagé, typiquement, le fait que les industries de microélectronique pour lesquelles on travaille dans les projets d'intelligence artificielle, ici sur le site grenoblois, c'est des projets qui reçoivent des dizaines de millions d'euros de l'État.

Ces projets travaillent avec des entreprises qui vendent aujourd'hui des armes à la Russie, donc sous embargo, ou qui continuent à développer des outils qui ne sont pas tenables d'un point de vue environnemental.

Et lorsqu'on commence à critiquer cela, lorsqu'on commence à toucher au portefeuille et on commence à réclamer un boycott ou un arrêt de ces programmes, là, cela peut s'envenimer, et pour moi, cela a eu comme conséquence de me retrouver blacklisté de listes de diffusion et de recevoir des menaces de l'université.

Mais j'ai été protégé par ma hiérarchie directe, en l'occurrence, parce que, de fait, on est dans ce nœud et le système n'est pas fait pour s'adapter à une demande de changement beaucoup plus radicale, mais nécessaire, que celle qu'elle souhaiterait voir passer, à savoir du greenwashing.

Marie :

Me concernant, comme pour l'instant j'ai juste été en thèse et que j'ai eu quand même une certaine liberté pendant cette thèse qui m'a permis justement de changer l'orientation, le cap du sujet de thèse, du domaine dans lequel cela s'inscrivait, etc.

Pour ma part, je n'ai pas encore subi ce genre de choses. Je ne sais pas si cela arrivera et je pense que, par contre, la question va se poser sur, effectivement, est-ce que je vais trouver un poste ou pas par la suite.

Mais pour l'instant, je pense que je n'ai pas assez d'expérience pour répondre à cela.

Tu parlais tout à l'heure sur les effets de troisième ordre du numérique. Je reprends ton vocabulaire, si tu me le permets. Non seulement le numérique ne participe pas à la transition écologique, non seulement il ne peut réduire ses propres impacts, mais en plus, il peut être catalyseur d'une croissance économique au-delà des limites planétaires. Comme tu disais, les impacts vraiment écosystémiques, systémiques du numérique.

Marie :

Je ne suis pas sûre que je poserai le cadre de l'analyse de ce qui est problématique avec le numérique à travers son potentiel de croissance économique.

Parce que pour moi, ce serait de nouveau réfléchir avec comme guide d'action la mesure du PIB. Et je pense que c'est précisément cela qu'il faut éviter.

Mais par contre, effectivement, je pense qu'une manière d'aborder la question du numérique, c'est effectivement sous le prisme de son rôle dans l'économie.

Et là, oui, on peut observer que, pour reprendre les mots de Fabrice Flipo, le numérique, c'est le cœur mécanique de l'économie, de la société.

C'est ce qui est vraiment au cœur du capitalisme de plateforme.

Si on regarde un peu économiquement le rôle du numérique, oui, le dispositif numérique a permis l'expansion à l'échelle mondiale du transport de marchandises, du stockage et de la manutention, en facilitant la gestion de l'information.

L'efficacité dont on le targue a permis, entre autres, l'expansion de l'échelle et de la cadence de production de nombreux secteurs économiques.

Et c'est, je pense, à travers, en regardant l'optimisation des moyens logistiques, gestionnaires et organisationnels que permet le numérique, on voit que cela a permis à une surcapacité en bien manufacturé sur les marchés mondiaux.

C'est justement ces particularités-là qui, je pense, sont intéressantes à analyser quand on se questionne sur les interactions entre le numérique et l'écologie.

Cela permet d'analyser que le dispositif numérique joue un rôle majeur dans l'accélération de la production et de la consommation de biens et services, dans la diffusion de tendances et de modes de vie à des échelles très larges qui sont, à mon sens, précisément ce qu'il faut remettre en question.

Romain :

La vision en général que j'ai du déploiement numérique et de ses conséquences sociétales, c'est surtout du point de vue du verrou que cela induit.

J'utilise souvent ce terme, mais à mesure de ce développement technologique, on inscrit la société dans un verrouillage qui consiste à être hyper dépendant, à la fois d'un point de vue matériel. On ne peut plus tirer de l'eau au robinet aujourd'hui s'il n'y a pas une infrastructure numérique qui le distribue. Et donc, dépendant aussi matériellement du fait des ressources que cela nécessite, du pétrole que cela utilise, dans un monde où on est censé ne plus en utiliser par ailleurs.

Et puis, un verrou psychologique, ontologique, qui a complètement changé notre rapport au monde.

Et cela, dans d'énormes prismes, à commencer par le fait qu'on a l'impression aujourd'hui, avec cette énergie facile et ces outils facilitateurs de la vie, qu'on peut vivre tout seul, qu'un fonctionnement individualiste de l'existence est complètement cohérent avec le monde dans lequel on est, sauf que cela ne fonctionne pas comme cela, où pendant 300 000 ans, on n'a pas fonctionné comme cela, et que le monde qui sera le monde de demain, sera nécessairement dénumérisé, qu'on le veuille ou non.

D'un point de vue pénurie de ressources, de choc écologique, environnemental, le fait que l'usine de TSMC à Taïwan est sur une faille sismique, qui fait que toute l'économie mondiale peut s'arrêter du jour au lendemain.

En fait, d'une manière ou d'une autre, on doit adresser ce verrou, et verrou qui se renforce et qui nous enferme à mesure qu'on continue ce développement, et qu'on garde cette course en avant, cette fuite en avant, qui est celle actuelle du développement toujours plus et encore du numérique.

C'est plutôt comme cela que je préfère voir la question, pour pouvoir l'adresser, c'est cela le problème qu'on a.

C'est ce verrou qu'on a créé, cette transformation de nos modes de vie, de façon de voir le monde, qu'on doit changer.

Richard :

Sur les modes de vie justement, et tu en parlais Marie, de Fabrice Flippo, je l'avais reçu au micro de Techologie en 2021, dans un épisode 46 : "L'impératif de la sobriété numérique et l'enjeu des modes de vie". Je vous invite également à écouter l'épisode 56, avec Françoise Berthoud du CNRS, qui nous parlait également d'au-delà des impacts environnementaux directs du numérique.

Qu'est-ce qu'on peut tirer comme enseignement, un sujet d'actualité, sur l'effervescence actuelle, voire à venir autour de l'arrivée de l'IA, l'intelligence artificielle pour le grand public ? Marie ?

Je ne sais pas trop si j'ai des choses intéressantes à dire là-dessus, à part des banalités.

Déjà toi, tu ne parles pas d'IA, non ?

Oui, c'est vrai que je préfère le terme d'apprentissage machine ou d'apprentissage automatique, même si la notion d'automatique, pareil, ne me séduit pas non plus.

Il y a des chercheurs qui parlent plutôt d'hétéromation, pour inclure le fait que bien souvent, quand on se figure par exemple le travail qui est réalisé par, on va dire, ce qu'on appelle communément l'intelligence artificielle, on a à la fois souvent tendance à l'anthropomorphiser, en disant "elle va dire cela, elle va conseiller ceux-ci", etc.

Et aussi on va complètement oublier toute la chaîne de travail, et principalement aussi le travail de ce qu'on appelle les travailleurs du clic.

Ces travailleurs sont payés des misères, qui sont souvent, mais pas tout le temps, parce qu'il y en a aussi dans les pays du Nord, mais qui sont souvent des travailleurs du sud global, qui sont payés de misère et qui ont des fois des tâches qui sont assez traumatisantes à effectuer.

Et donc voilà, pour un peu toutes ces raisons, parce que l'emploi de mots, c'est performatif quoi.

Du coup, je préfère autant que possible, préférer le terme d'apprentissage machine plutôt que d'intelligence artificielle.

Romain :

Oui, sur l'intelligence artificielle, je parlais de transformation ontologique du fait du numérique.

C'est assez incroyable, je trouve, de remarquer que de nombreux collègues qui travaillent ici dans le labo ont oeuvré au développement du fameux traitement naturel du langage qu'on retrouve aujourd'hui de fait dans ChatGPT pendant des années et des années, sans se poser la question en anticipation de quelles seraient les conséquences de l'avènement d'un tel outil.

Le fait est que cela a pris deux semaines, une fois ou moins, après que ChatGPT est né, pour qu'on se rende compte que, oups, on a peut-être été un peu trop loin, cela peut être extrêmement dangereux cet outil, cela peut avoir des conséquences majeures sur notre façon d'appréhender le monde, sur nos cosmologies, et c'est très grave.

Et je trouve cela assez incroyable qu'on soit aujourd'hui aussi noyé dans cette logique d'innovation, de production à tout va, pour un plaisir supposé ou une arrogance, je pense, face à notre capacité en tant qu'humain à transformer le monde et à le rendre plus beau, tout en le détruisant par ailleurs.

Et l'intelligence artificielle est hyper paradigmatique de cela, en fait. C'est un énorme symptôme de notre regard très arrogant au monde, qu'on détruit par ailleurs à une vitesse incroyable.

Je ne sais pas combien il nous reste d'années à vivre, mais visiblement, vu comment on est partis, ce n'est pas terrible.

Et oui, et l'IA aujourd'hui, c'est un aveuglement total sur lequel on continue à investir.

Quand je disais tout à l'heure que je m'étais fait bannir des listes de mails, cela a été notamment une conséquence de cet avertissement, enfin du moins cet appel que j'avais fait à nous poser la question « Veut-on continuer l'IA ? » ou du moins, on a un gros projet grenoblois qui a été alimenté de 30 millions d'euros par l'État, qui s'est terminé il y a quelques mois, et il y avait un appel à relancer pour 130 millions d'euros.

Et donc, j'avais souhaité poser la question, faire en sorte qu'entre collègues, on se pose la question « Veut-on y aller ? », « Veut-on multiplier par quatre la voilure de ce projet dont on voit toutes les conséquences nocives aujourd'hui ? », « Veut-on vraiment faire cela ? »

Et voilà, j'ai été banni et apparemment on va avoir le projet.

Finalement, ce sera 90 millions d'euros qu'on va recevoir, donc fois trois. On ne se pose pas la question.

C'est de l'argent magique ?

Oui, c'est de l'argent étatique, c'est de l'argent corporatiste en tout cas, qui vient de l'État, mais qui vient effectivement dans une logique très naturelle de course à l'armement avec l'Asie, enfin avec la Chine, avec les États-Unis, qui développent de l'intelligence artificielle à tout va.

On le voit d'un point de vue militaire notamment, et cela c'est assez grave, où le fait d'avoir de l'intelligence artificielle qu'on peut monter à l'intérieur de drones qui vont automatiser leurs recherches.

Là on parle aujourd'hui de milliers de drones qui peuvent arriver sur un champ de bataille et agir par eux-mêmes en fait. Et cela je pense que c'est possible, c'est totalement possible.

Et sinon d'un point de vue beaucoup plus profond ontologiquement parlant, le fait qu'on ait des agents conversationnels tels que ChatGPT aujourd'hui qui font l'illusion d'une discussion humaine amène à des dystopies dans lesquelles demain tout le monde parlera à son agent virtuel conversationnel.

On isolera encore plus les humains, plus individualisés, vu qu'on aura quelqu'un à qui parler.

Ce n'est pas absurde de l'imaginer et c'est encore plus enfermant et cela isole encore plus la possibilité de faire groupe, de faire corps, de recréer des sociétés d'entraide, d'échange et de mouvements contestataires et révolutionnaires dont on a sérieusement besoin si c'est la seule option qui s'offre à nous aujourd'hui.

Toujours dans une compréhension de l'urgence est telle qu'on a besoin d'agir très très vite mais tout le système nous enjoint à ne pas bouger et à garder un regard extrêmement dystopique sur la façon dont on vit, dont on est.

À nouveau, on a 300 000 ans d'existence, on n'est pas fait pour vivre dans les conditions immatérielles dans lesquelles on est aujourd'hui.

Dans ta publication, Romain, tu parles de démantèlement du numérique, tu vas cash. Pourquoi selon toi faut-il planifier une désescalade, une décroissance, voire un démantèlement comme tu le souhaites ? Est-ce qu'un numérique essentiel est-il envisageable à tes yeux ?

La raison pour laquelle je parle de démantèlement, c'est qu'à trois titres, le premier c'est pour provoquer, le premier c'est en réalité pour créer une option qui n'existe pas, c'est ce qu'Ivan Illich appelle un tabou de deuxième ordre.

Il y a les sujets tabous, ceux qu'on n'a pas le droit de dire, et il y a les tabous de deuxième ordre, c'est les impensés, c'est des choses qu'on n'imagine même pas.

Et je pense que le fait de vivre dans un monde dénumérisé aujourd'hui, c'est devenu un tabou de deuxième ordre.

On a des smartphones depuis dix ans, on ne peut pas concevoir vivre sans smartphone, c'est quand même assez incroyable, et à nouveau, c'est dix ans sur 300 000 ans d'humanité.

Et donc l'idée de mentionner le mot démantèlement du numérique, rien que l'existence même du mot-clé permet de créer une option, et de se dire pourquoi pas.

Richard :

Cela me fait penser parce que dans le bouquin de Timothée Parriques sur la décroissance, Ralentir ou périr, pour lui, justement comme il y a plusieurs courants, décroissance, post-croissance, croissance heureuse, etc., lui en fait il a choisi le mot décroissance, justement comme il l'explique, un mot bombe. Un mot bombe pour exploser et que cela fasse vraiment débat. Et finalement, il a eu le débat. En tout cas, cela fait réagir. Qu'il y ait débat, je ne suis pas sûr, mais que cela fasse réagir, oui. Dans le mauvais sens, du coup. Je te laisse continuer.

Romain :

La deuxième raison de parler de démantèlement numérique, c'est parce que la notion même, elle a été formalisée, théorisée, notamment par le travail de Monnin, Landivar et Bonnet, dans leur livre "Héritage et fermeture", dont le sous-titre est "Pour une écologie du démantèlement".

Donc en fait, c'est théorisé le mot-clé démantèlement. cela ne veut pas juste dire casser tous les ordinateurs et arrêter de vivre avec. C'est beaucoup plus évolué, avancé que cela, cette exception de comment on renonce, on désinove, on apprend à vivre sans et on désescalade.

Voilà, c'est peut-être le mot-clé le plus adapté à entrer dans une forme de désescalade numérique. Donc créer une option pour que cela soit ancré dans la tête des gens. Maintenant, c'est trop tard, c'est écrit dans votre esprit, donc vous devez considérer cette option-là.

C'est théorisé, cela n'a rien de radical au sens péjoratif que prend le terme pour beaucoup de gens.

Et puis, parce qu'à nouveau, il faut engager une réflexion sur la possibilité d'une vie future dans un monde dénumérisé, du fait à nouveau des verrous dans lesquels on s'est enfermé et qui ne peuvent pas durer, parce qu'on va se retrouver dans des conditions de pénuries métalliques, de ressources, d'énergie qui feront que tôt ou tard, même si c'est dans deux siècles, on vivra dans un monde dénumérisé et que par ailleurs, et c'est cela qui est plus grave malheureusement, parce qu'on a quand même suffisamment de pétrole et de métaux pour continuer à détruire la planète, on n'a de toute façon plus le droit de le faire.

Et comme Marie le signalait, les impacts de troisième ordre du numérique sont tels aujourd'hui et l'escalade d'engagement du monde dans cette sphère numérique est telle que la situation ne fait que s'aggraver, alors qu'on sait déjà que maintenir une civilisation comme la nôtre aujourd'hui ne nous permet pas du tout d'endiguer les dérèglements climatiques et de maintenir la soutenabilité de la vie sur Terre à court terme.

On doit désescalader, mais on est en train de partir dans le sens complètement opposé.

Et toujours dans une loi de Moore d'accumulation. Je dis loi de Moore parce que c'est la loi du numérique, mais de fait elle est en parallèle de la continuité de l'accélération sociétale.

Il faut de fait s'engager dans la loi opposée des croissances exponentielles. C'est ce que le Shift Project rappelle, il faudrait décroître de 7% par an, pour l'instant on fait du plus je ne sais plus combien, en tout cas on n'est pas en décroissance du tout.

Maintenant qu'on a vu le pourquoi, comment décroître, comment désescalader, comment démanteler le numérique ou comment désarmer ? Tu l'as cité tout à l'heure Romain, désarmer le numérique, comme le disaient aussi les soulèvements de la Terre, désarmer les infrastructures qui détruisent le vivant.

Marie :

Tout à l'heure tu évoquais le terme de planification, enfin de désescalade, etc. Et effectivement je pense que c'est ce qu'il faudrait faire, mais qu'il faut être réaliste et faire le constat que c'est clairement pas du tout la direction qu'on est en train de prendre.

Et du coup, ce qui peut me poser question par rapport au terme de planification, c'est le risque en fait d'être dans des postures uniquement de plaidoyer, c'est-à-dire d'attendre uniquement que les décideurs agissent en leur demandant, faisant des manifestations ou, enfin, ce qui n'arrive même pas pour l'instant, vis-à-vis du numérique.

J'ai bien peur que si on se dit que la perspective politique c'est la planification d'une désescalade numérique, j'ai peur qu'on attende très longtemps. Mais en revanche, je pense qu'il faut penser en fait une sorte de complémentarité avec des formes de résistance aux dispositifs numériques.

On évoquait les soulèvements, et effectivement je pense que la stratégie des soulèvements de la Terre, cela a été de dire que le problème de l'effondrement bioclimatique, du changement climatique, etc., c'est des problèmes qui sont trop gros
et auxquels si on essaye de s'y confronter directement, on n'a pas de prise directe d'action.

C'est pourquoi ils se sont concentrés sur la défense de l'eau et de la terre, et notamment des luttes locales pour avoir des prises directes.

Et à l'instar des soulèvements, je pense qu'il faudrait trouver des formes de prises directes d'action afin de pouvoir lutter, résister concrètement aux dispositifs numériques.

Romain :

En fait, cela fait une parfaite transition avec ce que j'avais envie d'évoquer. Je soutiens... C'est très difficile d'évoquer ces questions. À nouveau, on est plus que dans des tabous.

Selon la façon dont on évoque les choses, cela peut être considéré comme illégal, ce qu'on peut raconter. Donc c'est des sujets très sensibles.

Et on est dans un monde sensibilisé au sens où on n'aime pas dépasser le cadre légal.

Malheureusement, la hauteur des enjeux fait qu'aujourd'hui, on est obligé de se mouiller un peu plus.

Moi aussi, comme Marie, je ne crois pas au citoyenisme.

On n'est pas dans une démocratie, cela il faut le rappeler. C'est ce que Barbara Stiegler s'évertue à raconter. On n'est pas du tout dans une démocratie en France.

Et il y a une époque où l'arrivée de nouvelles technologies et de développement supposé de progrès, époque pas si lointaine que cela, c'est ce que François Jarrige ou tous les historiens des techniques n'ont de cesse d'évoquer, quand on revient notamment sur les mouvements ludistes de 1811.

C'étaient des mouvements communautaires qui refusaient l'avènement des techniques, pas parce qu'ils étaient réactionnaires anti-progrès, mais parce qu'ils avaient bien réfléchi communautairement aux conséquences que cela allait avoir à court, moyen et long terme.

Et ces luttes-là, elles étaient, de notre point de vue de moderne, violentes, mais de fait remises dans le contexte de l'époque.

C'était d'une certaine manière monnaie courante, mais bon, avec des réactions du système assez violentes, vu que cela a été jusqu'à la punition par peine de mort du brin de machine.

Ce sur quoi je voulais revenir, par contre, c'est le fait qu'effectivement, redonner du pouvoir d'agir, ce qu'on n'a plus du tout aujourd'hui, et à nouveau à cause de l'enfermement créé par le numérique, cela me paraît effectivement les seuls leviers viables qui existent.

Et nous, à Grenoble, je peux donner cette expérience, elle est extrêmement intéressante parce qu'en plus, elle est totalement en contact avec le numérique.

Il y a des mouvements d'opposition à l'agrandissement du site de STMicroelectronics, qui va tripler sa production locale, ce qui va avoir pour conséquence de doubler ou tripler la consommation d'eau potable, dans un contexte déjà de pénurie d'eau.

Cela s'est passé exactement de la même manière à Taïwan.

Tripler la production de STMicroelectronics va renforcer le verrou économique dans lequel on s'installerait localement, avec des enjeux écologiques majeurs.

Et ce qui est extrêmement intéressant dans la lutte, notamment du collectif qui s'appelle STopMicro, c'est de s'apercevoir que les moyens effectifs citoyennistes d'opposition, c'est-à-dire les moyens légaux, les moyens de contact direct entre le citoyen, les citoyennes et l'entreprise, ne fonctionnent pas.

Il y a des dénis de démocratie qui s'accumulent à mesure que cette lutte progresse.

C'est extrêmement intéressant de s'en apercevoir.

Cela permet d'accélérer la prise de conscience et de se rendre compte que les mesures à mettre en place ne peuvent pas être que citoyennistes.

Et là, j'en reviens à toute l'étude d'Aric McBay dans son livre "Full Spectrum Resistance" qui, d'un point de vue historique, il faut toujours revenir à l'histoire.

Aujourd'hui, à nouveau, on est dans une arrogance où on a l'impression qu'on va tout décider et redécouvrir.

La réalité des choses, c'est que de tout temps, des luttes écologistes d'autonomie et d'autonomisation ont eu lieu.

Elles se sont toujours déroulées de la même façon. Il y a une grande naïveté au début où on croit en ces apports citoyennistes, qu'on peut changer le système de l'intérieur.

Le fait est que cela ne marche essentiellement jamais et que les luttes se développent, évoluent, sur un spectre très large.

C'est cela que cela veut dire Full Spectrum Resistance. Cela veut dire qu'il faut faire de l'éco-conception, en effet, pour répondre à des enjeux, comme je le disais tout à l'heure, symptomatiques.

Tout à la fois qu'il faut mettre en place des luttes beaucoup plus engagées, avec un rayon spectral très large et qui doit être, de fait, à la hauteur de l'enjeu global qui est la survie de l'humanité, de désêtre de cette planète et pas juste la survie de mon smartphone.

Richard :

J'ai quelques propositions légales pour saboter la machine. Saboter la machine légalement, cela peut être non seulement rendre moins efficients les systèmes. Alors là, pas du tout appliquer l'éco-conception, mais au contraire, alourdir les systèmes, les rendre moins efficients.

Je ne sais pas si c'est légal, mais on peut être un très mauvais développeur,
ou en tout cas, être très bon, avoir une bonne réflexion politique
et mettre des boucles infinies dans les systèmes.

Lever le pied dans son poste, surtout quand cela n'a pas de sens.

Voire même parce que cela peut faire très mal à l'industrie qui est en forte tension, comme on dit, sur le marché de l'emploi et de la ressource humaine. C'est déserter son entreprise ou même le secteur du numérique.

On peut déserter son entreprise et démissionner, quitter, le rendre public et travailler pour d'autres secteurs sur les questions de transition écologique ou carrément de se reconvertir sur d'autres sujets ou de s'ouvrir les chakras.

Moi-même, personnellement, je rêve d'avoir plusieurs activités, que ce soit dans le numérique ou dans d'autres choses, peut-être l'agro-écologie.

Romain :

De toute façon, il y a beaucoup de, malheureusement, comme je disais qu'il faut une transition autologique, il y a beaucoup de normes sociétales à remettre en cause.

La valeur travail étant la première. C'est assez triste de voir que beaucoup de mouvements de contestation contre les lois travail, retraite, etc., demandent des meilleurs salaires et plus de travail.

Alors qu'on devrait se reposer des questions beaucoup plus fondamentales que cela.

J'allais dire que pour revenir un petit peu sur le mouvement STopMicro, ce qu'on remarque, cela a des conséquences, les actions des activistes qui sont menées.

Et notamment, cela oblige les entreprises, lorsqu'on avertit le public du fonctionnement des entreprises, ce qu'elles produisent, pourquoi, et qu'il y a beaucoup de mensonges qui sont véhiculés ou des non-dits du moins, et qu'on commence à toucher, comme tu l'évoquais, les sphères d'enseignement et de recherche, surtout d'enseignement, cela crée des trous dans le recrutement.

Et donc, les entreprises, qu'est-ce qu'elles doivent faire alors ?

C'est venir plus souvent dans les écoles. Et qu'est-ce qu'elles vont dire dans les écoles ? Elles vont mentir, elles vont être obligées de sortir des arguments complètement intenables du type « l'eau qui est utilisée par STMicroelectronics est remise à la nature ».

Malheureusement, elle est remise complètement polluée, dégradée, inutilisable par l'homme ou l'écosystème.

Mais de fait, le système sous pression doit par conséquence de mentir, de se révéler, de s'ouvrir, avec pour conséquence possible d'avoir une crise d'approvisionnement en termes de ressources humaines.

Alors cela, on peut imaginer que cela ne va pas se passer tout seul.

Il va y avoir des mesures de répression encore plus fortes de l'État.

Là, on le voit avec la loi RSA, qui va vider les mouvements de contestation, qui va vider la possibilité des gens qui voulaient sortir de la logique du travail de s'y maintenir.

Richard :

Juste pour rappeler peut-être une info, si vous ne l'avez pas, si vous êtes au RSA maintenant, vous êtes enregistré directement, non plus à Pôle emploi, mais à France Travail. Aujourd'hui, on ne peut plus profiter, entre guillemets, de revenu minimum qui était le RSA. C'est obligatoirement lié à cette valeur travail, en fait.

Romain :

Non, mais ce n'est pas étonnant du tout. On est toujours dans une logique productiviste au service du système capitaliste.

Alors productiviste et anticontestataire.

Marie, tu voulais réagir sur la précédente question ?

Je voulais juste rapidement citer un livre qui est sorti récemment qui s'appelle "Tout plaquer" et dont le sous-titre est "La désertion ne fait pas partie de la solution, mais du problème" de Anne Humbert, avec un titre un petit peu provocateur, et qui soulève, je pense, des points assez intéressants, notamment peut-être une certaine dérive qui peut y avoir dans la notion de désertion lorsque cela se résume à un acte individuel réalisé plus par des questions de sens individuel plus que de démarche politique, et qui, bien souvent, les personnes qui peuvent déserter sont des personnes qui ont suffisamment de sécurité matérielle pour le faire.

Il me semble qu'elle pose la question de qu'est-ce qui est le mieux entre une personne qui va déserter pour son propre bien-être et qui ne va pas aller dans une démarche politique et collective, ou une personne qui va rester mais qui va s'engager par exemple dans un syndicat et qui va avoir une démarche plus politique.

C'était juste pour évoquer une toute petite critique que je trouve assez pertinente sur la désertion.

Richard :

Après, de ce qu'on voit quand même, en tout cas, dans les désertions qui sont avec une communication, avec une désertion rendue publique, avec des vidéos, etc. en ligne, c'est quand même des désertions assez politiques. Bon, je n'ai pas encore lu, effectivement, je l'ai vu passer le contre-feu d'Anne Humbert. J'appelle cela un contre-feu, mais il faudra aller voir un petit peu. Anne Humbert est ingénieure, donc il faut aussi voir un peu est-ce que ce n'est pas le système qui essaie de se défendre.

Mais j'essaierai de le lire et peut-être l'inviter comme cela.

On pourra avoir les différents avis.

Romain :

On a créé à Paris-Saclay, donc nous on est à Grenoble, une autre rentrée, une rentrée alternative à la rentrée universitaire dans laquelle on a proposé aux étudiants et étudiantes de venir créer ou co-organiser avec nous les cours qu'ils aimeraient recevoir dans une structure universitaire qui n'est pas faite pour justement s'émanciper.

On a notamment fait une soirée sur la désertion où on avait invité Anne Humbert et Olivier Lefebvre qui lui avaient écrit le livre "Lettres aux ingénieurs qui doutent".

C'était extrêmement intéressant, il y a eu 80 personnes qui sont venues.

Ce qu'elle raconte, c'est effectivement cela, qu'en étant ingénieur, on a créé un cadre de vie.

Si on a des enfants, ils ont des dépendances à des loisirs, à une sphère amicale, etc.

Ce qui fait que lorsqu'on s'est enfermé dans ces dépendances, c'est extrêmement difficile de quitter.

Et il y a effectivement cette histoire de valeur. Alors cela, je ne suis pas forcément super d'accord, mais le fait que la valeur ingénieur-déserteur est aujourd'hui encore supérieure à la valeur ingénieure.

De fait, on pourrait mythifier ce cadre de la désertion. Bon, je n'aime pas trop cette analyse.

Par contre, effectivement, il y avait des membres des Désert'Heureuses qui étaient là et qui nous expliquaient qu'être à l'intérieur du système et faire soit du "quiet quitting" ou du report d'informations de l'intérieur vers l'extérieur, cela peut être des actions d'engagement qui peuvent être plus puissantes, effectivement, que celles d'une désertion totale.

À titre personnel, il y a un an, je ne sais plus quand, je m'étais dit, je fais tout et n'importe quoi dans l'université et quitte à me faire virer.

Et en fait, au bout d'un moment, quand justement j'ai eu des menaces, je me suis dit, oups, en fait, c'est quand même un peu bête parce que j'ai des sphères d'influence monumentales qui sont tous les étudiants et étudiantes que j'ai face à moi toutes les deux heures dans des amphi à 150.

C'est peut-être un peu dommage d'aller au sacrifice ce que le système serait finalement content que je fasse, peut-être.

C'est des questions qui demandent beaucoup de... il y a beaucoup de fil à tirer, à tisser, et les réponses ne sont pas binaires.

Comment positionner la technocritique face à la technophilie ou face au techno-optimisme ou autres technosolutionnismes ambiants ?

Romain :

Moi, ma réponse, elle est simple, on ne le fait pas. On laisse les gens le faire.

Et en fait, c'est exactement ce que j'ai un peu appris dans mes interventions à l'université.

Ma première réaction, c'est souvent ce qui se passe quand on prend conscience que depuis 20 ans, on fait n'importe quoi et qu'il faudrait faire l'opposé.

La première réaction, un peu viscérale, c'est d'aller communiquer de partout, toujours de manière verticale, en disant aux étudiants et étudiantes en l'occurrence, stop, arrêtez, regardez ce qui se passe.

Mais en fait, cela ne met pas du tout en action.Ccela ne permet pas de mobiliser, de se sentir acteur ou actrice du système, d'autant plus qu'on est enfermé dedans.

Lorsqu'on se met dans une posture où on laisse les gens autour de documents, c'est-à-dire, ce n'est pas une confrontation d'idéologie, mais on crée les conditions, quand on devient finalement facilitateur de conditions de discussion entre des personnes concernées par le sujet, là en l'occurrence, c'est des étudiants ingénieurs, et au final émergent énormément de choses beaucoup plus pertinentes que si c'était moi, en tant que sachant, qui de manière verticale avait déversé tout un savoir nouveau et une contradiction totale avec ce que les étudiants et étudiantes apprennent tout le reste de la semaine.

Cela fonctionne extrêmement bien, en fait.

Alors, il y en a qui croient qu'il va falloir continuer à développer la technologie, mais ce n'est pas grave.

Chacun est dans son positionnement, chacun est à l'intérieur de son propre système de croyance et d'injonction sociale, mais cela évolue, cela évolue vite, et le fait de pouvoir permettre la discussion, de pouvoir permettre surtout, je crois, d'utiliser les sphères d'influence de tout le monde, et de se trouver des endroits, des zones où la discussion est possible, saines, en écoute et en non-jugement, cela permet de mettre en mouvement.

En tout cas, dans mon cadre, c'est ce que je trouve être le plus efficace de mes actions.

Par ailleurs, et de l'autre côté de l'échiquier, comment positionner la technocritique face à une technophobie réactionnaire, parfois d'extrême-droite, parfois essentialiste ou transphobe ?

J'ai envie de dire de la même manière. Moi, je ne suis pas transphobe, mais j'essaie toujours de me mettre dans une position où on essaie de comprendre ce qui amène chacun, chacune à se trouver dans une position extrême.

En psychologie, on dirait que chaque plainte est légitime. Chaque émotion qui émerge de nous est légitime.

Il faut essayer de les comprendre. Si c'est des réactions extrémistes et violentes, elles sont dues à un contexte qu'il faut essayer d'écouter.

Je pense que si on combat les considérations réactionnaires par les armes, on fait leur jeu.

On ne se préparera pas à construire une société beaucoup plus saine. Cela peut donner l'impression d'être un peu bisounours ce que je raconte.

Toujours pareil, de manière symptomatique, il faut lutter. On est dans un contexte aujourd'hui où l'anéantissement biologique global est tel qu'il faut lutter et s'opposer.

Et s'il faut passer par la violence, on passera par la violence.

Mais ce que je veux dire en cela, c'est que c'est difficile de se mettre par défaut
dans un contexte d'opposition.

Par défaut, je préférerais, comme Spinoza l'évoquait, être dans un contexte d'écoute et de compréhension, utiliser la raison à défaut, par défaut.

Et lorsqu'il faut réagir de manière plus véhémente et collective, on utilise ces outils-là.

À nouveau, Full spectrum, cela me paraît être la bonne réponse.

Pour conclure, quelles sont vos propositions pour sortir du tout numérique, pour sortir par le haut ? Est-ce qu'on a déjà tout abordé ? Marie, tu veux commencer ?

Pour ma part, vraiment, je vais simplement répéter ce que je disais auparavant, c'est-à-dire résister aux dispositifs numériques.

C'est simple, c'est résumé. À toi Romain.

Pendant un moment, beaucoup d'entre nous considèrent que toutes les actions dites de bougismes, de petits gestes, servent à rien.

Mine de rien, cela reste quand même des voies d'exploration, on dirait praxéologiques en fait.

C'est très bien de s'opposer dans la tête à un système qui fait qu'aujourd'hui, en ce moment, on est en train d'utiliser un ordinateur, donc mine de rien, on en est dépendant.

C'est bien de l'idéaliser, c'est bien de créer des récits, mais lorsque ce n'est pas inséré dans nos corps, dans nos mouvements, dans notre praxis, cela ne permet pas de mettre en mouvement.

J'allais dire que le premier geste à effectuer, c'est déjà de comprendre nos propres dépendances à titre individuel et même collectif, lorsqu'on se rassemble, reconnaître nos propres dépendances et essayer de jouer au jeu de la subversion qui consiste à ne pas utiliser un agenda électronique, mais de faire son petit agenda à papier, ne pas utiliser de manière minimale son téléphone portable ou d'avoir une version low-end et pas un ordinateur dans la poche.

Jouer à un certain nombre de ces jeux-là, histoire de se reconnecter, retrouver d'autres façons de faire du lien, de recréer la dépendance qu'on a aux autres, la redécouvrir, de prendre plaisir à demander son chemin plutôt qu'à utiliser Google Maps.

Et cela, c'est du bougisme, de fait, par définition, mais c'est des formes de bougisme que je trouve être engageants et qui permettent de recréer des mondes, et ces mondes-là, en les explorant dans le mouvement, dans la praxis, dans le papier et le crayon, réécrire des lettres. C'est super stupide, mais réécrire des lettres, c'est tellement beau, c'est tellement fort comme acte, que cela change, je trouve, la façon de se relier aux autres, et cela relie, de fait.

Cela donne envie de passer du temps, pas devant son ordinateur, mais dehors.

Et en fait, cela a aussi un effet accélérateur, je trouve, qui engage, qui permet de trouver des cercles de personnes qui pensent de la même façon et qui ont envie de se mettre en mouvement, que ce soit pour lutter ou que ce soit pour créer.

Et je crois que tout le monde a des sphères d'influence, tout le monde a des voisins, voisines, dont on n'imagine même pas qu'ils pensent de la même façon, que c'est en subvertissant l'outil numérique qui nous maintient à l'intérieur de la maison, devant un écran, qu'on peut créer le premier pas d'engagement.

Même si beaucoup considèrent que cela, c'est des petits gestes, c'est des petits gestes qui peuvent très vite permettre de mettre le doigt dans un engrenage où tout le bras va passer, très vite.

En tout cas, c'est ce qui se passe pour moi et pour beaucoup de gens que je connais.

Marie :

Oui, une toute petite remarque là-dessus. Je pense que, pour ma part, il n'y a pas si longtemps, je pouvais considérer que les petits gestes, en ayant une approche peut-être un peu conséquentialiste, utilitariste, où on calcule un petit peu à quoi cela va participer de faire cela, je pense qu'auparavant, je ne comprenais pas trop les personnes qui faisaient tous ces petits gestes.

Récemment, il y a une notion qui m'a permis de comprendre réellement l'intérêt de tout cela. C'est la notion de forme de vie qu'utilise notamment Langdon Winner dans La baleine et le réacteur, qui reprend Ludwig Wittgenstein.

Cette notion-là de forme de vie, ce qu'elle veut dire, c'est qu'elle permet de conceptualiser le fait que les technologies, elles se mêlent dans le tissu de notre quotidien et elles le redéfinissent.

Cela veut dire qu'elles vont médiatiser la manière dont on habite le monde, la manière dont on se soigne, dont on crée, dont on communique, dont on se déplace, se nourrit, dont on s'organise collectivement, on produit, dont on consomme, etc.

Et également, mais c'est ce que tu disais Romain, qu'elle médiatise aussi notre rapport au vivant, au milieu de vie, à l'eau, à la terre, etc.

Et du coup, en repensant la chose de cette manière-là, c'est-à-dire avec cette approche de forme de vie et du coup quelle est la place des technologies dans notre forme de vie, et du coup en adoptant plus une approche utilitariste, conséquentialiste, de « ah mais du coup si on calcule les gaz à effet de serre, de ne pas utiliser Google Maps, etc. », cela m'a vraiment permis de comprendre le pourquoi du comment est-ce qu'en fait ces petits gestes, oui en fait ils font sens de cette manière-là, et de à mon tour les adopter.

Romain :

Oui, je voulais juste dire que cela permet d'engager vraiment dans le mouvement la différence entre ce qu'on appellerait écologie punitive, qui consisterait à dire « il faut se débarrasser des choses, tant pis on va vivre sans », et une forme d'écologie qui est au sens premier du terme, la redéfinition de la maison dans laquelle on vit tous et toutes, et de redécouvrir cette maison, tout simplement.

Faire de l'écologie au sens tout premier du terme, et pas juste être dans une logique de « voilà dans quel monde je vis, et avec tous ces bienfaits, de quoi je vais pouvoir me couper tout en survivant ».

De l'écologie joyeuse.

Je crois qu'on a vraiment perdu de l'écologie écologique.

Conclusion

Richard :

Marie Garin et Romain Couillet, merci beaucoup, c'était super chouette. Je rappelle que vous avez publié, je ne sais pas comment on appelle cela, des papiers de recherche, des papiers de publication ?

Romain :

C'est des articles de conférences.

Richard :

Vous avez publié des articles de conférences que vous retrouvez en lien dans la description du podcast.

Pour toi Marie, Que la transition écologique soit, et la transition numérique fût.

Pour toi Romain, tu as publié Pourquoi et comment démanteler le numérique ?

Merci beaucoup.