Vivre avec un smartphone obsolète

Épisode 87 publié le 27/02/2024

Léa Mosesso

Léa Mosesso

Léa Mosesso est designer et issue du master Stratégie & Design pour l'Anthropocène de l'école Strate. Elle a écrit deux mémoires discuté dans cet entretien : L’activisme écologique par les data, en 2020 et Vivre avec un smartphone obsolète, en 2023.

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Transcription

Extrait

Ce qu'on a observé, c'est qu'il n'y a pas un seul problème qui cause le remplacement, mais c'est souvent une accumulation de différents problèmes qui va décourager la réparation. Par exemple, si on a un problème de batterie et un problème de bugs, on ne va pas forcément se dire qu'on va changer la batterie si le téléphone a aussi des bugs. Alors que même parfois, les bugs sont liés à la batterie mais on n'est pas au courant.

Introduction

Bonjour à toutes et tous, Richard Hanna pour le podcast Técologie. Aujourd'hui, avec nous, on a Léa Mosesso. Tu es designer et issue du master stratégie design pour l'anthropocène de l'école Strate. Tu as écrit deux mémoires dont on va discuter. L'activisme écologique par les data en 2020 et surtout, on va discuter de Vivre avec un smartphone obsolète, en 2023. Alors première question un peu pour te connaître et connaître un peu ton parcours.

Quel a été ton cheminement personnel pour éviter la carrière prédestinée de designer qui produit des objets inutiles, te poser les bonnes questions et intégrer les enjeux écologiques dans ton travail ?

Je viens à la base d'un BTS Design Graphique Numérique. J'étais déjà sensible à l'écologie depuis longtemps, mais j'ai vraiment commencé à m'y intéresser pendant ce BTS.

Ensuite, je suis entrée au DSA Design Interactive à Villefontaine. Je suis entrée dans le DSA plutôt pour le côté nouvelle technologie. Ils avaient des projets autour de la VR par exemple, et c'est ce qui me donnait envie à l'époque. Et en fait, au fur et à mesure du DSA, je me suis rendu compte que c'était plus le côté design de service, design social qui m'a plu.

VR pour réalité virtuelle, c'est ça ?

C'est ça.

Et du coup on avait aussi un peu des projets qui touchaient à l'écologie et donc petit à petit j'ai commencé aussi à me questionner sur l'impact écologique de ma pratique en tant que designer graphique numérique et designer d'interaction sachant qu'on est toute la journée devant un écran et ça m'a poussé à faire mon mémoire de DSA en deuxième année sur un sujet qui touchait à l'écologie. Et donc j'ai essayé de concilier les différentes choses qui m'intéressaient.

La data pour le côté numérique et l'activisme écologique pour le côté écologie.

C'est surtout un choix de formation lié à des enjeux écologiques. Tu cherchais où tu pouvais trouver des sujets écologiques, même dans des sujets de design ou de numérique.

Oui. C'est vraiment en faisant ces formations que j'ai commencé à m'intéresser vraiment à l'impact écologique du numérique. En m'étant rendu compte de ça, je ne pouvais plus seulement faire des projets qui n'intègrent pas ces enjeux-là.

J'ai envie de faire des projets qui correspondent à mes valeurs et ayant développé ces valeurs-là, je me suis tournée vers des projets qui prennent en compte ces enjeux.

Tu voulais te prédestiner à un travail de designer classique, on va dire, de concevoir des services numériques ou de design au sens général ?

Oui, je pense que je ne m'étais pas fait une idée très claire de ce que je voulais faire. Il y a très longtemps, j'étais partie plutôt sur le cinéma d'animation et après je suis entrée en BTS, design graphique numérique, et après du coup j'avais plus l'idée de designer design graphique.

C'est vraiment mes formations qui m'ont amené vers ces sujets-là.

Il y a eu un cheminement ou il y a eu des déclics, il y a eu des formateurs, peut-être des rencontres qui ont déclenché ça ou c'est venu vraiment par la force des choses ?

Je pense que déjà en BTS j'ai commencé à vraiment m'intéresser à l'écologie, acheter des vêtements en frais prix, des trucs un peu de base mais voilà. Et ensuite en DSA on a eu des sujets, enfin des projets, par exemple on a fait un projet qui parlait d'Anthropocène, c'était de faire un atlas de l'anthropocène.

J'ai fait de la data-visualisation de la technosphère. C'est l'ensemble de tout ce qu'on produit sur Terre, tout ce qui est produit par l'homme. Et donc j'ai fait une data-visualisation par exemple les transports, les voitures, les machines.

Il y avait aussi une catégorie de la technosphère qui était les terres cultivées, les routes et l'espace de la terre qui est dédié au transport, qui est dédié au culture, qui est dédié aux villes, qui est dédié aux campagnes.

En fait, en ayant une idée des ordres de grandeur et de visualiser un peu ce que tu appelles la technosphère, l'anthropocène, l'impact de l'homme sur la Terre, ça a été peut-être un choc, c'est ça ? C'est une découverte ?

C'était une découverte, un choc, je ne sais pas, parce que ce n'était pas totalement nouveau. Je me rappelle qu'ils nous avaient montré des graphiques exponentiels, le nombre de la population qui augmente en exponentiel, le CO2 qui augmente en exponentiel, il y a plein de graphiques comme ça.

C'était un peu aussi, je pense, pour nous sensibiliser et ça a fonctionné.

Tous les indicateurs qui font partie peut-être de la grande accélération, c'est un concept de l'anthropocène. Et donc tu as étudié, tu as écrit un mémoire sur l'activisme écologique grâce à la data. Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que l'activisme écologique par la data ? As-tu des exemples marquants de data activism que tu as pu rencontrer ?

J'ai choisi ce sujet à partir d'un exemple que je trouvais intéressant. Au Panama, ils avaient des vrais problèmes de nid de poule sur les routes. Et il y a une personne qui a mis des capteurs dans certains des nid de poule.

Et ces capteurs, dès qu'une voiture passait sur le nid de poule, ça envoyait un tweet au ministère qui était chargé de réparer les nid de poule. Et du coup, ça envoyait un tweet qui disait fix me please, je crois. Et au final, ça a fonctionné. En gros, ils ont spamé le tweeter du ministère et ça a fini par fonctionner, ils ont réparé les nid de poule.

Et je trouvais que c'était un exemple assez à la fois rigolo et à la fois qui inclut de l'activisme et du numérique. Et je me suis dit qu'il y avait quelque chose d'intéressant et que si je pouvais trouver quelques exemples similaires, ça pouvait être une piste intéressante.

Du coup je suis partie là-dessus et c'est vrai qu'on peut penser que les data et l'activisme écologique c'est un peu incompatible et je me posais vraiment la question en faisant de mémoire.

Surtout que vu qu'il y a plein de problèmes écologiques avec les data, est-ce que c'est cohérent d'utiliser les data pour faire de l'activisme écologique ? Je pense que je n'ai pas totalement tranché là-dessus non plus.

Mais dans certains cas, je pense que c'est intéressant de le faire, en tout cas d'aider à se réapproprier les data, à utiliser les données qu'on produit vraiment pour nous, plutôt que d'autres personnes les utilisent à nous dépend.

Récemment, on avait reçu Lou Welgryn et Théo Alves Da Costa qui avaient parlé d'utilisation de la data pour cartographier les bancs climatiques. Est-ce que ça rend dans l'activisme écologique dans le sens que tu avais étudié ?

Oui, complètement.

Et tu parlais dans ton mémoire peut-être un peu plus drôle que les banques climatiques, c'est qu'on peut se tourner vers le détournement et l'humour pour un activisme moins élitiste, plus accessible au plus grand nombre. Justement, comment utiliser l'humour et pourquoi utiliser l'humour ?

Personnellement et selon ma sensibilité, je trouve que c'est important de mettre de l'humour dans ce que je fais parce que c'est ce à quoi je suis sensible et c'est ce qui me permet aussi de supporter certains sujets d'actualité insupportables.

Et en fait d'utiliser l'humour, je trouve en ce moment, ce qui me fait rire, c'est vraiment quand l'humour montre à quel point certaines situations sont absurdes.

Je pense que j'ai besoin d'un peu de légèreté et c'est ce que l'humour permet d'apporter et c'est aussi une porte d'entrée vers des sujets où c'est une manière un peu légère de parler d'un sujet. Et après on peut creuser un peu plus et s'informer vraiment.

Après, je pense que c'est pas toujours possible d'utiliser l'humour pour parler de tout, mais en général c'est ce qui fonctionne sur moi et du coup c'est ce que j'aime le plus faire.

Comme je le disais en introduction, tu as écrit également un mémoire sur Vivre avec un smartphone obsolète, plus récemment en 2023. Dans quel cadre as-tu travaillé sur ce sujet, sur la perception de l'obsolescence des smartphones ? Dans quel cadre et pourquoi tu t'es intéressé à ce sujet ?

C'était dans le cadre d'un mémoire de master du coup MSc pour Master of Science, stratégie et design pour l'anthropocène à Lyon. Et ce master il est très transdisciplinaire et je crois que tu les as pas invités aussi dans un épisode.

C'est Alexandre Monin, Diego Landivar et Emmanuel Bonnet, c'est ça. Et je crois qu'on a reçu pas mal de formateurs aussi. J'imagine Gauthier Roussilhe, Marie-Cécile Godwin...

C'est ça. Du coup, c'est eux qui ont monté ce master qui forme à accompagner les organisations à rediriger leurs activités pour entrer dans les limites planétaires. Et on était invités à se spécialiser sur un aspect parce qu'il y a tellement de choses à traiter, chacun avait un peu sa spécialité.

Et du coup moi je me suis intéressée au numérique par rapport à mon passé de designer graphique numérique et c'est le sujet qui m'intéressait le plus ou vers lequel je me sentais le plus proche.

J'ai cherché un stage dans ce domaine là et je suis tombée sur un stage proposé par le projet de recherche Limites numériques. Donc c'est un projet de recherche qui essaie de réfléchir à comment on peut faire un numérique qui entre dans les limites planétaires en repensant les interfaces, en étudiant les usages des terminaux.

Et puis c'est une équipe qui est pluridisciplinaire. Il y a un chercheur en informatique, Aurélien Tabard, une chercheuse en design Nolwenn Maudet et un designer Thomas Thibault qui travaille chez Praticable. Et il y a aussi des doctorantes.

Ils m'ont proposé de faire une enquête sur les raisons logicielles qui poussent les gens à remplacer leur smartphone, à changer de smartphone.

Et j'étais vraiment contente de trouver cette stage parce que c'était une des rares offres qui était vraiment alignée avec mes valeurs et qui parle pas seulement d'éco-conception. Parce que dans le design on parle beaucoup d'éco-conception, mais eux ils avaient un point de vue plus systémique, en prenant vraiment en compte l'usage, c'était vraiment aligné avec ce que je voulais faire. Donc voilà, c'est un peu dans ce cadre là que j'ai fait ce travail.

Quelle a été la démarche que tu as entreprise pour enquêter sur ces obsolescences ?

On a décidé déjà de se concentrer sur l'obsolescence logicielle parce qu'il y a déjà beaucoup de travail qui a été fait sur l'obsolescence matérielle et moins sur l'obsolescence logicielle où en tout cas quand on parle d'obsolescence logicielle c'est plus d'un point de vue technique et on parle beaucoup des mises à jour.

Et nous, on avait l'hypothèse qu'il y avait d'autres problèmes que les mises à jour qui pouvaient être la source du remplacement des smartphones. Du coup, on a commencé déjà par émettre des hypothèses sur quels seraient les facteurs logiciels de remplacement des smartphones.

On s'est limité au smartphone parce que c'est un peu l'objet emblématique et que c'était bien de se restreindre à ça pour juste une enquête, c'est bien de resserrer.

On a émis des hypothèses selon ce qu'on savait déjà, ce qu'on a lu, selon nos discussions. Et ensuite je me suis aussi mise dans l'ambiance un peu du stage en utilisant un dumb phone pendant deux semaines.

Ça m'a aussi aidé à formuler certaines hypothèses. Et ensuite, j'ai cherché une forme d'entretien qui pourrait correspondre à ce qu'on cherchait à sortir de ces entretiens. Parce que le but c'était de faire des entretiens qualitatifs. Et donc on est arrivé à un bingo.

Encore un peu d'humour, donc tu as créé pour cette enquête un bingo, j'ai trouvé ça assez drôle. Tu peux nous raconter ce que contient ce bingo et pourquoi, enfin pourquoi l'idée de bingo ?

Donc l'idée des entretiens c'était d'avoir une expérience la plus complète possible de l'obsolescence logicielle, vraiment capter tout ce qui peut être un facteur de remplacement des smartphones. Et pour ça, du coup, j'ai utilisé le bingo parce qu'il y a plein de cas et on peut mettre plein de choses dans des cas différentes.

Et du coup, dans chaque case, il y avait un problème qui peut être rencontré. Et en faisant les entretiens, j'ai aussi modifié certaines cases pour que ce soit plus pertinent, parce que j'ai vu qu'il y avait des cases qui fonctionnaient mieux que d'autres. Et il y avait des cases qui manquaient, donc je les ai rajoutées.

Mais tu proposais vraiment le bingo au répondant, il ou elle le voyait ?

Oui, en fait je montrais le bingo aux personnes que j'interrogeais et je leur demandais de passer sur chaque case l'une après l'autre et si les personnes avaient quelque chose à raconter par rapport à tel problème, par exemple par rapport au stockage saturé, elles m'en parlaient, elles racontaient leurs petites anecdotes et ça me faisait mon entretien.

Et sur le rendu aussi, tu as fait des BD, c'est ça ?

J'ai fait quelques BD pour raconter des passages d'entretien que je trouvais intéressants. J'aurais bien aimé en faire plus mais je n'ai pas eu assez de temps. Mais ça permet de partager au grand public, on va dire, pour les personnes qui n'ont pas forcément envie ou le temps de lire mon mémoire en entier.

En parlant du fond maintenant, quelles sont les principales causes de l'obsolescence des smartphones que tu as identifié ?

On en a identifié trois. La première cause, il n'y a pas de hiérarchie, mais une des causes c'est les mises à jour. Donc ça c'est le problème qui est généralement associé à l'obsolescence logicielle. Il y a des problèmes où on ne peut plus utiliser certaines applications si on n'a pas fait la mise à jour. Il y a aussi des problèmes après avoir fait une mise à jour. Il y a les deux, il y a avant la mise à jour et après la mise à jour.

Il y a aussi des problèmes de stockage saturé. Donc là, c'est surtout à cause d'une accumulation de photos, vidéos, données variées. Et aussi à cause de l'incompréhension du stockage, parce qu'il y a plusieurs personnes qui m'ont dit qu'elles ne pouvaient pas trop faire la différence entre ce qui était stocké sur le stockage interne du téléphone, sur un cloud ou sur la carte SD.

Du coup, ça devient plus difficile de supprimer parce qu'on ne sait pas vraiment où c'est stocké. Il y a aussi des données qu'on ne peut pas supprimer, qui sont présentes dans le détail du stockage mais qui sont détaillées comme autres, il n'y a pas vraiment d'informations sur ces données là et on ne peut pas les supprimer.Donc oui, il y a pas mal d'incompréhension autour de ça.

Et puis la troisième cause qu'on a identifiée, c'est les dysfonctionnements. Donc là, c'est une catégorie un peu plus floue qui rassemble des problèmes de lenteur, des bugs.

Il y a aussi beaucoup d'incompréhensions ici, même pour les personnes qui étaient assez expertes, parce qu'en fait, j'étais dans un labo d'informatique, j'ai interrogé des doctorants en informatique.

J'ai interrogé aussi une ingénieure en informatique et personne ne pouvait me dire exactement pourquoi il y a la lenteur, pourquoi il y a certains bugs.

C'était souhaité, sur le périmètre de l'enquête, que ce soit des doctorants ou des personnes proches de l'informatique ?

Au départ on voulait avoir des profils variés et après ça s'est fait comme ça parce qu'on n'avait pas non plus énormément de temps pour trouver des terrains d'enquête mais du coup au final ça nous convenait bien parce que vu que c'était des personnes qui s'y connaissent vraiment bien et qui ont vraiment envie aussi de faire durer leurs appareils. Ça nous a donné des résultats qui sont peut-être pas du tout représentatifs mais qui sont très intéressants.

Et sur la connaissance des répondants, sur les impacts environnementaux du smartphone, est-ce que tu as senti qu'ils connaissaient ces impacts-là ou pas forcément ?

Ça dépend qui. Il y en a qui étaient plutôt très sensibilisés et d'autres pas tellement. Ça dépend de des profils.

On a aussi observé qu'il y avait des liens entre ces différentes causes d'obsolescence. Par exemple, du stockage peut causer de la lenteur ou peut empêcher une mise à jour. Et puis il y a aussi des liens entre de l'obsolescence logicielle et de l'obsolescence matérielle.

Parce que pour la lenteur il y a des limites de RAM, donc la RAM c'est quand même matériel, et puis le stockage c'est aussi conditionné par le matériel, même si ça se gère plutôt du côté logiciel. Donc la différence qu'on fait entre logiciel et matériel n'est pas si nette que ça, il n'y a pas une frontière très très nette.

Et ce qu'on a observé aussi, c'est qu'il n'y a pas un seul problème qui cause le remplacement, mais c'est souvent une accumulation de différents problèmes qui va décourager la réparation. Par exemple, si on a un problème de batterie et un problème de bugs, on ne va pas forcément se dire qu'on va changer la batterie si le téléphone a aussi des bugs. Alors que même des fois, les bugs sont liés à la batterie mais on n'est pas au courant.

Et du coup, j'ai appelé ça des chemins d'obsolescence. C'est un peu les liens qu'il peut y avoir entre différents problèmes. Et un problème peut en causer un autre, qui peut en causer un autre, qui au bout cause le remplacement du smartphone. Et au bout de ces chemins, il y a souvent des implications sociales aussi. Par exemple, on va être gêné pour le travail ou pour les relations avec sa famille ou avec ses amis.

Ce n'est pas seulement des problèmes matériels et logiciels, mais il y a aussi souvent des problèmes sociaux qui poussent au remplacement.

Ce qui est intéressant aussi dans ton mémoire, c'est que les utilisateurs trouvent des parades. Quelles sont ces stratégies mises en oeuvre par les utilisateurs pour contourner les problèmes d'obsolescence de leur smartphone ? Est-ce que tu as des exemples concrets ?

On a identifié quatre types de stratégies utilisées par ces personnes.

La première catégorie c'est le ménage et la maintenance. Donc là par exemple on a Enzo qui faisait du ménage très régulier. Il est un peu dans le minimalisme donc il avait je crois 100 photos sur son téléphone alors que ça faisait peut-être deux ans qu'il l'avait.

En fait il garde vraiment que les photos qu'il aime vraiment et tout le reste il y jette. Et du coup ça lui permet d'avoir toujours de l'espace et il avait vraiment aucun problème de stockage sur son téléphone alors que il avait des problèmes avec tout le reste parce qu'en fait il avait acheté un téléphone à 45 euros je crois sur internet, c'était vraiment un truc de très mauvaise qualité et il a eu très vite des problèmes de lenteur et tout ça mais par contre il n'a jamais eu de problème de stockage.

Et puis il y a d'autres personnes qui utilisent des logiciels, par exemple pour vider les caches, pour nettoyer la RAM. Et il y a aussi pas mal de doutes sur ces logiciels, parce que soit on ne voit pas les effets, soit on les voit, mais la lenteur revient très vite.

Donc il y a aussi des freins à ces stratégies. Le deuxième type de stratégie c'est le contournement. Donc là par exemple il y a une personne qui a téléchargé Netflix via un APK. Donc ça permet de ne pas passer par le store officiel, mais de trouver un moyen détourné de télécharger l'application sans passer par le store officiel.

Et pourquoi l'installer directement en APK et pas par le store ?

Oui, parce qu'en fait il ne pouvait plus télécharger Netflix sur son téléphone parce que la mise à jour n'était plus disponible.

Et il y a aussi une personne qui a changé d'OS sur son smartphone. Donc elle avait téléchargé Lineage OS qui est un système d'exploitation alternatif. Et ça, ça lui permettait aussi d'avoir les applications à jour parce qu'elle a utilisé un Samsung Galaxy S4 je crois, enfin un smartphone assez vieux.

Et elle avait plus accès à toutes les applications dessus, du coup elle a changé d'OS pour pouvoir avoir accès à ces applications.

Et il y a l'exemple de Snapchat aussi. Donc il y a une autre personne qui ne pouvait pas prendre de photos avec son appareil photo et ça marchait que sur Snapchat avec la caméra avant et du coup elle devait passer par Snapchat pour prendre la photo avec la caméra avant puis l'enregistrer et ensuite l'envoyer sur une autre application. Enfin, elle pouvait envoyer des photos que comme ça.

Le troisième type de stratégie c'est l'extension donc là on va ajouter des cartes SD ou du stockage, du stockage en ligne pour étendre son stockage et il y a aussi des extensions de batterie et là aussi il y a des problèmes d'incompréhension comme j'avais déjà dit entre les différentes espèces de stockage on sait pas bien ce qui est stocké où.

Et il y a un problème d'effet rebond parce que quand on stocke sur un cloud, on ne se rend pas forcément en compte de tout ce qu'on stocke. En tout cas, ça ne nous pousse pas à faire le ménage et à stocker moins et à faire attention à l'ampleur de ce qu'on stocke.

Par exemple, il y a une personne que j'ai interrogée qui avait 60 000 photos sur son téléphone et elle pouvait y accéder n'importe quand. Mais c'était aussi un choix de sa part parce qu'en fait elle vivait loin de sa famille et du coup ça lui permettait de juste pouvoir avoir des photos avec sa famille, elle adorait prendre des photos. C'était aussi un choix de sa part d'avoir autant de photos.

Et la dernière stratégie c'est le faire avec et le renoncement, donc là c'est renoncer à des applications ou des fonctionnalités. Et il y a aussi certaines personnes qui ont voulu renoncer au smartphone, donc passer à un dump phone ou pas de téléphone du tout.

Mais à chaque fois, il y avait une raison qui faisait que les personnes ne voulaient pas abandonner le smartphone. Donc ça peut être le transport pour avoir le GPS. Ça pouvait être les applications de messagerie.

Et après, je ne sais pas si j'ai eu des cas dans mes entretiens, mais il y a aussi les applications de banque qui nécessitent en général un smartphone pour faire des achats en ligne.

Donc voilà, il y a toujours au moins une chose qui fait qu'on n'abandonne pas le smartphone. Donc toutes ces stratégies-là, c'était intéressant parce que ça montre qu'il y a des leviers possibles pour prolonger la durée de vie des smartphones.

Mais ça reste en général accessible seulement à des personnes qui s'y connaissent bien. Et il y a aussi beaucoup de freins qui empêchent les gens d'utiliser tous ces leviers. Il y a beaucoup de problèmes dans toutes ces stratégies et il faut vraiment être motivé pour les mettre en place en général.

Plutôt que de s'acheter un nouveau téléphone plus performant. Sur la question de passer d'un smartphone à un dump phone, ça serait intéressant de savoir justement, ceux qui ont toujours été habitués au smartphone, est-ce que le fait de revenir à un dump phone, est-ce que c'est si complexe que ça en fait ? Comment ils le vivent ?

Il n'y a pas une étude. J'étais tombée sur un témoignage d'une personne qui racontait qu'elle avait vécu sans téléphone du tout, je crois, ou peut-être sans smartphone, pendant plusieurs années, parce qu'elle était bien installée dans son quotidien. Quelque chose que j'ai observé aussi, c'est que quand on est bien installé dans son quotidien, c'est moins gênant d'avoir un téléphone qui fonctionne moins bien.

Parce que par exemple, pour se déplacer dans une ville, si on la connaît, on n'a pas forcément besoin de GPS. On n'a pas forcément besoin d'appeler des gens. Par exemple, il y a une personne qui a raté des appels pour des entretiens pour des masters parce que sa carte SD était cassée et qu'elle ne recevait pas les appels.

Du coup, il faut être assez stable dans sa vie, de ce que j'ai observé. C'est plus facile d'avoir un téléphone qui ne fonctionne pas bien quand on est stable dans sa vie parce qu'on est moins dépendant du smartphone.

Tu formules aussi des recommandations à destination des constructeurs, des concepteurs et des développeurs pour réduire l'obsolescence des smartphones. Quelles sont ces recommandations ?

La première recommandation, ce serait de revaloriser les pratiques de maintenance et de ménage, par exemple rendre leurs effets plus explicites, qu'on sache pourquoi on fait du ménage, qu'on comprenne que ça fait du bien, que c'est une bonne chose de faire du ménage ou de faire de la maintenance de son téléphone.

Aussi, rendre le stockage plus compréhensible, et faire en sorte qu'on sache où sont stockés quelles données, et puis aider au diagnostic des problèmes, rendre compréhensible et clair d'où viennent les problèmes, pour faciliter aussi la réparation, qu'on sache quoi réparer en fait.

La deuxième recommandation, c'est la multidisponibilité. Par exemple, il y a des applications de messagerie comme WhatsApp qui ne sont disponibles qu'avec un smartphone. Il y a une application sur l'ordinateur, mais il faut le smartphone pour que l'application fonctionne.

Et du coup l'idée ce serait de rendre des services numériques en général disponibles de plusieurs manières pour qu'on ne soit pas obligé d'avoir un smartphone fonctionnel pour utiliser ces services. Et aussi pouvoir extraire les données d'une application. Là j'ai un exemple aussi de quelqu'un qui gardait une application de transport en commun suédois ou danois parce qu'il avait encore des tickets de transport sur cette application. Et en fait, s'il supprimait l'application, ça perdait ses tickets de transport. Du coup, il a cette application qui dort dans son téléphone depuis plusieurs années juste pour trois tickets de transport.

Donc voilà rendre possible l'extraction des données d'une application pour pouvoir supprimer l'application et garder les données qui étaient attachées à cette application. Et puis aussi pourquoi pas proposer des alternatives non numériques pour ne pas être toujours dépendante du numérique.

Ensuite, la troisième recommandation, c'est autour de la frugalité. Prendre en compte les appareils vieillissants dans la conception des services numériques et prendre en compte leur capacité de calcul limitée. Aujourd'hui, les services numériques sont surtout conçus par rapport aux capacités de calcul des nouveaux smartphones.

Du coup plus on a un vieux smartphone et plus on va galérer à faire tourner des applications dessus. Du coup faire des applications plus légères aussi qui produisent et qui stockent moins de données. Et puis éventuellement créer des frictions volontaires pour pousser les utilisateurs et les utilisatrices à utiliser moins certaines fonctionnalités. Mais après ça c'est un peu plus engagé on va dire comme recommandation.

Et la dernière chose c'est autour des communs. Là c'est réfléchir à comment on peut faciliter un usage collectif d'un appareil. Je pense par exemple à des personnes qui utilisent peu les smartphones, par exemple des personnes âgées, qui peuvent se permettre d'avoir un smartphone pour deux par exemple. Et puis aussi penser collectivement à quels usages on a envie d'adopter ou non, par rapport au numérique, mais là c'est plus vraiment la responsabilité des designers, des développeurs et des développeuses, mais ça reste un point important je pense.

Un sujet de société, un sujet de politique publique. Est-ce qu'on devrait obliger les concepteurs à avoir eux-mêmes des dumbphones ou des smartphones vieillissants, justement, pour tester leurs applications ? Je pense que c'est peut-être la solution. Quels sont tes projets actuels ou futurs ? Sur quoi tu vas travailler ou t'aimerais travailler ?

Alors en projet actuel je travaille sur un questionnaire plutôt grande échelle pour avoir des données cette fois représentatives sur le même sujet donc de pourquoi les gens remplacent leur smartphone et quels problèmes ils rencontrent sur leur smartphone. Donc ça c'est en cours.

Toujours dans le cadre de Limites numériques ?

Oui c'est quand même lié à ce travail là parce qu'on l'a fait pour compléter les résultats de mon enquête.

Et puis, un projet que j'aimerais, je pense qu'il y a plein de choses à compléter par rapport à cette enquête. Par exemple, interroger des personnes différentes, des gens plus jeunes ou des gens plus âgés, d'autres catégories socioprofessionnelles. Je pense qu'il y a vraiment plein de choses à faire et c'était juste une porte d'entrée sur le sujet et il y a plein de choses à découvrir.