Rôle des techniques dans la division sexuelle du travail agricole

Épisode 92 publié le 27/08/2024

Clélia Chateaux, Agathe Demathieu et Hannane Somi-Bouzidi

Clélia Chateaux, Agathe Demathieu et Hannane Somi-Bouzidi

Aujourd’hui, en France, les agricultrices exploitantes, co-exploitantes ou associées représentent environ 27% des effectifs. Dans l’imaginaire collectif mais aussi dans les faits, les hommes utilisent davantage les machines agricoles et s’occupent des grandes cultures tandis que les agricultrices utilisent avant tout des outils manuels et s’occupent des activités de soin, de transformation, de gestion comptable et administrative et de ménage des ateliers de production. Quelles sont les motivations de se lancer dans ce métier ? Quelles sont les difficultés que connaissent particulièrement les femmes ? D’où vient cette division sexuelle du travail agricole ? Quels impacts ont-elles ? Comment est-elle vécue par les agricultrices ? Qu’en est-il pour les agricultrices ne travaillant pas avec des hommes ?

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Une fois qu'on a fait ce constat qu'il y a une division sexuelle du travail, elle n'est pas juste ni naturelle, la question c'est, OK, comment est-ce qu'elle se perpétue ? Comment est-ce qu'elle se met en place ? Et là, il y a plusieurs manières de regarder ça, et notamment on peut s'intéresser au rôle des techniques dans tout ça.

— Agathe

Pour moi, la question de conduire le tracteur s'est posée tout de suite, puisque j'étais réticente. Là, mon maître de stage m'a dit maintenant tu montes dessus et tu y vas. Donc bien que j'ai été réticente, je l'ai fait. Et ça décoince tout de suite quelque chose. Donc, c'est par la pratique et aussi par la représentation, donc c'est bien la question de l'imaginaire qu'il faut réussir à atteindre.

— Hannane

Et comme beaucoup de femmes, on s'est posé, on s'est mis dans cette posture très tôt de les hommes, dès que ça touche à la technique, les hommes savent. Et nous, on ne sait pas parce qu'on n'a pas eu cette capacité à l'erreur.

— Clélia

Introduction

Richard :

Un épisode un peu spécial. On va parler d'agriculture. Vous allez me dire, mais quel est le rapport avec Techologie ?

On va parler de stéréotypes de genre dans le rapport à la technique, notamment dans le milieu agricole. Aujourd'hui en France, les agricultrices exploitantes, co-exploitantes ou associées représentent environ 27% des effectifs. Dans l'imaginaire collectif, mais aussi dans les faits, les hommes utilisent davantage les machines agricoles et s'occupent des grandes cultures, tandis que les agricultrices utilisent avant tout des outils manuels et s'occupent des activités de soins, de transformation de gestion comptable et administrative et de ménage des ateliers de production.

Quelles sont les motivations de se lancer dans ce métier ? Quelles sont les difficultés que connaissent particulièrement les femmes ? D'où vient cette division sexuelle du travail agricole ? Quels impacts en tels commencent en tels vécu par les agricultrices ? Qu'en est il pour les agricultrices ne travaillant pas avec les hommes ?

Pour en parler avec nous, on a trois personnes aujourd'hui exceptionnellement. On a Hannane Somi Bouzidi, tu es maraîchère bio et en agro-écologie, qui a créé la ferme Sauvages et cultivées à Chelles, quasi à cheval sur la Seine-et-Marne et la Seine-Saint-Denis.

Nous avons également avec nous Clélia Chateau, tu es paysanne dans la Drôme.

Et on a Agathe Demathieu, tu es ingénieure en mécanique, sociétaire de l'Atelier Paysan, auteure d'un mémoire portant sur l'impact des stéréotypes de genre sur la relation des agricultrices à l'équipement agricole.

Hannane, qu'est ce qui t'a donné envie de quitter le confort du travail salarié pour monter ta ferme ?

La ferme Sauvages et cultivées est le fruit d'un très, très long parcours, puisque moi, j'ai grandi dans le 93 en Seine-Saint-Denis, donc pas spécialement au milieu d'une ferme et pas spécialement à un endroit où le rapport avec le vivant, constitué par le végétal, était évident.

Cependant, mon papa, lui, est né dans une oasis en Algérie, ce qui veut dire que je l'ai quand même vu toute mon enfance s'occuper de travailler et puis envoyer le petit surplus d'argent pour le jardin au pays. Et après, il y a eu aussi un choc, je crois à 17 ans, lorsqu'il m'a emmenée dans cette oasis qui est juste l'abondance, comme on peut imaginer, et les cultures multi étagées, donc vraiment l'occupation de tout l'espace au service de la production végétale et de nourriture. Et c'était un micro climat, enfin vraiment une fraîcheur dans un endroit qui est pourtant plutôt chaud dès le mois de mars, avril.

Donc, la magie un peu de ce que peut représenter ce qu'on peut faire avec des plantes, ça m'a frappé. Bon, suite à ça, je ne me suis pas orientée tout de suite en agriculture. J'ai plutôt continué mes études, travaillé dans le domaine culturel.

Et à un moment donné, celui de la maternité, c'est là que je me suis, que j'ai senti l'impériosité de me créer un espace un peu de protection, de sécurité et où on pouvait partager cette abondance. Donc, c'est là où, petit à petit, l'idée de la ferme est arrivée en visitant d'autres oasis.

On était en Tunisie quand ma première fille est née. Donc, j'ai revu cette abondance à nouveau. J'ai aussi visité des terrains à vendre avec des oliviers plantés, mais en me posant la question, mais comment on fait pour cultiver ? Là, c'était devenu concret au niveau de la question.

Par la suite, ce qui s'est passé, c'est que j'ai pris connaissance de l'existence de Terre de Liens, qui est une association qui s'occupe de racheter des fermes pour les remettre en location ou à disposition de personnes qui portent un projet agricole. Donc, je me suis dit, ah tiens, quelque chose est possible.

Et puis, enfin, en Île-de-France, j'ai pris connaissance de l'association Abiosol, qui s'occupe d'accompagner les porteurs de projets agricoles. Donc, moi, j'en étais pas encore au stade de porteuse de projets. J'ai fait la formation qui s'appelle de l'idée au projet, qui a permis de préciser les contours juste de ce qui était une envie forte.

Depuis combien de temps, alors, que tu as commencé la production agricole ?

Je n'ai pas pu commencer tout de suite la production agricole. J'ai mis à peu près 10 ans entre le moment où j'ai eu l'idée et l'envie très forte et le moment où j'ai pu monter la ferme et qu'elle soit en activité. Donc, pour une série de raisons, déjà, il faut se former.

Ensuite, il y a la question des maternités, puisque j'ai eu un premier enfant, puis un deuxième enfant, puis un troisième enfant. Et donc, dans mon corps, j'étais forcément aussi pas toujours dans mon corps et dans ma tête, pas toujours disponible et à 100% sur le projet.

Et aussi la question de, on embarque toute une famille. Moi, je suis mariée aussi, ce qui veut dire qu'il faut que le conjoint épouse aussi le projet qui n'était pas dans le contrat initial, on va dire, et adhère à ce projet et aussi envie de la même chose. Donc, ça demande un parcours, enfin, une évolution psychologique pour tout le monde. Une adhésion forte à ce projet.

Et il se pose quand même la question de partir d'Ile-de-France ou de rester en Ile-de-France. Moi, mon envie, c'était de partir d'Ile-de-France, mais mon conjoint, lui, travaillait en Ile-de-France.

La question de recherche de terrain s'est posée où monter cette ferme. Sachant qu'au démarrage, l'idée, c'était quand même de créer un projet collectif.

Et pour revenir à ta question, la ferme existe, on peut dire, depuis 2020, puisque je vends les produits de la ferme depuis 2020, même si ça a mis beaucoup plus de temps pour la créer.

Même question pour toi, Clélia. Qu'est-ce qui t'a donné envie de te lancer dans une activité de production agricole ? Il me semble que c'est tout récent, c'est ça ?

C'est à la fois tout récent et à la fois pas du tout. C'est-à-dire que je suis officiellement installée depuis le 1er janvier 2024, mais je travaille sur la ferme depuis deux ans et demi. Et en fait, moi, j'ai toujours été dans une démarche d'installation et ça fait 12 ans que je travaille en agriculture pour préparer ce projet d'installation, en fait, que j'ai été salariée, que j'ai travaillé dans des postes de conseil, etc.

Et en fait, ce qui m'a amenée vers ce métier-là, c'est la rencontre entre pas mal de choses. La première, ça va être mes convictions écologiques et politiques, parce que pour moi, la façon dont on produit notre nourriture, c'est vraiment déterminant dans la façon dont notre société habite le monde et comment est-ce qu'on prend soin de l'environnement et quel est notre rapport au vivant.

Et aussi un aspect qui va être plus intime, mais toujours un peu le même, de quel est, moi, mon rapport à la nature, quel est, moi, mon rapport au vivant, quel est mon rapport à la résilience et à être ancrée, en fait, dans les choses que je fais pour qu'elles aient du sens.

Et pour moi, c'est vraiment le métier que j'ai trouvé qui, à ce jour, a le plus de sens pour moi et qui me fait me sentir le plus à ma place. Et ce que j'aime beaucoup dans ce métier, c'est que c'est un métier qui n'a aucune limite, parce qu'en fait, on a tous les métiers en un seul. Il faut qu'on sache s'occuper de plantes, d'animaux dans mon cas, d'arbres aussi. Il faut qu'on sache faire des papiers, bricoler un outil, réparer la pompe, faire de l'électricité, faire des demandes de subventions, enfin, gérer une équipe salariée. C'est complètement infini, les possibilités qu'offre ce métier.

Et à la fois, c'est vertigineux et c'est complètement palpitant. Et moi, ça me nourrit et ça m'épuise aussi. Mais surtout, je m'éclate.

OK, donc dimension très politique. Je me tourne vers toi, Hannane, dès le début de ton projet, toi aussi, tu avais des objectifs un peu peut-être politiques, mais en tout cas des objectifs de répondre à des enjeux écologiques, sociaux et de solidarité. Aujourd'hui, ces dimensions sociales et de solidarité, cela se matérialisent comment ?

En effet, l'envie impérieuse s'est aussi manifestée à un moment donné où je me demandais, comme tu l'as souligné Clélia, de quelle manière c'était pour moi la façon la plus opportune, d'habiter le monde. C'est vraiment aussi une façon d'aligner mes convictions politiques qui sont assez marquées avec une activité qui permet de générer un revenu pour la famille aussi.

Donc oui, c'est un endroit qui fait sens pour la communauté, donc pour le politique. Produire pour soi, pour sa famille, et un peu plus large. Partager les sources de richesses qu'offre une ferme, qui sont énormes.

Donc pour revenir à ta question plus précisément sur la dimension de solidarité, je suis située en zone urbaine. Et de ce fait, nous avons la possibilité d'avoir tout un tas de personnes qui passent à la ferme. C'est aussi la façon dont je conçois une ferme, c'est-à-dire quelque chose de vraiment ouvert sur son territoire et en relation avec son territoire.

Donc comment ça se matérialise ? Déjà par des visites pédagogiques et de tout âge. La pédagogie n'est pas réservée aux enfants puisqu'on est assez déconnecté de ce rapport au vivant. Et donc de pouvoir montrer sur quelles plantes pousse un légume, c'est absolument fondamental aujourd'hui pour un tas de personnes qui n'ont pas l'occasion ni d'avoir un potager, ni d'acheter les légumes ailleurs qu'au supermarché.

En région parisienne, c'est quand même pas mal le cas. Il y a peu de fermes, enfin il y en a beaucoup à la fois pour la région, et en même temps pas suffisamment par rapport à la population. Et tout le monde n'a pas la possibilité d'aller voyager voir comment on produit.

Donc il y a cette dimension vraiment de simplement faire visiter, ouvrir la ferme, montrer les cultures, comment naît un chou-fleur ou un brocoli. Enfin moi je trouve ça particulièrement émouvant donc je le partage.

Et puis il y a aussi d'autres projets un peu plus particuliers qui font qu'il y a des personnes sans domicile fixe qui ont pu participer à venir régulièrement à la ferme pour retrouver le plaisir pour certains de mettre la main à la terre puisqu'ils en avaient déjà eu l'occasion dans leur endroit de naissance. Des personnes migrantes, des personnes de toutes sortes, c'est vraiment un lieu de partage.

Il y a aussi un partenariat avec une association qui s'appelle le GRDR, qui est une association qui a été fondée il y a une trentaine d'années par des personnes qui venaient à l'origine d'Afrique subsaharienne. J'ai l'opportunité, sur dix journées annuelles, de leur proposer un parcours d'initiation à l'agriculture. Et certaines de ces personnes ont aussi un projet dans leur pays d'origine parce que souvent ils ont hérité d'un bout de terrain et ils ne savent pas trop comment s'en occuper ou quoi en faire.

Et ça peut être aussi un déclic pour remettre en route un peu une agriculture dans leur pays d'origine. Et l'idéal quand même c'est de réussir à faire le lien avec ce qu'on peut cultiver ici. Il y a beaucoup de choses en commun.

Et je mène à ce titre aussi une expérimentation sur des cultures allochtones. Cette année on est sur le Gombo, donc une culture qui a besoin quand même de chaleur et pas mal d'eau. Et on fait un test pour voir si on pourrait arriver à le produire ici à destination d'une population qui en consomme. Il y a toute l'Asie qui consomme du Gombo, toute l'Amérique latine et une partie de l'Amérique du Nord et puis toute l'Afrique. Donc ce qui permettrait d'avoir un débouché puisque l'Île-de-France est très cosmopolite. Si on pouvait éviter d'importer systématiquement ce qui vient d'ailleurs et trouver des débouchés sur place, ce serait top.

Et puis c'est une façon de s'amuser aussi dans l'expérimentation de quelque chose d'un peu nouveau. L'objectif serait quand même d'arriver à amener ces personnes à envisager, tel que j'ai pu le faire aussi, à cultiver. Pas seulement dans leur pays d'origine, mais en Ile-de-France parce qu'il y a des possibilités aussi ici et une forte volonté qui est menée par la ville de Paris pour aider à réinstaller des personnes en agriculture.

Agathe, tu as étudié les stéréotypes de genre dont sont victimes les agricultrices. Ces stéréotypes de genre prennent quelle forme ?

Les stéréotypes de genre impactent pas seulement les femmes, ils impactent aussi les hommes, pas de la même manière mais le comportement de tout le monde est affecté par ces stéréotypes de genre. Notamment parce qu'en agriculture, l'outil principal c'est le corps et donc il y a de fortes questions autour de la performance et de la capacité physique qui doit être très importante notamment en agriculture.

Et avec la modernisation, il y a eu une nouvelle figure de la masculinité agricole qui est un peu un mythe du surhomme et ce mythe là, il affecte tous les travailleurs et toutes les travailleuses agricoles.

Mais en tout cas, ces stéréotypes vont influencer notamment le rapport au corps et à la force physique et ça va influencer aussi l'accès à la formation agricole puisque selon le genre de la personne, les filières de formation agricole sont très genrées.

Ça va aussi impacter l'accès aux fonciers agricoles et aux prêts bancaires puisque par exemple, pour des projets agricoles de même surface, les femmes obtiennent des prêts bancaires qui sont inférieurs aux prêts bancaires obtenus par les hommes.

Donc ça va influencer plein de choses mais ça vient aussi, ces stéréotypes de genre, ils viennent aussi justifier une organisation du travail, c'est-à-dire ça vient influencer qu'est-ce qui est du travail, qu'est-ce qui n'en est pas, qu'est-ce qu'il y a de la valeur, qu'est-ce qui n'en a pas et aussi qui fait quelle tâche.

Je me suis surtout intéressée à la division sexuelle du travail, ici agricole mais il y en a partout une division sexuelle du travail et tu l'as un peu rappelé au début, notamment les agriculteurs utilisent les tracteurs, les machines agricoles et font des travaux des champs alors que les agricultrices sont plus sur d'autres activités, notamment de transformation, de soins aux animaux, etc.

La liste est très longue comme l'a rappelé aussi Clélia, et donc cette division sexuelle du travail, elle est justifiée par la complémentarité des hommes et des femmes. En fait, il y a un principe de division qui dit, il y a des travaux d'hommes et il y a des travaux de femmes, puisque les hommes sont différents physiquement, ils sont différents aussi, ils n'ont pas les mêmes compétences et ils n'ont pas les mêmes appétence, notamment parce que les hommes aiment les machines alors que les femmes en ont peur.

Ça, c'est ce qui vient justifier cette division sexuelle du travail, mais l'approche socio-historique, elle permet de remettre ce mythe de la complémentarité en cause, puisque des sociologues, des anthropologues, des historiens, des historiennes se sont rendus compte que ce qui était un endroit, un travail de femmes, n'était pas forcément un travail de femmes dans un autre endroit, à une autre période.

Donc, il n'y a pas d'invariant de la nature du travail. Par contre, ce qui ne varie jamais, c'est que un travail d'homme vaut plus qu'un travail de femme, et donc c'est un principe hiérarchique qui est invariant à la division sexuelle du travail.

Et donc, avec l'approche matérialiste, on vient considérer que les différences entre les hommes et les femmes, dans notre cas, elles ne sont pas naturelles, mais qu'elles sont construites socialement et qu'elles ont une base matérielle liée à l'organisation de la production et de la reproduction dans la société.

Avec cette approche matérialiste, la division sexuelle du travail, ce n'est pas une relation de complémentarité, mais c'est une relation de domination, de la classe des hommes sur la classe des femmes. J'insiste sur ce mot, la classe des hommes et la classe des femmes, on ne parle pas d'individus, mais on parle d'une organisation sociale plus globale.

Sauf que cette organisation du travail, elle a des répercussions bien réelles sur la vie de tout le monde, à la fois symboliques et matérielles. Et par exemple, dans le travail agricole, ça a aussi des impacts sur la santé puisque, par exemple, les agriculteurs ont plus de cancers liés à l'utilisation des pesticides puisqu'ils sont plus exposés à ces produits dans la division du travail.

Et les agricultrices, quant à elles, elles sont surreprésentées dans les troubles musculo-squelettiques puisqu'elles en ont quasi 2,8 fois plus que les agriculteurs, sachant que déjà, agriculteurs et agricultrices sont plus touchés par les troubles musculo-squelettiques que l'ensemble de la population.

Et donc, une fois qu'on a fait ce constat qu'il y a une division sexuelle du travail, elle n'est pas juste ni naturelle, la question c'est, OK, comment est-ce qu'elle se perpétue ? Comment est-ce qu'elle se met en place ? Et là, il y a plusieurs manières de regarder ça, et notamment on peut s'intéresser au rôle des techniques dans tout ça, puisqu'il y a plusieurs sociologues qui disent que les techniques contribuent à stabiliser les rapports de domination.

Et donc, comment ça se passe ? Et bien, c'est parce que, notamment, il n'y a pas un accès égal au savoir-faire technique et aux outils, puisque par exemple, la formation technique, elle est réservée aux hommes. Historiquement, les femmes en étaient carrément exclues, que ce soit des formations agricoles ou techniques, comme certaines formations d'artisanat ou d'ingénierie. C'est plus le cas, mais il y a encore la permanence d'une forte division sexuelle.

Même dans les formations, actuellement, il y a des filières qui sont très genrées, qui sont très féminines, et d'autres filières qui sont très masculines.

Et il y a aussi un accès différent à la pratique, puisque par exemple, l'apprentissage du tracteur, souvent il se fait sur les fermes en stage, sauf qu'en stage, en fait, les stagiaires femmes et les stagiaires hommes n'ont pas le même accès aux outils.

Et donc, cet accès différentiel aux formations techniques fait qu'il y a un écart de capital technique entre les hommes et les femmes. Et cet écart, il n'est pas neutre, puisqu'il permet aux hommes de davantage concevoir leurs outils et de les utiliser.

C'est pour ça qu'on entend souvent dire que les outils sont conçus par des hommes et pour des hommes. Par exemple, il y avait une agricultrice qui ne pouvait même pas démarrer le tracteur, puisqu'il y avait un système de sécurité dans le siège, qui faisait que si personne n'était assis sur le siège, le tracteur ne démarrait pas. Sauf qu'elle, elle était trop légère pour désactiver ce système de sécurité.

En fait, les unités de travail, elles sont politiques par leur conception, puisqu'elles sont accessibles à certaines personnes, mais pas à tout le monde. Cet écart de capital technique, il permet aussi aux hommes de fabriquer et d'entretenir leurs outils davantage que les femmes, et aussi de les choisir, puisqu'il y avait une agricultrice que j'avais interviewée qui m'a dit « Moi, je n'ai jamais utilisé de tracteur, je ne sais pas comment on s'en sert, je ne sais pas comment on l'utilise, je ne sais pas comment on l'entretient, et j'ai déjà tellement de trucs à apprendre pour mon installation. Et comme en plus, ça ne correspond pas tout à fait à mes valeurs écologiques, je peux m'en passer. » Mais ensuite, sur d'autres fermes, elle a vu une femme se servir du tracteur, et là, elle s'est dit « C'est bon, moi aussi, je peux l'utiliser. » Et depuis, elle se rend bien compte qu'en fait, c'est hyper important.

Donc, si on a eu l'occasion d'utiliser des outils, on peut plus facilement choisir les outils qui nous conviennent.

Et il y a aussi un écart de capital économique entre les hommes et les femmes qui font que les hommes ont davantage de capacités d'investissement dans le parc matériel, et donc il y a un accès inégal aux outils, et en plus à des outils qui sont inadaptés pour certaines morphologies.

Cette approche socio-historique, elle met en évidence que les femmes sont sous-équipées par rapport aux hommes, et qu'il y a un fossé technologique entre les outils utilisés par les uns et les unes. Par exemple, moi, quand j'ai fait mes entretiens, j'ai remarqué que le désherbage était en majorité fait à la main par les agricultrices, alors qu'il était beaucoup mécanisé chez les agriculteurs.

Et en fait, ce fossé technologique, il en résulte un fossé de productivité, puisqu'en fait, désherber à la main ou désherber avec un tracteur, ce n'est pas du tout la même productivité. Pareil, traire une vache à la main comme c'était le cas pour les agricultrices avant, ou traire 20 vaches en même temps avec une machine à traire, ce n'est pas du tout la même productivité.

Et donc, il y a un écart d'efficacité technique entre le travail des agricultrices et des agriculteurs, et comme en plus les hommes sont en moyenne plus grands, plus forts et plus musclés que les femmes, il y a aussi un écart de capacité physique, et tout ça, ça donne aux hommes un vrai pouvoir physique qui est plus important que le pouvoir des femmes.

Donc ce n'est pas juste une question de, symboliquement, les hommes ont plus de pouvoir que les femmes, non, ils ont plus de pouvoir sur la matière, via leur corps, mais aussi via leurs outils. Et donc, ils contrôlent davantage les processus de production et l'organisation du travail, des productions dans lesquelles ils sont impliqués. C'est quelque chose de vraiment bien matériel également.

Il n'y a pas de fatalité, j'espère ? Comment les femmes peuvent reprendre du pouvoir sur leurs conditions de travail, notamment, j'imagine, à travers les choix d'outillage ?

Alors, en effet, ce n'est pas une fatalité. Par contre, ce que j'ai remarqué, c'est que souvent, l'écart de capital technique, il avait tendance à se creuser en faveur des hommes. Il y avait une agricultrice qui s'était installée quatre ans avant son conjoint, et c'est elle qui lui avait fait la transmission. Et au final, c'est lui qui le faisait à nouveau. Et elle, elle avait perdu la pratique. Et donc, sans pratique, plus de confiance de savoir faire les choses, et donc plus l'envie d'y aller.

Donc, non, ce n'est pas une fatalité, mais naturellement, les choses ont tendance à, les stéréotypes de genre ont tendance à se renforcer.

Et déjà, il faut comprendre que ce n'est pas une question d'inaptitude personnelle, puisqu'il y a plein de femmes qui ont intégré qu'elles sont incompétentes techniquement ou pas capables physiquement de faire des choses. Mais ce n'est pas une question d'individus. Ce n'est pas juste qu'elles ne soient pas fortes. C'est vraiment quelque chose de plus global sur l'organisation de la société.

Et cette situation-là, d'inégal accès aux savoir-faire et aux outils, a amené Paola Tabet, qui est anthropologue, à dire que les femmes dépendent des hommes pour la fabrication des outils et que c'est une condition nécessaire du pouvoir des hommes sur les femmes. Pour pouvoir sortir de cette fatalité, enfin, comme tu le disais, un des leviers d'action pour les femmes, c'est de reprendre du pouvoir sur leur accès aux outils et à la technique pour qu'elles puissent améliorer elles-mêmes leurs conditions de travail.

Et donc ça va passer par plein de choses, par des solutions qui sont individuelles et des solutions qui sont plus collectives. Notamment, il faut changer les représentations, puisque comme je le disais, de voir des femmes sur le tracteur, ça peut faire que d'autres vont se dire "ah oui, c'est accessible pour moi".

Ça va aussi être d'avoir accès à des équipements adaptés, par exemple des gants qui sont à la bonne taille, des vêtements aussi de travail qui ont la bonne taille, des chaussures de sécurité, des tracteurs dont les pédales ne sont pas trop loin, etc.

Aussi, ce qui va être hyper important, c'est de partager des expériences. C'est ce qu'on essaye de faire beaucoup à l'Atelier Paysan, de mettre en fait en commun toutes les innovations faites par les paysans et les paysannes. Ce ne sont pas forcément des innovations d'outillage, ça peut aussi être dans l'organisation du travail.

Par exemple, une agricultrice disait "moi j'ai arrêté d'utiliser ces caisses-là, parce que le centre de gravité était trop loin pour moi, puisqu'elles étaient grandes, larges, et avec les nouvelles caisses, je porte le même poids mais plus proche de mon corps". Toutes ces expériences-là, il faut vraiment les partager, puisqu'elles permettent à tout le monde, ce qu'on appelle à l'Atelier Paysan, des communs paysans. Pour reprendre le pouvoir sur l'accès à l'outillage et au savoir, ça vient aussi par des formations, le fait de se former.

Et à l'Atelier Paysan, on observe que de nombreuses agricultrices l'ont compris, puisqu'elles viennent se former, comme c'est le cas de Clélia, qui en parlera tout à l'heure, donc je ne vais pas développer.

Mais en tout cas, ce qui est important, c'est que ce n'est pas juste une logique de rattrapage des femmes, il y a aussi une logique de désescalade globale technologique, mais on en parlera aussi tout à l'heure.

Et ça, c'est lié aussi à une approche du féminisme et le féminisme de la subsistance. L'idée, c'est de remettre des pratiques de subsistance et de redistribuer le travail de manière plus juste. Et ça ne passe pas seulement par des améliorations techniques fulgurantes, mais surtout par une réorganisation du travail.

Et pour réorganiser le travail, ce qui est hyper important, c'est de pouvoir discuter de cette organisation du travail, de la rendre visible, de dire comment on s'organise, de qu'est-ce qu'on valorise et de comment est-ce qu'on fait évoluer nos pratiques et nos savoir-faire.

Puisqu'à certains moments, on est dans le jus, il faut aller aux plus efficaces, et à d'autres, on peut se poser pour faire évoluer nos pratiques. Et ça, ça passe aussi par des discussions sur cette organisation du travail.

Clélia, tu as suivi des formations au sein de la coopérative l'Atelier Paysan. Peux-tu nous dire ce que ça représente pour toi l'Atelier Paysan et les formations que tu as suivies ?

L'Atelier Paysan est une structure que je connais depuis très longtemps, puisque déjà, elle n'est pas très loin de chez moi et beaucoup de maraîchers et maraîchères autour de moi en ont parlé dès le début où je me suis lancée dans ce métier.

Et en fait, comme je le disais tout à l'heure, j'ai fait une dizaine d'années de salariats et d'études et de stages agricoles, voire plus. Et en fait, j'ai appris énormément de choses d'un point de vue pratique sur les plantes, d'un point de vue de gestion de ferme agronomique, etc. Mais par contre, j'ai rarement été sur un tracteur et dans mes études, je n'ai pas appris ça, je n'ai pas appris le travail du sol, je n'ai pas appris les outils, etc.

Et donc, ça a tout de suite été un point faible que j'ai identifié chez moi dans mon parcours vers l'installation. Quand j'ai fait mes études, mon première mémoire de fin d'étude, ça a été sur un changement de pratique de travail du sol en lien avec les nouveaux outils de l'Atelier Paysan, qui était un peu nouveau à l'époque parce que c'était il y a dix ans.

Et sur comment est-ce qu'on modifie les pratiques de travail du sol pour être plus respectueux agronomiquement avec des outils qui sont auto-construits, et donc comment est-ce qu'on amène aussi ces questions-là de s'approprier les outils pour que l'outil soit au service de nos pratiques et pas l'inverse.

Parce que ce qu'on voit souvent, c'est qu'on achète des outils de grands industriels, etc., qui font des outils super pointus, et puis on achète l'outil, puis on apprend à s'en servir. Or, avec l'Atelier Paysan, c'est plutôt qu'est-ce que tu veux faire toi dans tes sols, sur ta ferme, quels sont tes besoins, et comment est-ce que les outils peuvent y répondre.

Et le fait de les fabriquer nous-mêmes, ça veut dire que si l'outil qu'on a fabriqué, qu'on a ramené sur la ferme, il y a un truc qui colle pas, et bien en fait, un coup de disqueuse, un coup d'arc à souder, et puis c'est réglé. En fait, le problème est réglé, et on évolue, et ça fait grandir les outils, et ça fait grandir les pratiques, ça fait évoluer. En fait, c'est vivant. Et donc, ça a été ma première approche de l'Atelier Paysan.

Grâce à ce mémoire, ça m'a permis de découvrir tous les outils de travail du sol, la question mécanique, la question du tracteur, les questions techniques, et ça a été la première entrée.

Et après, j'ai continué le salariat, et puis la question de m'installer est vraiment venue sur la table, puisque j'étais en train de reprendre une ferme. La ferme sur laquelle je travaille actuellement, ma ferme, en fait, c'est une ferme qui a 40 ans, qui a été montée par un agriculteur qui va bientôt prendre sa retraite.

Et comme beaucoup de fermes en France, c'est une ferme qui a du matériel un peu dans tous les sens, c'est des vieux trucs qui sont plus ou moins adaptés, qui tombent plus ou moins en ruine. Et en fait, tout est fonctionnel, et à la fois, tout est à réparer, tout est adapté, tout est fonctionnel, et à la fois, rien ne l'est.

Et moi, quand je me suis vraiment projetée dans, ok, ben là, cette ferme, je signe l'année prochaine. C'est une association tuilage, quand mon associé part à la retraite dans deux ans, cinq ans, ben c'est moi qui gère. Et là, je me suis dit, ah ouais, non mais en fait, j'ai regardé autour de moi, j'ai vu l'électricité, j'ai vu les tracteurs, j'ai vu les outils, je me suis dit, mais en fait, je suis incapable de gérer tout ça, je me sens pas du tout en capacité et légitime pour m'occuper de cette ferme.

Et en fait, voilà, ça posait pour moi la question de la légitimité de m'installer en tant qu'agricultrice sur une ferme qui ne soit pas une ferme sur petite surface, non mécanisée, etc., parce que, ben voilà, j'ai quand même une petite ferme, mais c'est pas du maraîchage intensif sur petite surface comme on voit souvent pour ceux qui s'installent et qui sont pas issus du milieu agricole, ce que moi, j'identifie souvent à, ben en fait, c'est pas notre univers parce qu'on n'a pas été formés à toutes ces questions là.

Et on va plutôt s'orienter vers des systèmes qui correspondent à nos compétences, plutôt que de se sentir en confiance et en légitimité de développer ces compétences qu'on estime appartenir à un monde qui n'était pas le nôtre.

Et en fait, pour moi, c'est ça la question, c'est de me dire, OK, moi, je veux une ferme où j'ai pas envie de me casser le dos, j'ai besoin d'un tracteur, j'ai besoin d'outils qui sont pertinents et j'ai quand même besoin de prendre soin du vivant et de prendre soin des sols avec ces pratiques là. Comment est ce que je vais pouvoir m'occuper du matériel et construire et adapter du matériel pour que tout ça puisse être cohérent et complémentaire en fait ?

Et donc, je suis tombée sur une formation. J'avais fait une petite initiation à la soudure avec un partenaire de l'Atelier Paysan qui est Farming Soul. J'avais fait deux jours d'initiation à la soudure et pour moi, ça a été un monde qui s'est ouvert. Mais littéralement, en fait, l'univers du métal, c'est infini tout ce qu'on peut faire. Et j'ai vraiment pris conscience de ma capacité à agir sur la matière et à pouvoir réellement modifier les choses. C'était le cas avec les plantes, c'était le cas avec le sol. Mais comment est ce que je peux modifier le sol ? Sinon, avec mes petites mains, quels sont les outils qui vont me permettre de faire ce que je veux en fait ? Et comment est ce que j'arrive à créer ces outils ? Et comment est ce que ces outils émergent ?

Et donc, pour moi, de découvrir comment on travaille le métal et comment est ce qu'en fait, juste en soudant, en coupant, en ressoudant et en redécoupant, et bien, on arrive à faire des choses qui sont absolument infinies. La seule limite, c'est l'imagination et les moyens techniques qu'on a actuellement. Mais en fait, on peut tout faire, enfin, largement ce dont on a besoin en tout cas, à mon avis.

Et ça a vraiment ouvert cette porte et je me suis dit, OK, mais c'est exactement ça qu'il faut que tu creuses. Parce que ça m'ouvrait vraiment ce truc de, en fait, si tu sais comment faire, et bien tu peux le faire. Et si tu peux le faire, et bien moi, ça m'ouvrait cette question de la légitimité. De me dire, mais je peux reprendre cette ferme parce que je suis capable de tout faire dans la ferme.

J'assume le fait de travailler le sol de telle manière parce qu'en fait, j'ai choisi et j'ai adapté cet outil. Et je suis pleinement responsable de mes pratiques agricoles de cette manière là. Et je suis aussi pleinement responsable de ma ferme et voilà, je me sens légitime.

Et donc, après, j'ai fait avec l'Atelier Paysan la formation installation. Donc la formation, ça s'appelle S'installer avec l'approche collective des technologies paysannes. Et en fait, dans cette formation de trois mois où on fait principalement du travail du métal, on fabrique nos outils et ceux des copains qui sont dans la formation. Chacun, chacune va repartir avec deux, trois outils qu'on aura tous construits collectivement. Tout le monde va avoir travaillé sur tous les outils.

Il y a aussi quelques jours d'électricité, quelques jours de mécanique tracteur, quelques jours de charpente bois. Des questions politiques aussi, parce que comme je le disais, pour moi, c'est super important. C'est aussi important pour l'Atelier Paysan parce que la façon dont on produit et dont on produit notre nourriture, c'est éminemment politique. Et la façon dont on fabrique nos outils pour produire cette nourriture, elle est éminemment politique.

Et en fait, de pouvoir avoir cette formation sur un peu plus long terme, ça m'a vraiment permis de réaliser à quel point je me sentais pas capable, mais pas parce que je n'étais pas capable, mais juste parce que je n'avais jamais été confrontée à faire les choses. Jamais. Je n'avais jamais eu cette marge d'expérimentation, ce droit à l'erreur.

Je n'avais jamais eu cette possibilité de dire "Viens, prends une disqueuse et si tu fais de la merde, ce n'est pas très grave. De toute façon, on pourra ressouder. Le métal, c'est fantastique. Si on fait une erreur, on coupe, on ressoude."

Et j'ai réalisé qu'en fait, j'étais capable. J'avais une capacité à imaginer et à concevoir des outils. C'était quelque chose qui était complètement inenvisageable pour moi avant.

Il y avait ce projet de fin de formation dans cette formation de l'Atelier Paysan, qui est justement d'imaginer, dessiner, concevoir et fabriquer un outil qu'on ramène ensuite chez nous sur notre ferme. Et pour moi, c'était littéralement un mur. C'était non mais je suis incapable d'imaginer, de faire un plan et de fabriquer quelque chose qui serve à quelque chose. C'est impossible.

Et en fait, j'ai réussi parce que c'était juste une barrière mentale que j'avais. Je ne l'ai jamais fait. Je n'ai jamais vu de femme le faire. Alors moi, je ne suis pas capable de le faire.

Si, en fait, on est capable. Ce qui nous manque, ce n'est pas les capacités. Ce qui nous manque, c'est la représentation, c'est de voir d'autres personnes, d'autres femmes qui font ça et de se dire, mais attends, mais si elle le fait, moi aussi, je peux le faire. Et ça nous enlève ces limites-là, en fait. Et donc, c'est hyper empuissançant parce qu'on ne se sent plus limitée dans notre manière de faire les choses. On ne se sent plus dépendante dans la façon dont on les fait. Et en fait, on reprend vraiment du pouvoir et du pouvoir d'action sur notre ferme, sur nos pratiques agricoles, etc.

Hannane, j'aimerais te demander également quel est ton rapport à la technique dans ton métier. Est-ce que tu as été confrontée à des stéréotypes de genre à l'utilisation des techniques ?

Alors, effectivement, quand j'ai eu le projet d'aller vers la voie de l'agriculture, s'est posée tout de suite cette question de la technique. J'ai réalisé une formation pour adultes qui s'appelle le BPREA,
le Brevet professionnel de responsables d'entreprises agricoles, pour pouvoir apprendre à cultiver, avoir les bases en agronomie, sur les questions végétales, sur les questions de production et sur les questions de gestion entreprise et les questions techniques. Dans ce cadre-là, on a une approche sur le travail du métal et je n'ai pas du tout été à l'aise. C'était génial de pouvoir avoir accès à la soudure, mais c'était vraiment une petite initiation et pas du tout suffisant.

Lorsque j'ai passé mon BPREA, donc c'était en 2014-2015, j'ai eu connaissance des travaux de l'Atelier Paysan. J'ai trouvé absolument formidable l'approche et absolument nécessaire. Cependant, avec la distance, puisque l'Atelier Paysan a été initié en Isère, il me semble, et ensuite je crois que c'est installé en Bretagne ou Pays de la Loire, en tout cas pas très proche de la région Ile-de-France pour moi, et moi je n'étais pas très mobile non plus à cette période, j'ai pas pu réaliser de stages avec eux.

Au cours des dix années, ils sont quand même venus en Ile-de-France donner un peu de formation de travail du métal pour la construction d'outils agricoles, mais j'ai pas eu l'opportunité d'y participer. Après, je connais d'autres femmes en Ile-de-France qui sont allées notamment dans les Pyrénées. J'en connais une en particulier qui est partie créer son outil en camion et qui est revenue avec le camion, qui a ramené son outil, et voilà. Si elle avait la possibilité de le faire, de se dégager cinq à sept jours de disponibilité, c'est super. Moi je n'ai pas eu cette opportunité-là.

Mais j'avoue que ce n'est pas quelque chose de très, on va dire, naturel. Je pense qu'Agathe ne va pas être forcément d'accord avec le terme, c'est le premier mot qui me vient à l'esprit. Mais effectivement, c'est une question de représentation, tout comme les gens sont surpris de me voir sur un tracteur.

Pour moi, la question aussi de conduire le tracteur s'est posée tout de suite, puisque j'ai été réticente. C'est souvent en stage qu'on approche la question de la conduite des tracteurs, même si en formation, on a un peu une approche un petit peu sur l'entretien du tracteur, mais c'est un peu abstrait. Là, mon maître de stage m'a dit, maintenant tu montes dessus et tu y vas. Donc bien que j'ai été réticente, je l'ai fait, et ça décoince tout de suite quelque chose.

Donc c'est par la pratique et aussi par la représentation. C'est bien la question de l'imaginaire qu'il faut réussir à atteindre. Et cette question de l'imaginaire, elle se pose pour les femmes, elle se pose pour les personnes issues d'immigration ou migrantes, de s'autoriser quelque chose.

Je voudrais revenir sur un point, sur la question de la technologie. Pour moi, elle dépasse et de l'usage, du rapport qu'on peut avoir avec la technologie. Pour moi, il y a quelque chose qui dépasse vraiment la question de la classe des hommes et de la classe des femmes, pour reprendre tes mots Agathe, c'est qu'on est arrivé dans une société où il y a une hyperspécialisation de tout un chacun dans un domaine en particulier. Peut-être que cette hyperspécialisation est issue, je dis ça comme ça, du fordisme, du fait de découper les tâches pour arriver à une meilleure productivité.

En tout cas, moi, je ressens ça assez fortement. C'est-à-dire qu'aujourd'hui, je crois que personne n'est capable de réparer son frigidaire. Peu de personnes font l'entretien elles-mêmes de leur voiture et sont capables de s'occuper d'un peu d'entretien simple d'une maison, y compris des hommes.

Peut-être que les hommes sont plus habitués, effectivement, après, la distinction de la classe des hommes et de la classe des femmes vient accentuer quelque chose aussi, et on sent une distance plus forte.

Mais en fait, on a créé une société où, en tout cas pour moi, aller vers l'agriculture, c'était aussi se réapproprier un peu toutes les questions qu'on a déléguées. C'est-à-dire la question, effectivement, de la production de l'alimentation, et en plus, moi, je travaille en bio, de manière à polluer ou détériorer l'environnement le moins possible.

Mais aussi la question de l'éducation de ses enfants, la question de sa santé, c'est-à-dire, oui, il y a effectivement le médecin expert, mais comment le patient est acteur de sa santé, ça passe aussi par l'alimentation, ça passe par savoir utiliser quelques plantes pour une médecine simple, on va dire.

Et après, la question de la technologie. Je dois avouer que je n'ai pas développé toutes les compétences techniques nécessaires au bon entretien de la ferme. Moi, j'ai eu l'aide de beaucoup de personnes et de beaucoup d'hommes qui avaient développé des compétences, parce que je n'ai pas repris une ferme, j'ai créé une ferme de zéro, donc il a fallu construire un hangar, par exemple, qui était un bâtiment en kit, et là, j'ai eu l'aide de personnes qui ont été un peu formées à l'usage, enfin, pas l'usage, à la construction, donc à la question des charpentes, à la question de la menuiserie. Et je me sens un peu limitée encore par ces questions techniques.

Là, mon broyeur est en panne, je suis en train d'essayer de réparer, déjà de diagnostiquer d'où vient la panne. Ensuite, on a fait un essai, mais j'ai sollicité des hommes qui bricolent et qui font de la mécanique pour ça. Donc, dans l'écosystème de la ferme, il y a aussi des personnes qui ont développé ces compétences de leur côté, et à qui je vais poser des questions et qui viennent donner un coup de main quand je le demande.

J'aimerais acquérir un peu plus d'autonomie, mais ça me demande un effort supplémentaire à un moment donné où, par exemple, là, on est en plein été, c'est pas évident de trouver le temps de développer ces compétences quand la panne arrive. Donc, voilà, il y a une question d'autonomie, certes, mais de possibilité de développer ces nouvelles compétences, de questions d'intérêts aussi. Alors, je comprends bien l'intérêt, mais parfois, il y a des choses que je vais choisir de développer avant.

Justement, Agathe, comment dépasser les stéréotypes de genre et d'accompagner les femmes dans le métier ?

Eh bien, merci à Hannane et Clélia pour vos témoignages. Ils sont incroyables, ça me donne des frissons. Déjà, en fait, dans ce métier, il y a plein de femmes hyper inspirantes. Là, on en a deux avec nous aujourd'hui et qui sont hyper fortes et courageuses. Et même si elles n'investissent pas le champ technique, il ne faut pas que savoir bricoler devienne une nouvelle injonction, parce qu'il y en a déjà tellement pour les agriculteurs et agricultrices.

Et comme l'a très bien souligné Clélia, être agriculteur ou agricultrice, c'est faire des dizaines de métiers. Être mécanicien, mécanicienne, c'est un métier en plus. Et donc, il ne faut pas que ça devienne une nouvelle injonction.

Mon objectif avec ce travail, c'était de rendre compte de ce mécanisme, comment la technique y contribue, pour que ça soit un outil et que certaines personnes qui le veulent puissent s'en servir. Et aussi de se déculpabiliser, de ne pas se dire "c'est parce que je suis nulle" à un titre individuel. Non, c'est quelque chose de beaucoup plus global.

Pour revenir sur l'autonomie, ce n'est pas de faire tout seul, c'est aussi de s'inscrire dans un réseau d'interconnaissance. Et si le monde paysan et le monde agricole est autant en difficulté aujourd'hui, c'est aussi parce que le monde de l'artisanat a disparu aussi. Donc, en fait, il faut une société paysanne et artisanale.

En tout cas, c'est vraiment tout à fait normal que, surtout dans le jus de la saison, il n'y ait pas le temps de réparer son broyeur, de prendre deux heures, surtout quand on n'a pas l'habitude de le faire, parce qu'on ne sait pas combien de temps ça va nous prendre. On ne sait même pas si on va y arriver. Et il y a plein d'autres choses qui pressent. Donc ne t'en fais pas, Hannane, c'est bien normal.

Et c'est d'ailleurs pour ça qu'à l'Atelier Paysan, nos formations sont surtout en hiver, puisqu'en été, c'est juste pas possible de se libérer cinq jours d'affilé. En tout cas, ce qui est hyper important, c'est de ne pas voir ça comme une approche individuelle.

On voit à l'Atelier Paysan que les agricultrices se saisissent de la technique puisqu'elles viennent en formation. Elles viennent se former au travail du métal. Ça veut dire quoi, elles viennent en formation ? Ça veut dire qu'entre 2019 et 2021, il y avait 23% d'agricultrices à nos formations, alors que par exemple, en BTS agro-équipement, il y a 0% de femmes. Et en plus, elles témoignent d'une montée en compétences et en confiance, donc c'est super.

Par contre, on voit qu'elles sont quand même moins nombreuses qu'il n'y a d'actives agricoles puisqu'il y a 33% d'actives agricoles, salariées, enfin tout statut confondu.

Et aussi, comme l'a dit Hannane, la participation des agricultrices, elle est variable selon la durée de la formation, puisque notamment pour les mamans, surtout de jeunes enfants, se libérer cinq jours, c'est un peu l'enfer, surtout quand c'est pas quelque chose qu'on fait d'habitude, le bricolage. On a l'impression de partir de zéro et on se dit, c'est vraiment beaucoup d'efforts pour peu de résultats, probablement. Par contre, peut-être qu'une initiation sur deux jours, allez, ça c'est plus accessible.

Et aussi, ce qu'on voit, c'est que c'est surtout des agricultrices qui sont installées seules qui viennent ou alors qui vont être seules, comme Clélia, à la tête de leur exploitation. Ce qu'on voit aussi, c'est qu'en formation, les femmes, les agricultrices construisent des outils mais elles en construisent moins que les hommes et elles construisent des outils différents. Donc, ça veut dire qu'elles ont des besoins différents aussi et puis qu'il y en a de nombreuses qui se disent, je vais construire un outil à main qui me paraît plus accessible au début que de construire une grosse buteuse, un gros outil tracté. Déjà, elles n'ont pas forcément de tracteur mais aussi, elles ne se sentent pas forcément dès le début, alors qu'elles n'ont jamais rien construit, de construire un gros outil.

On voit aussi que les agricultrices participent peu au processus de conception, elles sont peu représentées dans les groupes de conception des outils et aussi, on a moins de sollicitations pour des outils de la part d'agricultrices que de la part d'agriculteurs. Et donc, même à l'Atelier Paysan, on note que les outils sont encore majoritairement conçus par des hommes et pour des hommes puisque c'est eux qui expriment leurs besoins et c'est eux qui participent au processus de conception.

Et si on regarde la part d'agricultrices au sociocétariat, elle est encore plus faible. Donc, ce qu'on voit, c'est qu'au fur et à mesure que l'implication dans l'autoconstruction augmente, la part des agricultrices diminue à l'Atelier Paysan. Donc, ça ne peut pas reposer seulement sur une approche individuelle, ça a aussi besoin d'être une démarche collective.

À l'Atelier Paysan, on parle souvent du trépied de la transformation sociale. Pour faire transformation sociale, il faut qu'il y ait trois composants : les alternatives, le rapport de force et la co-éducation pour construire ce rapport de force et nourrir les alternatives. Dans notre cas, les alternatives, c'est les agricultrices qui viennent se former au travail du métal. Elles sont super importantes, elles changent les représentations, mais toutes seules, elles ne peuvent pas changer toute la société.

Et donc, l'approche collective est hyper importante, notamment les groupes d'agricultrices, les groupes de femmes rurales qui se rencontrent, ça permet de construire une analyse de la situation, ça permet aussi de construire des actions, donc d'être à la fois dans la co-éducation et dans les actions.

Par exemple, l'Atelier Paysan a accompagné, entre 2018 et 2021, deux groupes d'agricultrices et ça a permis à des agricultrices de participer à l'ensemble du cycle d'autoconstruction, en partant de l'expression du besoin jusqu'à la fabrication. Et ce qui a été hyper intéressant, c'est que ces groupes d'agricultrices ont vraiment mis au cœur une démarche ergonomique, puisqu'elles se sont dit "il faut qu'on améliore nos conditions de travail et ça bénéficiera à tout le monde".

Cet accompagnement de groupes d'agricultrices a été très intéressant, même pour l'Atelier Paysan, puisqu'il a permis de toucher un public qu'on touche peu. D'habitude, c'était notamment des femmes en élevage, c'est encore plus dur pour les éleveuses de se libérer pour des formations, des femmes qui sont installées en couple ou avec des hommes, et des femmes qui sont installées depuis longtemps et pas forcément en bio. Donc ça nous a permis de toucher un autre public que celui qu'on touche habituellement avec nos formations. Donc même pour nous, en tant que structure, c'était intéressant.

À l'Atelier Paysan, on a aussi créé un groupe de travail sociétaire qui s'appelle "Féminisme, subsistance et autonomie paysanne", puisque l'Atelier Paysan ce n'est pas seulement des formations au travail du métal, c'est aussi la lutte contre le système agro-industrielle. Et pour ça, on a plusieurs manières d'agir, mais notamment il y a toute une analyse sociologique, économique du système agro-industrielle et de la place que prennent les machines, du rôle que jouent les machines agricoles dans l'escalade, dans le développement du système agro-industrielle.

L'idée c'est aussi de voir comment le féminisme peut venir nourrir cette analyse politique de la machine agricole, pourquoi est-ce que le féminisme est hyper important dans une approche pour l'autonomie paysanne, pour l'autonomie alimentaire plus globalement.

Et l'idée c'est d'avoir une démarche collective, et les groupes d'agricultrices sont des outils, ce n'est pas une fin en soi, mais ce sont toutes les agricultrices qui participent, qui témoignent vraiment que ça leur fait du bien, et ça notamment Clélia pourra en parler mieux que moi.

Oui, justement, Clélia, tu fais partie d'un groupe de paysannes et femmes rurales en mixité choisie, peux-tu nous expliquer en quoi cela consiste et pourquoi ce choix ?

Oui tout à fait, déjà je voudrais juste revenir sur ce qu'a dit Agathe jusqu'à maintenant sur l'importance du collectif, effectivement pour moi l'agriculture ce n'est pas un métier à faire seul, déjà parce que dans l'histoire ça n'a jamais été le cas. Et si c'est possible aujourd'hui c'est à grand renfort de ressources fossiles et de technologies, et/ou au grand détriment de la santé et du bien-être des agriculteurs et des agricultrices.

Donc il ne faut pas effectivement qu'on se ramène toujours davantage d'injonction, parce qu'en se disant "si je suis capable de tout faire moi-même", on peut très facilement tomber dans l'écueil de dire "je peux tout faire moi-même donc je peux me débrouiller", et donc en plus dans ce truc de pouvoir prouver, montrer que les femmes sont capables de faire des choses qu'on aurait plutôt données comme activités masculines, il y a vraiment cet écueil de tomber là-dedans, et en fait c'est dangereux parce qu'on reste dans un schéma un peu d'exploitation et pas dans de travailler avec, et pas dans travailler ensemble et pas dans la coopération. Et si on n'est pas dans la coopération et dans la complémentarité, dans la façon dont on organise le travail à la ferme, on n'est pas avec le vivant. Pour moi il ne faut pas se dire "il faut que je sois autonome sur tout", mais juste il faut qu'on puisse construire des complémentarités en terme de travail pour qu'on soit résilient, c'est-à-dire qu'on n'ait pas une répartition des tâches qui soit vraiment figée.

Parce que la ferme n'est pas durable, si une personne est absente etc., il faut qu'on puisse être autonome collectivement et de cette manière-là complémentaire, et du coup la façon dont on va travailler sur la répartition genrée des tâches, surtout en agriculture, ça va être comment est-ce qu'on va construire une coopération homme-femme, peu importe, qui soit basée sur des besoins, sur des capacités, sur des volontés de chacun chacune, plus que sur ce que la société a prédéterminé comme répartition des tâches etc.

Donc il ne s'agit pas de tout faire, certainement pas, il s'agit juste de se dire "je fais le choix de faire ça et de ne pas faire ça", parce qu'en fait je me sens beaucoup plus épanouie dans telle chose et pas dans celle-ci, mais je sais que collectivement on a la capacité de pouvoir fonctionner sur un petit peu tout. C'est ça qui nous enrichit et c'est cette coopération-là qui fait qu'on est dans un autre rapport au vivant et que tout de suite on fait une agriculture qui est différente de l'agriculture conventionnelle générale qui pose problème aujourd'hui.

Et donc pour en venir sur les groupes d'agricultrices en mixité choisie, pourquoi est-ce qu'on fait ça ? Déjà il s'agit de se réunir régulièrement entre femmes du milieu rural pour partager sur nos vies, nos vécus, nos expériences, notre quotidien. Ce choix d'être en mixité choisie c'est pas pour s'éloigner des hommes, au contraire, en fait ça permet de prendre le recul nécessaire pour faire la part des choses entre ce qui est intime et ce qui est systémique, de sortir de nos quotidiens pour partager nos vécus et nous soutenir mutuellement.

En général on réalise que ce qu'on pensait relever de la sphère de l'intime et du personnel, du subjectif, c'est beaucoup plus général que ça. Et on prend vraiment conscience de l'aspect systémique de beaucoup de choses, notamment la répartition du temps de travail, la répartition des tâches, mais énormément d'autres choses parce que ça vient pas toucher que du travail en fait, surtout en agriculture.

Tout est lié, c'est vraiment un métier où la vie intime et la vie professionnelle sont imbriquées de façon très forte et donc ça met en lumière plein de choses. Donc ça nous permet d'objectiver tout ça et de réfléchir en collectif sur comment est-ce qu'on peut changer les choses. Et du coup, on n'est pas sur cette posture où on s'éloigne des hommes où il faudrait qu'on compte les points de cette domination, quelles sont les dominations qu'ont les hommes sur les femmes, etc.

Moi je considère et on est beaucoup à considérer que cette répartition-là, que le système patriarcal il existe, c'est une domination sur les hommes comme sur les femmes, et en fait la forme que prend cette domination elle est simplement différente. Et quand on est dans ces groupes de femmes, on prend du temps pour échanger, pour décortiquer ces effets de domination plus facilement, ce que subissent les hommes comme ce que subissent les femmes.

Et quand on sort de ces moments ensemble, ça nous permet d'en parler autour de nous, avec les femmes comme avec les hommes, avec nos collègues, nos salariés, nos associés, nos conjoints. Ça enrichit la vision de tout le monde, ça ouvre le débat, ça permet de travailler ensemble à essayer de changer les choses. Comme je l'ai déjà dit, il n'y a aucun changement sociétal qui peut se faire sans coopération, donc c'est important que ce soit des questions qu'on se pose ensemble. On fait ce recul entre femmes pour mieux revenir avec les hommes et pour mieux enrichir les échanges et les changements avec eux.

Ça nous permet aussi d'organiser des formations, notamment en non-mixité choisie toujours, parce que ça nous permet de gagner en confiance en nous sur des sujets techniques. Parfois il y a des formations où les femmes utilisent une tronçonneuse pour la première fois. Et comme beaucoup de femmes, on s'est mis dans cette posture très tôt de « les hommes, dès que ça touche à la technique, les hommes savent, et nous on ne sait pas ». Parce qu'on n'a pas eu cette capacité à l'erreur que peut-être ont souvent plus eu les hommes jeunes. Et ce n'est pas le cas de tous les hommes, et d'ailleurs ceux qui ne l'ont pas eu souvent, c'est compliqué pour eux parce qu'on les met dans une case dans laquelle ils ne se reconnaissent pas.

Donc c'est pour ça qu'il faut vraiment travailler ces questions-là pour les hommes également. On ne sait pas que émanciper les femmes, c'est vraiment émanciper les hommes aussi des cases dans lesquelles ils sont. Et donc quand on fait ces formations en mixité choisie, ça nous permet vraiment d'expérimenter et de tenter et de s'offrir des représentations.

On en parlait tout à l'heure, quand on voit une journée entière des femmes avec une disqueuse, avec une tronçonneuse ou en train de faire une vidange de tracteur, en fait il se passe quelque chose psychologiquement, et on voit que c'est possible, on le voit. Et donc le pont est beaucoup plus facile à franchir, d'y aller, parce qu'on le fait, et surtout de façon collective.

On arrive à la fin de notre entretien. J'ai une dernière question, en ouverture pour toutes. À l'heure de l'IOT (l'internet des objets), l'IA (l'intelligence artificielle), la 5G, l'agriculture 4.0, qui devient un peu la norme dans l'agriculture dit conventionnelle, comment sortir de ce tout technologique, supprimer ces dépendances technologiques, promouvoir les low-tech, voire les no-tech dans l'agriculture ?

Clélia :

Pour moi, cet internet des objets, l'intelligence artificielle, l'agriculture 4.0, moi je pensais qu'on en était à la 2.0 tu vois, en fait ça témoigne d'une vision du monde, une vision qui est mécaniste, une vision qui est d'exploitation, une vision d'accélération et une vision de croissance. En fait, c'est l'exploitation du vivant, et comment est-ce qu'on arrive à changer de vision du monde ?

Et pour moi, supprimer ces dépendances technologiques, ça dépend de quelle technologie. Encore une fois, je pense que c'est pertinent de redéfinir ce terme technologie. Comment est-ce qu'on sort de cette high-tech ?

Pour moi, c'est tout d'abord changer notre vision du monde parce qu'en fait, il faut travailler en coopération et pas en exploitation. Et il faut à la fois coopérer avec le vivant et à la fois coopérer avec les autres. En fait, la richesse, elle n'est pas technologique, elle est vivante, elle est organique.

Et c'est pour ça que je trouve aussi que la place des femmes en agriculture, elle est très très importante. Parce que je pense qu'on amène une autre vision qui n'est pas meilleure, qui est juste différente, qui nous est propre, qui est plus une vision de coopération et pas d'exploitation. C'est cette vision-là dont on a besoin pour sortir de cette norme de l'agriculture conventionnelle, parce qu'en fait, ça nous amène droit dans le mur. C'est une conception du vivant qui est unilatérale. Et tant qu'on n'aura pas épuisé toutes nos ressources, on va continuer d'y aller.

Et donc, je pense qu'il faut surtout ne pas se braquer contre la technologie de façon générale, parce qu'il y a plein de choses qui sont superbes dedans. Et ça dépend aussi comment est-ce qu'on définit cette technologie, encore une fois, pour qu'on puisse être plus résilient et plus durable dans notre rapport à la technique et dans notre rapport à la technologie, pour que la technologie, elle soit au service du vivant et pas l'inverse.

Hannane :

Je vais m'appuyer sur deux exemples qui me viennent là, comme ça, un peu de manière spontanée.

En Algérie, j'ai un cousin qui est agronome, et lui travaille plus spécifiquement sur les agrumes, comme le pourtour méditerranéen est producteur d'agrumes. Ils sont en train de développer des technologies, par exemple, avec les drones, pour la surveillance des maladies dans les vergers d'orange, dans les orangerais. Donc, ce qui veut dire que je peux trouver un intérêt à la technologie, mais si on réfléchit un petit peu plus loin, qu'est-ce que ça veut dire ?

Ça veut dire que la taille des vergers en question est assez conséquente. Je ne sais pas précisément de combien d'hectares ça représente, mais ça veut dire quand même que si on doit utiliser un drone pour aller surveiller la couleur des feuilles et la présence de ravageurs dans les vergers, c'est que l'homme ne peut plus déambuler et observer. Comme nous, on peut le faire à l'échelle, en tout cas moi, ce que je peux faire à l'échelle de ma ferme, c'est me promener et regarder. C'est tout le temps regarder.

Et le deuxième exemple que je voulais utiliser, c'est que là, les deux derniers jours, j'ai accueilli sur la ferme une personne pour la former, pour qu'elle puisse me remplacer en mon absence au mois d'août où je vais essayer de prendre quelques congés. C'était une stagiaire que j'ai eue en avril-mai et qui revient sur la ferme pour que je lui transmette des informations un peu plus techniques et plus précises pour que je puisse m'absenter.

Elle me posait sans arrêt des questions comme « Mais quand est-ce que je sais que je dois arroser ? » Et à chaque fois, ma réponse a été « Ça dépend, c'est l'observation ». Effectivement, j'aurais pu utiliser des sondes tensiométriques pour me dire quelle était la quantité précise, à quelle profondeur, pour savoir quand est-ce que je dois déclencher l'irrigation. En fait, je ne suis pas équipée avec ceci sur la ferme pour le moment.

Par contre, je lui ai dit « Tu regardes l'état des plantes, tu mets le doigt dans la terre et tu regardes si c'est mouillé en dessous. » Et puis, ça va dépendre parce que moi, je ne serai pas là au mois d'août pour te dire « S'il fait chaud, c'est un peu plus souvent quand même que s'il ne fait pas chaud ». Enfin, on travaille quand même avec toutes nos sensations.

Donc, je suis carrément pour l'usage des techniques, de la technologie. Mais comme tu l'as dit juste avant moi, Clélia, c'est vraiment comment on les met aussi au service et nous-mêmes, de comment on se met au service du vivant et comment on met ces technologies au service du vivant et non pas l'inverse. C'est une question d'équilibre et de balance.

C'est que j'ai aussi pas mal réfléchi parce que nous avons des gestes assez répétitifs, notamment quand on est peu mécanisé comme c'est mon cas. Je ne suis pas encore totalement équipée. J'ai très peu d'outils qui vont sur le tracteur pour le moment. Pour des questions financières surtout.

Mais en fait, je me rends bien compte qu'avec certains outils, et tu as pu l'expérimenter aussi Richard à la ferme, des tâches sont facilitées, les tâches des herbages, quand on peut atteler une bineuse ou une herse étrille par exemple. Et j'étais même en train de réfléchir à des questions de robotique pour soulager des gestes extrêmement répétitifs de plantation. Et je pense qu'on pourrait développer des technologies assez simples, c'est-à-dire de la robotique quand même, pour soulager le corps.

Donc vraiment, c'est comment on utilise les technologies. Et sans oublier que le regard, qui est l'essentiel de notre travail quand même, l'observation et les sensations, ça fait pleinement partie de notre travail. Et ça, je doute vraiment que même avec l'intelligence artificielle, on puisse parvenir, on pourra faire beaucoup de choses, mais pas parvenir à remplacer ça.

Agathe :

Avec tout ce que tu as listé, l'agriculture numérique, 4.0, etc., en fait, ce qu'on nous propose, c'est une escalade technologique. C'est de résoudre les problèmes qu'on a avec la technique par encore plus de techniques. En fait, c'est du solutionnisme technologique.

On vient dire, on n'est pas encore allé assez loin et on va résoudre les problèmes qu'on a créés par encore plus de technologies. Sauf que ça, on sait que ça va juste exacerber ce qu'on observe déjà, notamment la spécialisation, puisque ça demande des investissements économiques encore plus importants, donc la concentration de terre, de l'extractivisme, de la pollution, etc.

Et on n'est même pas sûrs qu'utiliser moins de pesticides, ce soit suffisant, puisque il y a des effets cocktail, on retrouve des traces de pesticides au pôle alors qu'on n'a jamais rien cultivé au pôle.

Donc en fait, même avec peu de pesticides, les effets peuvent être conséquents sur la terre, sur le vivant et sur nos corps. Donc on se dit, on va aller encore plus loin et ça va résoudre les problèmes, mais en fait, ça va aller encore plus loin dans produire ces problèmes qu'on affronte aujourd'hui.

Donc ce que prône l'Atelier Paysan, c'est une désescalade technologique. Dire qu'on veut désescalader la technologie, ce n'est pas retour à la paysannerie, en arrière, ce n'est pas refuser d'utiliser des outils, parce que comme l'a si bien dit Hannane, ça sert vraiment aussi à améliorer des tâches, notamment des tâches répétitives, à améliorer l'ergonomie, etc.

Donc une désescalade technologique, ce n'est pas dire on arrête tout, mais c'est une paysannerie qui est soustraite de l'intégration au capitalisme industriel.

Ce qu'on prône, nous, à l'Atelier Paysan, ce qui est le plus différent entre nos machines, enfin nos machines, les machines qui sont mises au pot commun, des communs paysans, et l'agro-industrie, c'est la démarche de conception et la prise de décision.

C'est-à-dire que pour nous, nos outils, ils ne sont pas forcément low-tech, on ne se revendique pas de la low-tech, et la low-tech, ce n'est pas une fin en soi, mais l'objectif, c'est de rendre les utilisateurs autonomes sur leurs machines pour qu'ils puissent, comme l'a dit Clélia, les adapter, etc. Et adapter l'outil à leurs besoins plutôt que leur pratique à leur outil.

Et c'est surtout aussi une démarche de prise de décision. Ça veut dire, de quoi est-ce qu'on a besoin ? Est-ce qu'on y va ou pas ? De quoi ça va nous priver ? Qu'est-ce qui a disparu qui en rend l'usage indispensable ?

Donc il y a en fait plein de questions, et ça implique tous les agriculteurs, les agricultrices, les utilisateurs, et donc en fait, c'est une manière de repolitiser la question de la machine, de se reposer des questions sur qu'est-ce qu'on veut et comment est-ce qu'on veut le faire.

Et donc, les low-tech, c'est vraiment pour la "démarche démocratique" qu'elles sont intéressantes. En tout cas, ce qui est sûr, c'est que la désescalade technologique, ce n'est pas seulement un choix individuel, encore une fois, c'est politique et collectif.

Et notamment, ça implique aussi de changer le cadre économique, parce qu'en fait, tant qu'on ne sera pas sorti de la concurrence économique, on ne pourra pas produire de manière moins destructrice, on ne pourra pas utiliser moins de pesticides, etc. Donc il faut penser, pas juste l'objet technique, mais l'organisation sociale dans son ensemble, et notamment le cadre économique.

Et bien sûr, ça implique aussi, si on ne compte plus sur une seule personne qui produit pour des milliers avec force, robot, mécanique, drone, etc., si on ne veut pas ça, ça implique nécessairement qu'il y ait beaucoup plus de personnes qui soient impliquées dans la production agricole, que ce soit leur activité principale ou des activités de subsistance. Et ça implique aussi que cette population paysanne, qui soit beaucoup plus nombreuse, puisse se reposer aussi sur d'autres personnes, notamment des artisans et des artisanes. Et donc, ça implique d'avoir une population artisane et paysanne nombreuse également, dans un cadre économique changé. Quand est-ce qu'on s'y met ?