Faire face aux risques du secteur numérique
Épisode 95 publié le 25/03/2025
Thomas Lemaire, Marion Rébier et Margaux Escande
Margaux, Marion et Thomas travaillent à un numérique plus responsable et se posent les questions quant à la résilience de la société face aux risques numériques liés notamment aux problèmes d'accès aux ressources et aux limites planétaires.
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Margaux Escande travaille à un numérique plus responsable et rêve d'une société qui dénumérise ses activités pour plus de résilience. Elle se lance aussi dans le maraîchage.
Marion Rébier, ingénieure pédagogique indépendante et experte en numérique responsable, elle contribue à la conception de dispositifs de formation à impact plus sobres et plus inclusifs. Elle anime également des ateliers et des formations sur le numérique responsable dans l'enseignement supérieur ainsi qu’en entreprise.
Thomas Lemaire, développeur, a approfondi ses connaissances sur la matérialité du secteur numérique et sur les conséquences sociales en France de la numérisation. Il a ensuite analysé les processus en cours agissant à travers le secteur numérique et les risques systémiques qu’ils font peser au sein de la société. C’est ce travail sur les risques numériques et la résilience du secteur numérique face aux chocs en cours et à venir qu’il a décidé de partager dans un atelier conçu avec Margaux et Marion.
Sommaire
- Pourquoi cette formation sur les risques numériques ?
- Dans cette formation, quels sont les objectifs ?
- Qu'est-ce qu'une démarche de résilience ?
- Exemples de risques
- Comment regagner un peu de maîtrise ?
- Remise en question jusqu'au modèle économique
- Combien de temps encore pourra-t-on faire du numérique ?
- Quel est votre regard sur le futur du numérique ?
- Est-ce qu'on pourrait pas faire autrement à nouveau sans numérique ?
Transcription
Transcription réalisée avec l'aimable aide de Thibault Dugast du collectif Translucide.
Extraits
Margaux :
Mais en fait, ce service qu'on est en train d'évaluer ou d'optimiser, est-ce qu'il fait sens ? Et c'est la bonne question à se poser, mais qui est très, très compliquée à amener.
Thomas :
Mon regard, c'est qu'à un moment donné, on va devoir décroître, ça, c'est sûr. Il faudrait déjà arrêter de mettre de la numérisation partout.
Introduction
Dans ce nouvel épisode du podcast, avec Thomas, Margaux et Marion, on va parler de risques, risques numériques et résilience. Alors, je vais vous demander de vous présenter succinctement chacun.
Présentations
Margaux :
Bonjour, je suis Margaux Escande, je travaille dans le numérique depuis à peu près une petite dizaine d'années et plus récemment, quatre ans, à peu près, sur le numérique responsable. Avec cette envie d'avoir des approches qui vont au-delà de l'éco-conception, au-delà de la mise en place de bonnes pratiques et de pouvoir questionner nos modèles économiques et de pouvoir questionner notre regard face à l'usage du numérique.
Thomas :
Bonjour, Thomas Lemaire. Moi, ça fait 20 ans que je travaille dans le numérique en tant que développeur, architecte logiciel, responsable projet. Ça fait maintenant cinq ans que j'ai rejoint le monde du numérique responsable d'un point de vue professionnel, sachant qu'avant, j'ai commencé à militer à l'association Green IT. Notamment, je suis intervenu sur la loi REEN (Réduction de l'empreinte environnementale du numérique en France), si vous la connaissez.
Et comme Margaux, j'essaie d'aller au-delà de tout ce qui est éco-conception, voire même numérique responsable, en parlant de numérique responsable radical, c'est-à-dire à la racine.
Marion :
Bonjour, moi, c'est Marion Rébier. Je travaille depuis une quinzaine d'années dans le domaine de la pédagogie. Je suis maintenant ingénieure pédagogique, c'est-à-dire que je conçois des dispositifs de formation. Je suis également formatrice en numérique responsable. Et c'est dans l'écosystème numérique responsable que j'ai rencontré Thomas et Margaux, avec lesquels on a monté une formation sur les risques numériques et la résilience, d'où ma présence ici.
Commençons, qu'est-ce qui vous a donné envie de faire cette formation sur les risques numériques ? Est-ce qu'il y a un élément déclencheur ?
Thomas :
Il y a quelques années, je me suis intéressé à toute la partie approvisionnement des matières premières du secteur numérique. Et à force de creuser cela, grâce notamment à des discussions avec notamment Aurore Stéphan de Systex, qui est déjà venu dans le podcast, j'ai approfondi cette problématique d'approvisionnement des matières premières.
Ensuite, j'ai connu et étudié les travaux d'Arthur Keller, qui travaille sur les risques systémiques et la résilience territoriale.
Il y a aussi des réflexions d'Aurélien Barreau. Et à force de me documenter, de creuser ces sujets autour des approvisionnements, autour des risques aussi sociaux, des risques économiques, des risques financiers, géopolitiques, etc. J'en suis venu à me dire, mais il y a des processus qui aujourd'hui sont en cours dans notre monde, dans notre monde occidental.
Et ces processus induit des risques, des risques systémiques dont on n'a pas forcément conscience au niveau des acteurs du secteur numérique et au niveau des pouvoirs publics aussi, puisque le secteur numérique provoque des risques ou subit des risques. Et j'ai voulu partager toute cette accumulation de connaissances, de recherches avec le maximum de personnes.
Dans cet atelier, dans cette formation, quels sont les objectifs d'apprentissage ou les objectifs pédagogiques ?
Margaux :
L'atelier qu'on faisait aujourd'hui, il était plus restreint. C'est-à-dire qu'on n'a fait que deux heures, alors que la formation fait deux jours. Dans l'atelier, c'est avoir une première vision de quels sont les risques du numérique. C'était plus une entrée en matière. Dans la formation, on va plus loin, on réfléchit aussi à l'application de méthodes d'identification des risques. On voit comment on met en pratique une méthode pour les évaluer. On s'entraîne aussi à convaincre les parties prenantes de mettre en place une démarche de résilience, à être capables d'imaginer des alternatives sobres et plus résilientes et à penser le numérique dans une démarche de résilience territoriale.
Qu'est-ce qu'une démarche de résilience ? Est-ce qu'on peut avoir votre définition ?
Thomas :
On va parler plus de résilience territoriale, c'est-à-dire qu'on va vraiment se consacrer à un territoire. Donc, on va compter environ un territoire de 100000 personnes. Il ne faut pas aller au-delà. Et c'est aujourd'hui comment face à des chocs qui peuvent arriver. Donc, il y a un processus en cours qui est assez connu, qui est le réchauffement climatique, dérèglement climatique. Donc, avec tous ces risques, ces risques d'inondations, ces risques de sécheresse et de forte chaleur. On a d'autres processus en cours qui sont beaucoup moins connus. C'est qu'aujourd'hui, dans notre société, on est dans une complexification, une accélération permanente, une sophistication qui est assez poussée par le secteur numérique.
On a aussi des problématiques au niveau de la mondialisation et du monopole. Monopoles de certains acteurs qui font qu'on va perdre dans notre capacité à agir face à d'autres chocs, face à des ruptures, notamment des ruptures d'approvisionnement ou on risque d'avoir des problèmes de compétence. Et c'est comment, au niveau d'un territoire, on essaye de s'organiser pour faire face à cela et comment on met en place des services qui sont essentiels à la vie de notre territoire pour qu'on puisse s'adapter, se transformer en cas de chocs et de ruptures.
Et dans l'atelier, vous prenez des exemples. Il y en a un, c'est les problèmes de mise à jour de logiciels qui ont impacté Windows. Est-ce que tu peux en parler ?
Thomas :
C'était l'été 2024. On a eu Crowdstrike, qui est un logiciel qui lutte contre les cyber-attaques, qui a eu un problème de mise à jour parce qu'il y avait un fichier de configuration qui était corrompu et ça a eu énormément d'incidences.
Et on se rend compte que, pour résumer, que Crowdstrike a complexifié en mettant en intelligence artificielle son logiciel. Il a complexifié en voulant aller dans le code source, vraiment dans les couches bas niveau de Windows. Donc, tous les équipements avec Windows et avec Crowdstrike ont subi de plein fouet un problème de fichier de configuration qui était corrompu. Et cette corruption de fichiers passe au travers de toute la chaîne de tests à cause de cette complexification du logiciel.
On est vraiment sur un processus de complexification qui a eu des effets assez néfastes, notamment au niveau du secteur aérien, au niveau des
transports en commun et même au niveau de la santé, puisque ce qu'on a constaté, c'est qu'il y a des hôpitaux, des centres hospitaliers qui ont eu
des opérations qui ont été repoussées parce qu'ils n'étaient pas capables de gérer l'agenda, de gérer l'organisation des centres hospitaliers qui étaient sous Windows.
Richard :
Il n'y avait pas de solution alternative non numérique à ça.
Et dans les ateliers qui se sont déroulés durant cette journée eco-conception organisée par les Designers Éthiques, vous aviez comme exemple également la pénurie de semi-conducteurs et quels sont les choix qu'on peut faire en tant que dirigeant d'entreprise, en tant que dirigeant politique. Quant à la relocalisation, de créer une industrie du semi-conducteur en France, etc. C'est un peu comme le livre dont on est le héros, selon les choix, ça a des conséquences. On explore un arbre de décision. D'ailleurs, c'est un arbre que vous avez conçu. Tu peux peut-être en parler, Marion, de ce choix pédagogique ? C'était un atelier collectif, il y avait des groupes de quatre, cinq personnes qui devaient faire des choix démocratiques, en tout cas, suite aux différentes informations que vous leur donniez et puis les choix possibles.
Marion :
Oui, alors on est parti d'une idée qu'on a eue tous les trois, à peu près en même temps, en se basant un petit peu sur l'arbre décisionnel des Designers Éthiques, justement, et sur un scénario qui se complexifie, enfin, avec plein de choix possibles, comme tu l'évoquais, le livre dont vous êtes le héros. Et ça a permis de structurer un petit peu toutes les idées qui venaient au cerveau de Thomas, qui étaient nombreuses. Et voilà, ça a permis de rendre l'atelier assez ludique, avec des débats qui ont été sollicités pour chacun des choix qui pouvaient être faits, en lien avec des événements qu'on venait amener au fur et à mesure de l'atelier.
D'ailleurs, on va écouter dans ce podcast, justement, quelques retours, des extraits de l'atelier.
Extrait 1 :
Événement suivant. Donc, une pandémie mondiale fait bondir le télétravail et les demandes en équipement numérique. Donc, trois choix possibles. Vous êtes fabricant de PC en France :
- Choix numéro un, rester avec les fournisseurs sud-coréens et des semi-conducteurs standards, donc avec taille de gravure classique.
- Choix numéro deux, trouver plusieurs sources d'approvisionnement, notamment en Chine, pour les semi-conducteurs, et répondre à la demande. Donc, diversification des sources d'approvisionnement, notamment en provenance de Chine.
- Chois numéro trois, privilégier les PC à très haute performance, plus rentables, via un approvisionnement uniquement isérois.
Extrait 2 :
Alors là, c'est serré. On essaie absolument de garder le cap sur maintenir une production franco-française. Donc, sur l'Isère, notamment la ville de Grenoble. Et là, on est en difficulté parce qu'on passe sur la phase covidée, avec donc les usines qui sont vidées. Et on s'interroge sur comment on va pouvoir maintenir la production et garder ce cap de ne pas être en obligation d'aller chercher nos semi-conducteurs en Chine.
Extrait 3 :
Oui, en fait, pour moi, le problème, c'est que si on retourne notre veste, tout ce qu'on a fait en amont, ça perd du sens. C'est temporaire, mais en fait, on retourne quand même notre veste. C'est un signification politique. C'est-à-dire, OK, on s'est battu pour avoir nos usines, pour améliorer notre performance. Et maintenant, on n'est plus capable. Ça donne une mauvaise image de la France.
On est capable, temporairement, de faire des PC d'entrée de gamme avec des composants de moins bonne qualité, de le temps de répondre à la demande de tout le monde dans cette période.
Est-ce que c'est temporaire ? Est-ce que d'aller chercher de l'entrée de gamme en Chine, c'est temporaire ou pas ? Parce que moi, si c'est temporaire... je peux le faire.
Richard : Vous avez quel rôle, là ?
Moi, je suis ministre. Je suis une ministre militante. Ministre de l'Environnement. Je fais partie du parti écologiste.
Extrait 4 :
Si on se dit qu'on veut avoir une approche européenne beaucoup plus robuste, avec des machines qui sont peut-être moins performantes, mais qui vont durer dans le temps, etc., est-ce qu'elles vont pouvoir faire fonctionner tous les softwares américains, etc., avec lesquels on est quasiment obligés de fonctionner ? Ou ça veut dire qu'il faut revoir aussi tout ce pan-là de l'industrie ? Et est-ce que c'est possible, en fait ? Je n'ai pas de réponse du tout à cette question.
Extrait 5 :
Tout à l'heure, on parlait de mondialisation avec le logiciel qui a tout fait péter partout. Ça vaudrait peut-être le coup de revoir ça à plus petite échelle, d'arrêter de tout mondialiser, parce que démocratiquement et mondialement, pour moi, là, actuellement, c'est pas possible.
Extrait 6 :
Les entreprises ont besoin d'écouler leurs produits, donc elles fabriquent de la publicité pour convaincre les gens qu'ils ont besoin d'un téléphone portable qui se plie en trois et qui peut générer des images artificielles, mais c'est pas des trucs qui répondent à des besoins que les gens avaient exprimés avant. Et par contre, il y a des besoins, il y a des trucs que dans l'industrie du numérique telle qu'elle existe aujourd'hui d'où on serait quand même bien embêtés s'ils disparaissaient. Je pense que c'est juste, c'est pas une réponse directe à cette question, mais c'est un garde-fou, enfin, des guides pour savoir dans quelle direction réfléchir. Faudrait prendre une feuille de papier et commencer à lister ce dont on peut vraiment très difficilement se passer, ce qu'on aimerait bien garder.
Extrait 7 :
Ce qui est important, c'est de dire comment est-ce qu'on peut mieux utiliser ces ressources. Donc je suis complètement d'accord sur le fait que pour moi, le numérique de demain, c'est un non-numérique. C'est quoi les options alternatives qui permettent justement de faire avec du numérique, parce qu'il y a quand même des endroits où je pense que c'est essentiel, où c'est important de continuer à faire du numérique, mais il y a des endroits où finalement on peut faire autrement. Et je pense qu'aujourd'hui, les problèmes, c'est que justement, on est vraiment dans cette tendance des transformations digitales dans tous les sens, et du coup, on essaie d'améliorer, mais on oublie le fait qu'il y a des ressources qu'on n'aura plus à un moment donné.
Extrait 8 :
Ces comportements sont venus du fait de l'existence de ces outils pour pouvoir communiquer. Mais il y avait d'autres moyens de communiquer, et les comportements peuvent toujours les changer. Ils changent, ils n'arrêtent pas de changer, ils n'arrêtent pas d'évoluer et de se développer. Et on peut toujours amener à un changement. Il faut réfléchir en fait quel est le but premier de l'utilisation de ces outils. Et principalement, dans les exemples, c'était de la communication. On peut changer en proposant quelque chose d'autre. Pour communiquer, communiquer autrement, et pas par des GAFAM, mais par des outils numériques. Ou alors des outils numériques, mais écoresponsables et repensés, travaillés pour qu'ils soient éthiques.
Extrait 9 :
Il me semble qu'on a une profusion d'équipements tous. Dans cette pièce, ça se voit bien, on a tous 2, 3 équipements qu'on utilise, des fois, pour travailler, pour faire des choses qui, semble-t-il, pourraient se faire beaucoup plus vite aussi. Effectivement, je pense qu'on va aller vers de la décroissance forcée et de la rareté.
Extrait 10 :
Si on part du constat que les ressources sont finies, que le numérique est précieux et peut apporter plein de choses utiles, mais qu'on va devoir du coup potentiellement décroître, je pense que la question, c'est comment on fait pour que cette décroissance, elle soit le plus anticipée, choisie de manière la plus démocratique pour qu'on se retrouve pas avec des personnes qui bénéficient du numérique, éventuellement même énormément de numérique, beaucoup de puissance, au détriment d'autres qui auraient pu accès au numérique. Donc comment on fait en sorte qu'on ait une société avec moins de numérique, mais qui reste épanouie, voire plus épanouie ? Et du coup, ça, c'est vraiment la question démocratique, comment on remet du débat autour de ces questions-là qui sont actuellement... Enfin, aujourd'hui, le numérique, on nous l'impose aussi à marche forcée. En tout cas, une partie de la population n'est pas forcément avantagée ou peut subir aussi l'augmentation du numérique dans nos quotidiens. Donc dans tous les cas, c'est un sujet démocratique dès maintenant.
Tu en as parlé, Thomas, de complexification et du coup de perte de maîtrise dans la gestion, on va dire, faite grâce au numérique, qui permet effectivement beaucoup d'optimisation, d'efficacité, mais finalement, avec beaucoup de fragilité, du fait qu'on a perdu la maîtrise, du fait qu'on a perdu l'autonomie. Certains parlent de souveraineté. Est-ce que finalement, un retour à la souveraineté est possible ? C'est une question qu'on se pose beaucoup. Comment regagner un peu de maîtrise ?
Thomas :
Comment regagner de la maîtrise ? Question comme ça, compliquée. Déjà, on peut avoir quelques pistes. Pour gagner en maîtrise, c'est repartir de l'usage des services initial et se poser la question pourquoi on a besoin de numériser tel ou tel service. Vraiment, de revenir en amont et sortir du bocal du numérique. Et on va peut-être se rendre compte qu'on a numérisé des services, on a numérisé des tâches qui n'en avaient pas forcément besoin, ou on a complexifié. Peut-être qu'à un certain moment, il fallait numériser parce que ça apporte du confort, ça soutient le travail, ça soutient le quotidien des personnes, mais on a trop numérisé. Il faut trouver le bon curseur sur cette numérisation, et aussi penser que peut-être que cet outil numérique, un jour, il va tomber en panne et se poser la question qu'est-ce qu'on fait s'il tombe en panne ? Et penser à une adaptation ou une adaptabilité suivant les cas.
Après, je voudrais rajouter un mot sur la souveraineté. On parle de souveraineté nationale, mais pour avoir une souveraineté nationale ou européenne, il faudrait déjà qu'on ait les moyens aujourd'hui de fabriquer des équipements numériques avec des matières et des usines qui sont sur le territoire européen, si on prend vraiment au niveau du territoire européen. Et la question qui est d'ailleurs revenue beaucoup au niveau de l'atelier, c'est pourquoi on devrait suivre aujourd'hui ce qui est imposé par les grands acteurs américains ou chinois, et pourquoi on ne pourrait pas choisir notre propre chemin, et plutôt qu'à chaque fois de parler souveraineté et d'avoir une course à l'échalote, finalement, pour pouvoir rattraper à chaque fois les acteurs américains et asiatiques.
Parce que sinon, on sera trop en retard, non ? Il faut prendre le train en marche, le train qui va dans le mur, non ?
Margaux :
Je voulais réagir sur ce qu'on peut vivre aussi en mission quand on va en entreprise pour travailler cette réduction des impacts environnementaux du numérique. En fait, quand on utilise les outils qui sont à notre disposition, comme l'analyse du cycle de vie ou l'utilisation de référentiels, etc., on se rend compte qu'on est vite quand même dans l'évaluation et l'amélioration d'un existant, et c'est très compliqué de reposer cette question que tu viens d'évoquer, Thomas, mais en fait, ce service qu'on est en train d'évaluer ou d'optimiser, est-ce qu'il fait sens ?
Et c'est la bonne question à se poser, mais qui est très, très compliquée à amener, et c'est pour ça que je disais que le sujet des modèles économiques des entreprises est hyper important et il est crucial parce que se poser la question de pourquoi on fait ça, est-ce que c'est nécessaire pour mettre en cause l'entreprise, sa proposition de valeur, son modèle d'affaires, ...
Et choses que je n'ai pas évoquées en introduction, mais on fait partie d'un collectif qui s'appelle IT's on us qui travaille ce sujet du modèle économique et donc notamment de l'économie de la fonctionnalité et de la coopération dans le secteur du numérique. En tout cas, c'est une des difficultés que je peux vivre en mission de mettre le curseur au-delà de l'évaluation ou de suivi de référentiels.
Une remise en question jusqu'au modèle économique, ça devient vite compliqué.
Margaux :
On en parle en formation, mais c'est compliqué de l'amener au-delà d'un sujet de sensibilisation ou de formation.
Selon vous, combien de temps encore pourra-t-on faire du numérique ? Quel est votre regard un peu vers le futur de ce que pourrait être le numérique dans cinq ans, dix ans ? Tu veux commencer, Marion ?
Oui, je veux bien, ça sera très court. Pour moi, l'avenir du numérique, c'est la boulangerie ou le maraîchage.
La mécanique vélo, peut-être aussi. Musculaire.
Richard : Simple, efficace. Merci, Marion.
Margaux :
Oui, que dire après ça ? D'ailleurs, personnellement, je suis en reconversion en maraîchage. Dans l'atelier, on a parlé aussi d'avoir des solutions plus robustes, pérennes, d'arrêter la course à la performance, à la complexification, d'avoir des outils dont on comprend comment ils fonctionnent. Et je pense que c'est remettre à sa juste place le numérique et de le garder que pour des besoins qui sont vraiment utiles. On a aussi questionné la notion d'utilité et de comment est-ce qu'on amène des changements de comportement. Donc, il y a aussi beaucoup de choses à travailler pour que chacun comprenne qu'il va falloir renoncer à un certain nombre de choses.
Même le référentiel de l'utile, il est changeant, finalement. On se disait, effectivement, est-ce que les outils de communication numériques, ça nous paraît indispensable aujourd'hui, mais on a fait sans pendant des années. Est-ce qu'on pourrait pas faire autrement à nouveau ?
Thomas :
Alors, je vais répondre avec une casquette d'ingénieur, d'ingénieur en mathématiques et informatique. Aujourd'hui, est-ce qu'on peut continuer comme ça au niveau du secteur numérique ? Je ne sais pas. Souvent, il y a la question combien d'années il nous reste pour fabriquer des équipements numériques. On ne sait pas, puisque ce n'est pas un problème de réserve, c'est un problème de flux. Et ça a toute son importance, parce que ces flux-là dépendent de plein de risques, notamment géopolitiques ou climatiques.
Tu peux peut-être expliquer justement ce que ça veut dire entre la réserve et le flux.
Thomas :
Alors, si on parle de réserve, souvent, on va regarder combien, dans les gisements, en termes de métaux, il reste de la quantité. On va dire, aujourd'hui, cette année, on a eu besoin d'autant de tonnes de métaux. Il reste, par exemple, de quoi produire pendant 15 ans pour pouvoir alimenter le secteur numérique en fonction de ces gisements, donc il nous reste 15 ans de réserve.
Le problème, c'est qu'à force d'avoir des prix qui augmentent, les gisements sont de plus en plus rentables, donc on va pouvoir ouvrir d'autres exploitations. Donc les réserves, la bassine où il y a les métaux, restent constantes d'année en année. C'est ce qu'on constate, d'ailleurs, dans les différentes études, notamment de l'unité géologique aux États-Unis.
Alors que le problème de flux, c'est le tuyau à laquelle sortent ces métaux de la production. Et ce tuyau-là, il peut faire face à plusieurs contraintes. Est-ce qu'on a assez d'eau pour pouvoir traiter les métaux en sortie ? Est-ce qu'on a assez de ressources fossiles pour pouvoir transporter ces métaux ? S'il y a une sécheresse, typiquement comme ça se passe au Chili, est-ce qu'on va pas plutôt privilégier l'eau pour les habitants plutôt que pour l'industrie du cuivre, l'industrie cuprière ?
Voilà, c'est là où le flux risque d'être coupé à un moment donné. Et d'où le problématique, c'est que sur le flux, on ne sait pas, mais ce qu'on sait, c'est qu'on risque d'avoir un problème de flux bien avant un problème de réserve. Et ça peut arriver très vite. Olivier Vidal et Gaël Giraud ont fait une étude il y a maintenant 5 ans, qui ont estimé que le pic était aux alentours de 2060. On se base uniquement sur des notions de prix et d'énergie.
Quel est ton regard sur le futur du numérique ?
Thomas :
Mon regard, c'est qu'à un moment donné, on va devoir décroître. Ça, c'est sûr. Il faudrait déjà arrêter de mettre de la numérisation partout. On pense notamment aux services publics. Aujourd'hui, c'est quand même fou qu'on mette de la numérisation pour pouvoir aller chasser les fraudeurs - je mets des gros guillemets - les fraudeurs au RSA, les fraudeurs au niveau de la CAF.
On essaie aussi de mettre du numérique, soit disant, pour partager des bonnes pratiques, donc bonnes pratiques en termes environnementales pour tous les secteurs. On remet une charge mentale sur les individus et alors qu'on devrait réfléchir ça d'un point de vue collectif, ça aussi, c'est au niveau de l'État. On a vraiment cette course à la numérisation des services publics.
Pour pallier les problèmes de profs, on est en train de se poser la question de mettre de l'intelligence artificielle. Et tout ça, on est sur une course à la numérisation, une numérisation exacerbée, qui va faire qu'à un moment donné, on va se retrouver dos au mur, enfin, complètement dans le mur, même.
Et si on reprend le cas de l'Éducation nationale, au lieu de traiter le problème à la racine du manque de profs, notamment de profs de mathématiques, par exemple, on veut mettre en place une solution technologique à la numérisation et au lieu d'aller chercher pourquoi il y a de moins en moins de profs en mathématiques. Et donc, le numérique de demain ne va pas se s'occuper de ces problèmes-là qui peuvent être résolus par l'humain et par - je n'aime pas dire le bon sens - mais par une capacité à analyser vraiment la situation réelle des enseignants en mathématiques.
Et on pourra toujours aller mettre un peu de numérisation, vraiment là où c'est vraiment très utile, où là, ça soutient le travail, où on est sûr que ça apporte quelque chose. On parle souvent du secteur de la santé, mais même au niveau du secteur de la santé, il y a des arbitrages à faire parce que parfois, on met des écrans dans des salles d'opération, des écrans 4K. Est-ce que ça a vraiment une utilité d'avoir un écran 4K dans une salle d'opération ? Je ne pense pas que ça aide énormément le chirurgien.
Voilà, c'est là où on doit quand même avoir des réflexions et un secteur numérique de demain doit être vraiment consacré au minimum et soutenant le travail des différentes personnes et les efforts des différentes personnes.
Richard :
Très bien. Donc, au-delà des enjeux environnementaux, ce qu'on peut retenir, c'est d'enlever toutes ces dépendances technologiques qui nous rendent finalement plus faibles, plus fragiles en fait, en rendant notre société plus dépendante, plus fragile avec ces technologies. Et donc, vous invitez à travers ces ateliers à réfléchir finalement, à enlever du numérique, si je reformule un peu tout ça.
Margaux, Marion, Thomas, merci beaucoup.