La réalité ouvrière du numérique

Épisode 97 publié le 17/07/2025

Bela Loto, Agnès Crépet et Fabrice Warneck

Bela Loto, Agnès Crépet et Fabrice Warneck

Le 11 juin 2025 à Paris, l'association Point de MIR organisait une conférence sur la réalité ouvrière du numérique.

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Merci à l'association Point de MIR de la mise à disposition de cet enregistrement pour une diffusion via le podcast Techologie.

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Transcription

Extraits

Agnès Crepet : Parce que ça passe aussi par des audits. Il faut qu'on contrôle, il faut qu'on soit capable aussi d'aller voir si ce qu'on met en place, c'est vraiment respecté. Mais évidemment qu'il n'y a pas que ça. Et il y a l'ambition d'aller vraiment travailler avec les gens sur place pour essayer d'insulfler des pratiques différentes.

Fabrice Warneck : On est en situation, une ONG comme Electronics Watch, est en situation de dire à HP, à Asus, Dell, "Mais pourquoi vous achetez chez eux encore ? Ça fait dix fois qu'on vient avec vous en vous montrant les problèmes. Quand même quoi, réagissez à un moment donné, c'est pas possible. Vous pouvez pas continuer à acheter, excusez moi du mot, mais c'est des enfoirés qui traitent les gens comme ça, c'est pas possible."

Introduction par Bela Loto

On est ravis de vous avoir parmi nous. On a décidé de parler des gens dont on ne parle pas souvent, qui sont les personnes derrière les écrans et qui font en sorte de les fabriquer pour qu'on puisse les utiliser, les jeter très vite, etc.

Alors, moi je vais juste vous présenter deux minutes, on n'est pas tous censés connaître Point de MIR, c'est un tord d'ailleurs. Donc c'est une association qui va fêter ses 11 ans à la fin de juin, quand même, il faut le noter. Onze ans, c'est pas rien, c'est le début de l'adolescence. Ceci dit, il y a du chemin à faire quand même. Mais donc, 11 ans, on est très contents. J'ai créé cette association en pensant qu'on pouvait faire bouger un peu les choses. J'ai le sourire parce que je ne sais plus quoi penser. Mais en tout cas, malgré tout, malgré un peu ce côté ironique, ça ne nous empêche pas, à chaque fois qu'on va avoir du monde dans une salle, de penser à chaque fois qu'un thème est essentiel, de penser à chaque fois tout ça. Donc finalement, ça s'oublie, c'est comme on oublie quand on a eu mal, finalement.

Donc on est quand même nourri de plein de choses qui sont très chouettes pour faire avancer un peu les choses là-dessus. Donc cette association s'intéresse aux réalités du numérique, en fait. Et j'ai plus envie de dire ça que de parler de numérique responsable, où je pense que c'est une expression totalement vide qui ne vaut rien. Là, je parle en tant que personne, pas en tant que présidente de Point de MIR, mais je pense qu'elle n'a pas grand-chose à expliquer, cette expression. Mais par contre, parler de réalité du numérique, moi, c'est clair, c'est objectif, c'est factuel.

On va avoir des témoignages très intéressants par rapport à ça. Donc nous, on est attachés à parler de cette réalité qui est de différentes natures. La réalité minière qui nous importe beaucoup, la réalité ouvrière, ça, c'est beaucoup moins connu. En fait, la réalité ouvrière, d'ailleurs, il y a même l'intitulé qui est un petit peu énigmatique. Quoi, il y a des ouvriers derrière ça, derrière les gadgets et tout ça ? Alors on le sait, mais on le sait pas. C'est un angle mort de l'angle mort de l'angle mort, quoi. Trois niveaux, quatre niveaux, c'est incroyable.

Donc cette réalité ouvrière, c'est essentiellement parler des personnes qui travaillent, donc les travailleurs et les travailleuses de l'électronique. Tout ce qui sous-tend notre numérique est a priori propre, éthéré, tout ce que vous voulez, enfin bon, ça c'est tout ce qu'on nous vend. Donc on est attachés à toutes ces choses-là. On va bientôt parler, par exemple, on aura une autre conférence dans quelques mois qui sera sur la réalité humaine, mais au sens réalité, au sens droits humains. Donc ça sera encore plus large qu'aujourd'hui, bien qu'on va en parler amplement. Et puis, les travailleurs du clic, par exemple, les microtacherons, qui font toutes les bases besognes pour que les réseaux soient un peu propres et sûrs, et qui sont exploités tout autant que ceux dont on va parler ce soir, qui sont proprement invisibilisés par contre.

Alors nous on a décidé, chez Point de MIR, relativement récemment, bien que ce soit une idée qui soit quand même, qui ait germé depuis très très longtemps, en tout cas depuis quelques années, on a décidé de mettre les droits humains, cette problématique droits humains dans le numérique, comme axe stratégique, comme on dit, donc c'est ancré dans nos statuts, dans tout ce qu'on fait. Donc on a trois axes, on a effectivement le fait de dénoncer la violation des droits humains dans le numérique.

Un deuxième axe qui est l'axe, évidemment, sur la question de décroissance. On a été récemment à initier tout un travail, un programme, une réflexion sur la décroissance numérique. Il y en a qui n'aiment pas ce mot, moi je l'assume pleinement, mais après il faut peut-être en utiliser d'autres, l'idée c'est de ralentir et surtout de faire beaucoup moins, voire quasiment pas. On peut faire plein de trucs sans.

Et puis le troisième axe est l'axe environnemental, qui est un axe historique, tout ça, mais on a peut-être un tout petit peu moins besoin de Point de MIR pour ça, parce qu'il y a eu plein d'assos depuis 11 ans qui sont nées au fur et à mesure et qui parlent de ça de manière très différente, etc. Sur le pont il y a plein d'acteurs et d'actrices qui parlent de numérique et environnement, ça a un impact, etc. Vous savez, ça pollue, enfin voilà, il y a beaucoup de choses à dire là-dessus.

Bref, nous ce qui nous intéresse, c'est effectivement de mettre la lumière ce soir, avec deux intervenants qui vont vite me couper la parole, j'espère. Deux intervenants qui sont dans le vif du sujet en permanence, donc ils vont nous en parler, donc moi je vous remercie en tout cas vraiment beaucoup d'être là. Merci vraiment infiniment, c'est mérité et j'espère que vous ne regretterez pas d'être venu.

Alors, je vais présenter donc nos deux intervenants et intervenante, donc Agnès Crepet, qui va se présenter elle-même en fait, tout simplement. Moi je dis juste son nom, parce qu'elle est quand même mieux placée que l'animateur ou la mini-matrice pour dire ce qu'elle fait. Moi ce que j'ai noté, c'est qu'elle fait quand même plein de trucs. Elle travaille chez Fairphone accessoirement, grosso modo, et elle va nous en parler. Mais surtout, elle a quelque chose à voir avec le Mouton numérique, avec un truc qui s'appelle Ninja je sais pas quoi, Ninja Squad, c'est rigolo ça. Et puis aussi un truc qui s'appelle Mixit. Elle fait beaucoup de choses en fait, elle est dans le CA (Conseil d'Administration) de Commown aussi, donc elle va nous en dire plus.

Tu vas tout de suite prendre la parole après que j'ai juste donné le nom de notre autre intervenant, qui vient de Bruxelles, et qui s'appelle Fabrice Warneck, qui nous a intéressé, c'est pour ça qu'on l'a invité au départ parce qu'on savait qu'il avait travaillé avec Electronics Watch, il va nous dire ce que c'est, c'est fort intéressant. Et il travaille ailleurs maintenant, il a monté un cabinet très très intéressant, il va nous raconter tout ça, voilà. Donc, il fait plein de trucs évidemment, et ils connaissent vraiment bien leur sujet, notamment sur la question asiatique, pas seulement mais en grande partie.

Je vais laisser la parole à Agnès, qui va nous dire déjà voilà, présente toi dans ton activité et tout ça, puis ensuite on aura un certain nombre de questions pour ouvrir le débat.

Agnès Crepet

Tu m'as déjà un petit peu présenté, donc je vais être courte, mais je travaille donc chez Fairphone effectivement. Alors, disclaimer, je ne suis pas la spécialiste de Fairphone sur la réalité ouvrière, parce que moi je suis ingénieure chez Fairphone, logiciel. Je connais quand même le sujet parce que ça fait 7 ans que je bosse chez Fairphone, mais on a quand même des gens chez Fairphone qui ne parlent pas français, qui sont plutôt sur Amsterdam, mais qui sont vraiment spécialisés sur comment améliorer les conditions de travail dans les usines. Donc j'essaierai de retranscrire au mieux ce qu'ils et elles font.

Moi mon boulot chez Fairphone, c'est vraiment de lutter contre l'obsolescence des téléphones, parce qu'on pense qu'en allongeant la durée de vie de ces appareils, c'est aussi un acte important, impactant sur l'environnement et les déviances sociales qui sont liées au monde de l'électronique. Si jamais sur 10 ans vous n'avez qu'un appareil, c'est mieux que d'en avoir 2 ou 3. Donc on défend le fait d'arriver à pousser la durée de vie de ces appareils. Au niveau logiciel, concrètement ce que je fais, c'est d'essayer de hacker un peu tout ce qui touche à la stack, enfin je vais essayer de parler sans mot technique, mais au domaine Android, au domaine open source, essayer de voir ce qu'on peut faire tourner comme système d'exploitation sur ces téléphones pour qu'il dure. Et ça passe aussi par de la négociation avec les fabricants de puces, avec les fabricants de composants, pour pousser cette longévité qui n'existe pas vraiment par défaut dans cette chaîne d'approvisionnement, mais on en reparlera.

Et à côté de ça, comme tu l'as dit Bela, donc je fais partie d'associations et de certains conseils d'administration de manière bénévole, je suis dans Commown, qui est une coopérative, une SCIC (Société coopérative d'intérêt collectif), qui essaie de pousser les gens à plutôt louer leur appareil électronique plutôt que de l'acheter, et qui essaie de faire durer les appareils aussi. Donc il y a un petit pattern, vous le verrez, sur la durabilité des objets électroniques, ça m'intéresse assez fortement.

Et je fais aussi partie de différentes associations, donc Mixit, qui est une association sur Lyon, qui organise une conférence autour de la tech et du rôle sociétal, environnemental de la tech sur le monde, mais c'est plutôt une conférence qui a destination des gens plutôt techniques, donc des développeuses, des développeurs, de sensibiliser ces gens-là.

Et je fais partie du Mouton numérique, je suis dans le conseil d'administration de cette association technocritique. On n'est pas du tout que sur des informaticiens ou informaticiennes, mais il y a plein de gens différents, plein de profils différents, des sociologues, des citoyens, citoyennes diverses qui essaient de s'interroger sur l'impact du numérique sur le monde. Et dans ce Mouton numérique, une question particulière m'intéresse, celle du genre et de la technologie, donc ça c'est un sujet qui personnellement m'éveille beaucoup, et sur l'impact du numérique sur les personnes non-hommes cis-blancs. Sur ces belles paroles, je laisse la parole à un homme, on faisait des blagues juste avant, cis-blancs, je rigole Fabrice.

Fabrice Warneck

Tu n'en sais rien après tout (rires). Bonjour, je suis Fabrice Warneck, je travaille à Bruxelles depuis pas mal d'années, je suis français à la base, mais Bruxelles c'est la capitale européenne, donc il y a beaucoup de choses à faire à Bruxelles. Et j'ai passé à peu près les 25 années de ma vie professionnelle à travailler avec les organisations syndicales, à essayer de faire travailler les organisations syndicales entre elles à travers les pays.

Un syndicat en Espagne, en Suède, ça n'a pas grand chose à voir, et encore moins avec un syndicat chinois. Donc c'est très difficile pour les syndicats de comprendre les problèmes des autres pays. J'ai essayé de les aider toujours à travailler ensemble et à dépasser leurs différences. Donc j'ai travaillé soit directement pour les organisations syndicales européennes ou internationales, soit comme consultant pour les aider à comparer leurs conditions de travail. Par exemple, pendant le Covid, j'ai analysé les conditions de travail dans une même multinationale entre différents pays pour montrer qu'il y avait une bonne compensation alors que les autres avaient moins d'argent et ils étaient pourtant affectés de la même manière par le Covid.

Et plus récemment, j'ai travaillé pour Electronics Watch, qui est une ONG qui est très intéressante parce qu'elle cherche à investiguer les conditions de travail de l'électronique en Asie, mais aussi des produits pour faire les batteries dans les pays de production, du cobalt, de l'étain. Faire remonter ces problèmes, non pas au public, faire du naming and shaming, comme on dit en anglais, à communiquer, mais plutôt à l'industrie et développer un dialogue avec l'industrie pour que l'industrie elle-même prenne en charge les problèmes que Electronics Watch a identifiés. Je vais vous expliquer un peu plus tard comment ça fonctionne. C'est très intéressant parce que c'est en lien avec ce qu'on appelle le devoir de vigilance ou diligence raisonnable, où on dit que maintenant les sociétés multinationales, les sociétés en général d'ailleurs, sont responsables non seulement de leurs propres opérations, mais aussi des opérations de leurs partenaires commerciaux. Et évidemment dans un monde extrêmement sous-traité, puisque tout est sous-traité à l'extrême, une souris c'est 100 sous-traitants derrière une simple souris, ça pose des questions de responsabilité très importantes sur les grandes marques qu'on connaît.

C'est un peu là-dessus que j'ai travaillé ces deux dernières années avec Electronics Watch. Malheureusement, j'ai perdu mon travail parce que les subventions, vous savez, ce n'est pas qu'aux États-Unis, mais en Europe aussi, en France, en Allemagne, on a coupé l'aide publique au développement. Et donc ça veut dire que toutes les ONG sont impactées, ne peuvent plus travailler en dehors de l'Europe et même en Europe, des grosses coupures de budget pour financer évidemment l'armement en Ukraine. Donc c'est ça qui se passe en ce moment, donc c'est important aussi d'être conscient des grands changements qui ont lieu. Qui est-ce qui va financer à la place, peut-être les multinationales vont venir financer l'aide au développement, mais il sera plus public, il sera privé, donc ça pose des questions de société très importantes.

Bela Loto : Agnès, quels sont d'abord les principaux enjeux, quels sont les problèmes ? Est-ce qu'il y a des problèmes sanitaires, des problèmes de droits du travail tout simplement ?

Évidemment il y a des gens aussi qui viennent des campagnes, il y en a qui viennent d'autres pays, il y a des migrations, etc. Donc il y a plein d'aspects comme ça, est-ce que tu pourrais nous faire une sorte de panorama clair et précis pour qu'on puisse mieux comprendre déjà et mieux appréhender la situation ? Pour ensuite peut-être se poser la question, est-ce que c'est juste de parler de taylorisme ? Est-ce que c'est un abus de langage ou au contraire on est très proche de l'OSSSSS ? D'ailleurs j'ai pas pensé que ça ferait aussi cette connotation. Mais spécialiser, spécialiser, spécialiser, vous m'aurez compris. Donc est-ce que c'est pertinent ? Et puis après pour pouvoir justement rentrer un peu plus dans les détails, peut-être une description aussi de la chaîne elle-même. Et puis Fabrice évidemment tu complèteras à ta guise tout ce qu'il pourrait être dit.

Agnès Crepet :

Oui Fabrice, t'hésites pas à m'interrompre. Je te laisserai la parole plus sur quelles sont les problématiques aujourd'hui dans les usines liées à l'électronique.

Nous, on le voit aussi chez Fairphone, des problématiques d'heures excessives, voire d'heures forcées, des salaires bas qui sont pas forcément conformes au coût de la vie, des conditions contractuelles très précaires, l'absence de liberté syndicale qui est quand même le sujet en Chine. Fairphone, on a 88% de nos fournisseurs qui sont en Chine, et ça représente le marché de l'électronique.

On a souvent cette question-là par des journalistes français, mais pourquoi vous ramenez pas ça en Europe ? Aujourd'hui Fairphone on veut être là où ça se passe mal, et où ça se passe en fait, et ça se passe mal en Asie. Et beaucoup en Chine, en Inde, au Vietnam, en Malaisie. Et en Chine il n'y a pas de liberté syndicale, c'est la spécialité de Fabrice donc je te laisserai la parole. Beaucoup de harcèlement, d'abus, de rétention de documents d'identité pour les personnes migrantes.

Si je parle de la Chine, typiquement nous on a identifié qu'il peut y avoir jusqu'à la moitié en fait de personnes migrantes qui travaillent dans les chaînes de fabrication ou d'assemblage en Chine. En Chine ça peut être de la migration interne, donc soit des personnes qui viennent des campagnes chinoises de certains états chinois jusqu'aux usines en fait, où ils et elles dorment dans des dortoirs. Je dis bien ils et elles parce que c'est à peu près à parité, on a autant de femmes que d'hommes en Chine dans les chaînes d'assemblage, c'est un peu différent en Inde où elles sont plus nombreuses, il y a plus d'ouvrières.

Et donc ces migrants là, quand ils viennent même de Chine, il peut y avoir une rétention de papiers. On a sorti un film avec Waterbear qui est un collectif de documentaristes indépendants, sur tout le cycle de vie du téléphone, des mines en passant par les usines jusqu'au recyclage.

Et pour répondre à la question de Bela, est-ce qu'on peut parler de taylorisme ? En tout cas on est dans de l'ultraspécialisation, et de l'automatisation ça c'est sûr, mais on est sur des tâches très spécialisées, des cadences qui sont imposées, des superviseurs, soit des robots, soit des êtres humains, qui vont vérifier le travail en continu des ouvriers et ouvrières.

Et dans les tâches spécialisées, ça peut être l'assemblage de certains composants, vous êtes spécialiste sur un composant, la machine à vibration, l'écran, etc. Il peut y avoir de la soudure, de la retouche, parfois c'est un petit peu mieux payé de souder que d'assembler certains composants. Il peut y avoir le fait de pluger un port USB, le fait de connecter des câbles et de faire des tests, les tests fonctionnels c'est un gros sujet, c'est souvent le moins bien payé. L'inspection visuelle, l'application de certaines colles.

Hélas dans l'industrie électronique, notamment du smartphone, il y a de plus en plus de colles, ce qui est un désastre du point de vue de la réparabilité. La colle, ça sert au fait que vous ne pouvez pas l'ouvrir, pas le réparer, du coup le jeter, votre appareil électronique. C'est quand même dingue qu'aujourd'hui on ait des téléphones qui aient une batterie collée. Pensez à votre lampe de poche, votre lampe de poche grosse avec des grosses piles carrées, imaginez que vous collez la pile dans la lampe de poche, il n'y a pas de sens, c'est ce qui se passe sur les téléphones aujourd'hui.

Aussi des spécialistes du vissage, on est sur des tâches très spécialisées. Donc à mon sens on peut parler de Taylorisme, d'autant plus qu'on est aussi sur une organisation, une division verticale et horizontale. Donc horizontal j'en ai parlé, spécialisation, mais aussi verticale, les cols bleus, les cols blancs. Et les cols blancs ce n'est pas que les ingénieurs, c'est aussi les superviseurs. Les personnes qui vont vraiment surveiller les ouvriers et ouvrières et leur mettre une pression certaine. La politique du one best way.

Si je parle du Taylorisme, vous rajoutez au Taylorisme classique tel qu'on l'imagine, les tâches de contrôle et d'automatisation et d'IA et d'analyse de données qui renforcent ce qu'on connaît du Taylorisme aujourd'hui. En fait chaque tâche va être beaucoup plus analysée et chronométrée, supervisée et du coup on va avoir du feedback continu qui va être donné à l'employé, à l'ouvrier ou à l'ouvrière, qui va renforcer la pression. Donc compétition entre les ouvriers et les ouvrières ça c'est sûr, mais en plus pression continue. Si on n'a pas fait le job dans le temps moyen, voire si on ne fait pas partie des meilleurs, on peut avoir une baisse de la rémunération.

C'est pour répondre rapidement à ta question, je laisse la parole à Fabrice plus sur la liberté syndicale, l'abscence de liberté syndicale et les autres points que j'ai soulevés au début.

Fabrice Warneck :

Sur les conditions de travail, peut-être on peut voir un peu les slides, ça illustrera un peu mes propos, je vais les présenter. Il y a deux ans j'étais à Jakarta en Indonésie et je prends l'avion pour aller aux Philippines, il y avait deux avions, il y avait un avion où il y avait des touristes blancs et il y avait un autre avion où il y avait des indonésiennes. 350 indonésiennes et je ne sais pas pourquoi moi j'étais dans cet avion là, j'étais le seul homme avec elle et je me suis dit c'est bizarre quand même. Et là j'ai compris qu'en fait c'était l'avion des ouvrières indonésiennes qui partaient au boulot, elles prenaient l'avion, elles faisaient une tête d'ailleurs, elles n'avaient pas très envie, elles ne partaient pas en vacances et elles ne se parlaient pas.

Elles étaient 350 ensemble, elles ne s'adressaient pas à la parole, elles allaient au boulot en avion. Et donc on a fait un vol de quatre heures comme ça et puis après elles sont allées dans leur usine au petit matin et moi je suis allé profiter de la vie.

Ce que je vais vous présenter c'est un peu quelques photos que j'ai glanées. Indewo c'est une association que j'ai monté, j'ai essayé de faire travailler ensemble des cabinets d'avocats qui sont des avocats en droit du travail et leur spécialité on va dire c'est qu'ils travaillent que pour les syndicats. Donc on essaie de se coordonner encore une fois à travers les frontières entre cabinets d'avocats et juristes.

Je n'insiste pas là-dessus, je vais vous montrer quand même les photos, c'est plus intéressant. J'ai caché les visages parce que c'est des photos qui sont prises par les ouvriers ou les ouvrières elles-mêmes et évidemment ils n'ont pas le droit de prendre des photos de leur lieu de travail. C'est très difficile de voir la production de l'électronique, le petit film que vous avez vu tout à l'heure c'est assez rare donc on est obligé de faire faire les choses de manière incognito.

Donc vous voyez c'est un peu étonnant cette ouvrière qui est debout sur sa machine, elle est souriante, elle est contente mais c'est un poste de travail un peu particulier. La photo de gauche, donc ça se passe à Taïwan, c'est une queue et en fait c'est je dirais un des principaux problèmes des ouvriers de l'électronique en Asie. C'est qu'à chaque fois qu'ils veulent aller faire pipi, aller manger, ils font la queue sauf qu'ils n'ont pas le temps de faire la queue, ils ont un temps extrêmement réduit. Donc on voit que les gens ils attendent pour se changer ou pour aller aux toilettes.

J'avais une autre photo que je n'ai pas pu vous montrer malheureusement parce qu'il y avait un droit d'auteur dessus. C'était 5 urinoirs avec 5 hommes qui faisaient pipi et juste derrière eux il y avait encore 5 hommes et juste derrière eux il y avait 5 hommes et juste derrière eux il y avait 5 hommes et après la queue continuait dans le couloir. C'est comme ça. Donc on a un temps extrêmement réduit.

Pareil pour les problèmes des femmes qui ont leur règle, accéder aux toilettes en dehors des temps impartis c'est pas prévu. On a une combinaison en théorie pour se protéger mais c'est pour protéger les machines. On ne peut pas l'enlever comme ça. C'est extrêmement réglementé l'accès aux toilettes et l'accès aux cantines également. Parfois à la cantine on est dans des usines qui font 5, 6, 10 000 travailleurs donc d'aller à la cantine parfois ça peut prendre 30 minutes d'aller à l'endroit où on mange par exemple. Donc le temps est extrêmement réduit et c'est des gens qui travaillent 12 heures par jour donc vous pouvez imaginer que plusieurs fois dans 12 heures par jour on a envie d'aller aux toilettes effectivement.

Vous voyez ils n'ont pas de chaussures de protection. Dans toute usine normalement on a des chaussures de travail, des chaussures professionnelles qui sont renforcées avec une coque à l'intérieur. Ils n'ont pas les éléments de base de protection individuelle. Donc on est dans une usine de super haute technologie où on fait des routeurs, des machines très techniquement pointues. Mais eux ils n'ont pas les équipements de base pour se protéger, ou elles, en l'occurrence.

Très souvent, surtout en assemblage, les ouvriers sont debout pendant 12 heures donc c'est extrêmement pénible évidemment. Je suis désolé il y a des photos qui vont être un peu choquantes, j'espère que ça va aller. Ça c'est la première photo que j'ai reçue quand j'ai commencé à travailler à Electronics Watch, un fœtus, avec un mot d'une ouvrière qui disait "voilà j'ai passé toutes mes journées debout, j'ai perdu mon bébé, les conditions de travail sont insupportables, aidez-moi". Voilà mon premier email que j'ai reçu. Je crois que c'était à la Thaïlande.

Très souvent les travailleurs manipulent des produits chimiques, ils n'ont aucune formation pour ça, ils ne se rendent pas compte de la dangerosité des produits chimiques qu'ils utilisent, et voilà ce qui arrive, c'est brûler l'oeil, le corps.

Et j'ai mis cette photo de cette manifestation, pourquoi ? Parce que c'est très rare de voir une manifestation où on exige sur une grande pancarte l'accès à la santé, à la sécurité au travail. En général une manifestation c'est plutôt pour les salaires, mettre ça en premier, la santé c'est quand même représentatif du problème. Ça, c'était en Thaïlande.

Bela Loto :

Je voulais juste rebondir sur le fait que si vous avez l'occasion, parce qu'on en parlait de questions sanitaires et justement de substances dangereuses etc, et de la non-protection. Point de MIR avait projeté il y a deux ans un film qui s'appelle Complicit de Heather White, qui évoquait justement les questions sanitaires, notamment avec des substances en particulier qui étaient l'hexane et le benzène, et qui sont réputées cancérogènes depuis 40 ans je crois, officiellement.

Juste pour vous dire que ce film est difficile à voir, c'est bien que tu en parles, mais simplement vous pouvez voir au moins un trailer qui dure au moins 7-8 minutes et qui est le témoignage justement d'un des ouvriers chinois du site de Shenzhen, et où effectivement on voit le tout ça. Il y a le témoignage d'un patient malheureusement parce qu'il est malade, il a une leucémie, et puis le témoignage d'un autre ouvrier et aussi malade, qui lui-même a apporté toute une lutte pour pouvoir exiger à la fois les indemnisations, pour pouvoir par exemple avoir droit à des traitements médicaux, notamment la chimiothérapie, des choses comme ça. Et puis il y a des indemnités qui sont souvent ridicules.

Pour illustrer ce qu'on peut dire aussi, vous pouvez aller voir ce film, en tout cas la bande annonce de ce film, qui est vraiment particulièrement forte, très courte, 7-8 minutes, long pour un trailer mais court pour les propos, c'était juste pour aller un peu plus loin éventuellement.

Agnès Crepet : Fabrice, ça serait aussi intéressant que tu parles des libertés syndicales, et notamment du syndicat chinois qui n'en est pas vraiment un, la FCTU, et quelle est la liberté des ouvrières/ouvriers pour s'organiser et remonter leurs problématiques ?

Fabrice Warneck :

Oui alors, pourquoi les travailleurs sont aussi exposés et ne rejoint pas des syndicats ? En général, dans l'ensemble des pays, le code du travail est, on va dire, pas extraordinaire mais acceptable. Le gros problème c'est la liberté syndicale. La liberté syndicale c'est important pourquoi ? Parce que faire partie d'une organisation syndicale c'est la possibilité de négocier des conventions collectives.

Une convention collective, ça vient réglementer la vie de l'entreprise de manière la plus équilibrée possible. En France, on a des conventions collectives pour tous les secteurs, qui sont plus ou moins bonnes, mais tout le monde est couvert par les conventions collectives en France à peu près dans tous les secteurs d'activité. Dans ces pays-là, non. Il y a quelques entreprises qui ont une convention collective, en général d'ailleurs c'est des entreprises qui ont des origines européennes, qui ont développé un dialogue social, qui acceptent les syndicats, mais en général il n'y a pas de syndicats, il n'y a pas de conventions collectives.

De toute façon, entre 10 et 50% du staff sont des travailleurs intérimaires, donc ils n'ont pas le droit de se syndiquer. Il y a encore une autre partie qui sont des travailleurs migrants, ils n'ont pas le droit de se syndiquer, et donc il n'y a que les locaux qui se syndiquent et eux ils sont en CDI et leur condition vis-à-vis des autres elle est bien meilleure, et puis ils n'ont pas le droit de négocier pour les autres. Donc ça c'est les pays où la liberté syndicale existe en théorie en Malaisie, en Thaïlande, en Taïwan, en Indonésie. Par contre en Chine et au Vietnam, la liberté syndicale n'existe pas.

Il y a un syndicat, c'est le syndicat d'État, donc c'est un appareil d'État, qui malheureusement ne fait pas le travail qu'il devrait faire. Ce sont des syndicats qui sont des outils du parti au pouvoir, et malheureusement ils ne défendent pas les droits des travailleurs. Alors ce qu'on sait moins c'est qu'en Chine il y a donc ACTU, All-China Federation of Trade Unions, la confédération syndicale de toute la Chine, syndicat unique.

Et puis au niveau local il y a ce qu'on appelle les syndicats de quartier, qui savent un peu mieux ce qui se passe quand même, qui ont un rôle moins politique, mais qui malheureusement restent quand même beaucoup dans leur bureau, ils ne font pas grand chose quand même de terrain.

Et puis dans l'entreprise il y a le syndicat, sauf que le chef du syndicat en général c'est le directeur des ressources humaines, qui est lui-même d'ailleurs membre du parti.

En gros il n'y a pas de syndicat si vous voulez. Par contre ce que j'ai découvert c'est qu'il y a quand même des assemblées d'ouvriers qui sont organisées avec plusieurs milliers de personnes, où on va débattre, en tout cas expliquer les grands changements qui vont avoir lieu dans l'usine ou dans l'entreprise. Donc il y a quand même des lieux de dialogue, mais en général il n'y a pas de démocratie sociale si vous voulez. Ce qui nous intéresse c'est que les travailleurs puissent exprimer leurs attentes, leurs souhaits, et qu'il y a une négociation ou en tout cas un débat qui se fasse avec la partie patronale pour arriver à des compromis. Et là évidemment il n'y a pas cette possibilité, même dans les entreprises étrangères, qu'elles soient américaines ou européennes, il n'y a pas le choix, c'est comme ça que ça se passe. Il y a une pauvreté syndicale extrême.

Alors dans les pays où il y a beaucoup de migrants, dans l'électronique il y a beaucoup de migrants, les syndicales d'abord ils ne parlent pas la même langue, donc ils n'arrivent même pas à leur parler en fait. Par exemple, vous avez beaucoup de travailleurs migrants qui viennent de Birmanie, qui viennent du Bangladesh, qui viennent des pays les plus pauvres, d'Asie, qui vont migrer en Asie du Sud-Est, et donc ils ne parlent pas la même langue. Et en plus c'est des gens qui viennent travailler un an ou deux ans maximum et après ils vont repartir dans leur pays. Donc les syndicats ils se disent déjà on n'arrive pas à communiquer, ensuite "ils nous piquent notre boulot" parce que les salaires évidemment sont plus bas parce qu'il y a une forte main d'oeuvre étrangère. Et ensuite ils vont repartir dans leur pays, donc à quoi bon les syndiqués. Ce qui fait que quand même il y a des ONG qui font le boulot, qui s'intéressent aux travailleurs migrants et qui les organisent.

Alors c'est peut-être des ONG mais c'est pas grave, ils font quand même le travail des syndicats et ils arrivent quand même à faire pression sur les entreprises ou sur le gouvernement quand il y a des gros problèmes. Un gros problème c'est par exemple une usine a fait venir, mettons, 1000 travailleurs de l'étranger, tous de Birmanie, et ces travailleurs birmans, qu'est-ce qu'ils ont fait ? Ils ont payé pour avoir accès au travail. Ils ont payé entre 2 et 6 mois de salaire pour pouvoir travailler. Donc il y a tout un système de corruption, de pots de vin qui existe, assez complexe. Pendant 2 à 6 mois, ils vont travailler gratuitement pour payer leurs dettes à tous ceux qui ont facilité leur accès à l'emploi, pour payer leurs billets d'avion, pour payer les contrôles médicaux, pour vérifier pour les femmes qu'elles n'étaient pas enceintes, contrôle médical, test pour voir si vous n'êtes pas enceinte sinon vous n'avez pas de job, pas de visa.

Une fois qu'ils ont payé, on leur dit "ah pas de bol, la grande marque là finalement ils ne le sentent pas, ils ont annulé la commande, rentrez chez vous". Ils n'ont pas le droit de rester dans le pays, ils n'ont pas le droit de rester en Malaisie chercher un autre job, ils doivent partir. Alors certains le font quand même, ils essayent coûte que coûte de trouver un job, parce qu'ils ont 6 mois de salaire à avancer, à récupérer. S'ils ne remboursent pas celui qui leur a prêté l'argent pour payer tout ça, qu'est-ce qui va se passer ? Dans son pays on va lui prendre sa vache, on va lui prendre son terrain où il fait pousser ses légumes avec sa famille, donc on va lui enlever ses moyens de subsistance les plus basiques. Donc il y a un stress, il faut absolument retrouver un travail le plus vite possible. Et tout ça avec une complicité de l'Etat, du gouvernement malaisien, philippin, taïwanais ou thaïlandais selon les cas.

Des situations extrêmement complexes de corruption privée, publique, et puis un fort besoin de main-d'oeuvre, tout est fait pour que ces gouvernements font en sorte que rien n'empêche l'investissement étranger. Il faut que les étrangers investissent dans leur pays, parce que c'est la clé de développement économique, au prix de sacrifices énormes d'ouvriers et d'ouvrières. C'est ça la situation.

Bela Loto : Est-ce que vous pouvez nous parler des Ouïghours par exemple, la problématique avec eux ? On sait qu'ils font partie malheureusement en proportion, c'est assez important je crois, du travail forcé. Les étudiants aussi ? La question des internships, les faux stagiaires, etc. qui je crois est assez commun dans les usines chinoises.

Fabrice Warneck :

Alors les Ouïghours, on n'a pas trop mis notre nez dedans parce que c'est un sujet tellement sensible que déjà on sentait qu'il y avait une présence du gouvernement chinois autour de nos activités au point qu'on a renoncé à avoir un bureau en Chine. C'était trop dangereux. Sinon notre staff aurait été arrêté immédiatement. Donc on n'a pas creusé la question des Ouïghours parce que c'était un sujet extrêmement explosif. Sur cela est venue la loi sur l'espionnage où on ne pouvait plus sortir aucune information de Chine sur les travailleurs chinois, donc à partir de là on a décidé qu'on ne pourrait plus voyager en Chine non plus.

Nos partenaires qui étaient en Chine même à Hong Kong avec la transmission de Hong Kong à la Chine sont partis de Hong Kong, à Taïwan ou en Europe, et donc on s'est retrouvés dans l'incapacité de travailler sur la Chine qui produit combien de l'électronique ? 88% pour le cas de Fairphone, mais en général c'est représentatif de l'industrie. On ne pouvait simplement plus travailler en tant qu'ONG où il n'y a plus rien à faire. On en est tombé à devoir analyser les médias sociaux chinois, l'équivalent de Facebook si vous voulez, de voir ce que disent les ouvriers en ligne. On n'avait plus que ça comme moyen de travailler, ce qui est dramatique. C'est la même chose maintenant en Vietnam, il n'y a plus moyen de travailler, les ONG fuient, il n'y a pas de syndicat. À Singapour, ça commence pareil, les ONG s'en vont alors que c'était un pays ultralibéral. Donc il y a un mal qui se propage si vous voulez, de rejet, de démocratie sociale finalement, d'alternative de discours.

Alors sur les étudiants, c'est particulier à la Chine. En Chine, les étudiants doivent faire un stage, comme tous les étudiants, sauf que le stage il se fait en usine, à la chaîne, et ils ne font pas le stage qu'ils veulent, ils font le stage qu'on leur dit de faire. Et donc il y a des accords entre des écoles professionnelles, par exemple vous étudiez l'expertise comptable, et vous vous retrouvez à la chaîne, 12 heures par jour, pendant plusieurs mois.

Si vous dites "écoutez, vous êtes bien gentil, mais moi travailler à la chaîne ce n'est pas mon truc, je veux devenir expert comptable", on vous dit "c'est très simple, vous n'aurez pas votre diplôme". Et puis vous allez travailler deux mois, vous dites "bon maintenant ça suffit, j'en ai marre". C'est très simple, si vous partez, vous ne serez pas payé. Donc il y a une pression, et qu'on retrouve dans d'autres pays, et c'est une forme de travail forcé, c'est l'impossibilité de démissionner. On ne peut pas démissionner parce que la perte financière ou d'autres pertes seraient trop importantes, et donc on reste au travail, c'est ce qu'on appelle le travail forcé, c'est la définition de l'organisation internationale du travail. On n'est pas libre de quitter son travail quand on le souhaite, et ça c'est quelque chose qu'on ne connaît pas en Europe, c'est un phénomène très particulier. Donc le gros problème c'est que quand on se rend compte qu'il y a ces étudiants qui sont 1000, 2000 dans une usine, et qu'on dénonce ça, et qu'on dit à l'industrie, il y a 2000 étudiants qui sont en travail forcé, ils ne veulent pas faire ça, ils sont obligés, on les oblige à faire des heures supplémentaires.

Il y a l'industrie qui répond "pas de problème, on va faire un audit". Mais bon, il n'y a pas beaucoup d'auditeurs disponibles parce qu'il y a beaucoup de demandes. Donc dans six mois, on va envoyer quelqu'un voir ce qu'il se passe dans cette usine. Sauf que six mois après, le pic de productivité n'est plus là, on n'a plus besoin des étudiants. Ils ne sont plus là. Donc évidemment, les étudiants sont là pendant les pics de productivité. Noël, typiquement pour les occidentaux, on va acheter plein d'électroniques, donc il faut qu'ils produisent vite pour nous. C'est là qu'il y aura les étudiants dans les usines.

Dans les médias européens, on avait un petit peu parlé de ces étudiants chez Foxconn sur la sortie de l'iPhone X, mais on en parle aussi très peu dans les médias européens, de ce phénomène des étudiants.

Agnès Crepet :

C'est rigolo que tu parles du stage ouvrier, parce que dans certaines écoles publiques d'ingénieurs, on a ce stage ouvrier, mais le stage ouvrier c'est dix jours, les étudiants sont pleins, c'est rien à voir avec ce qui se passe en Chine. C'est exactement ce que tu dis, c'est vraiment utilisé pour pouvoir couvrir les sorties du prochain device qui doit sortir pour Noël ou pour avant l'été, etc.

Bela Loto : Il y a des ouvriers et des ouvrières qui arrivent en couple, qui sont venus de leur campagne, qui arrivent en couple, qui vont par exemple sur le site de Shenzhen ou je ne sais où, et en fait ils sont séparés.

Ils n'ont pas le droit de se côtoyer, ils n'ont pas le droit d'habiter dans le même dormitory par exemple, ils sont totalement séparés. C'est ce que j'ai lu dans un petit livre que je conseille d'ailleurs qui s'appelle "La machine est ton seigneur et ton maître", qui est un livre collectif fait de différents témoignages d'ouvriers et ouvrières de Foxconn, qui a été réuni par Jenny Chan, qui est une spécialiste de la question et qui observe d'ailleurs l'électronique depuis très très longtemps. Et qui donc a signalé un certain nombre de choses comme ça, c'est un petit livre très beau.

Fabrice Warneck :

Moi j'ai pas vu ça, mais ce que j'ai vu c'était en Malaisie, dans le code du travail il y a écrit "les travailleurs étrangers n'ont pas le droit de se marier et ils n'ont pas le droit de faire d'enfants". Et si une femme tombe enceinte, alors elle est rapatriée immédiatement, donc c'est une faute lourde si vous voulez, il n'y a pas de compensation financière pour la perte de son emploi. Elle rentre direct dans son pays et le billet d'avion est payé sur son salaire. C'est ça la sanction de tomber enceinte.

Bela Loto : Ça me fait penser aussi à l'interdiction de se suicider chez Foxconn, où effectivement c'est dans le règlement intérieur.

Fabrice Warneck :

Oui, il y a eu une vague de suicides, donc les ouvriers se jetaient du toit des dortoirs. Évidemment quand on peut plus démissionner, qu'on est obligé de travailler, faire des heures supplémentaires, il y a un moment donné où on ne voit plus le sens de la vie. Donc il y a eu une vague de suicides en Chine, chez Foxconn en particulier, mais pas uniquement, il y en a eu d'autres. Samsung aussi. Mais moi ces dernières années, je n'ai pas vu de suicide, j'ai vu des morts d'épuisement, des gens qui tout d'un coup meurent.

Alors évidemment, il y a tout un débat, mais en fait il était faible physiquement, mais non, tous les contrôles médicaux ont été faits, le médecin n'a rien vu de particulier, sa famille explique qu'il était en bonne santé. Et puis voilà, un homme de 35 ans meurt, donc c'est un peu comme le problème de la fausse couche, c'est comment on arrive à déterminer la responsabilité des conditions de travail dans ce processus.

Evidemment quand j'ai reçu cette photo, la première chose que j'ai fait c'est contacter un gynécologue, et je lui ai dit qu'est-ce que c'est qu'on pourrait arriver quand même à prouver que c'est parce qu'elle est restée debout 12 heures par jour, 10 jours d'affilée. Et il me dit "ben non, on ne peut pas, c'est certainement une cause, mais médicalement, scientifiquement, on ne peut pas le prouver, donc qu'est-ce qu'on fait ?"

Bela Loto : Une chose aussi qui m'a beaucoup frappée dans mes différentes lectures, c'était aussi la notion d'humiliation et le côté militaire de ce management, etc.

Par exemple, j'avais lu que telle ouvrière a été punie et a dû écrire je ne sais pas combien de fois, 500 fois "Croissance, ton nom et souffrance" par exemple. C'est des choses comme ça, ou alors "L'avenir sera radieux", de Terry Gou, l'ex-PDG. Et beaucoup de scènes où effectivement elles sont plus ou moins mises au coin et elles doivent attendre des heures et des heures debout, punies, avec des humiliations vraiment très fortes, d'après ce que j'ai pu comprendre.

Fabrice Warneck :

Oui, tout à fait. Moi j'ai vu le cas d'un ouvrier par exemple, il y avait eu une réunion avec la direction et la direction dit, en présence de l'agence de recrutement, "Bon, puisque vous êtes tous là, aucun d'entre vous n'a dû s'endetter pour travailler, au moins estimez-vous heureux" et puis il y a un des ouvriers, c'était un Népalais, qui dit "Mais c'est pas vrai, j'ai payé 4000 dollars" et eux aussi, tous ceux-là, ils ont payé et alors la réunion s'est extrêmement mal passée. La sécurité est arrivée, ils ont rattrapé celui qui parlait le plus, ils l'ont enfermé à clé dans une pièce toute une nuit, ils l'ont retiré son téléphone portable pour pas qu'il puisse téléphoner, le lendemain ils l'ont mis dans une voiture, dans un avion, ils l'ont renvoyé au Népal, à ses frais bien entendu. Donc cet homme a été kidnappé pendant 24 heures, il était complètement traumatisé évidemment, sa famille n'arrivait plus à le joindre, donc c'est des scènes comme ça.

Mais attention, est-ce qu'on est dans des problématiques systémiques, ou est-ce qu'on est dans des questions de culture d'entreprise, ou est-ce qu'on fait face à des individus tortionnaires ? C'est quelque chose que j'ai toujours essayé de différencier. Quelle est la part de responsabilité individuelle, quelle est la responsabilité de l'entreprise, quelle est la responsabilité de l'ensemble du secteur, ou voire de la culture locale du pays ?

Il y a par exemple des gardes, lorsqu'un ouvrier arrive en retard, qui rançonnent les ouvriers, en leur disant tu me donneras 10 euros, sinon je ne te laisse pas rentrer, puisque tu es en retard, tu n'as plus le droit de rentrer. Donc ça c'est typiquement une attitude individuelle en principe. Sauf que parfois non, c'est pas individuel, c'est le directeur des ressources humaines qui lui a dit, tiens si tu prends 10 euros aux ouvriers, à chaque fois qu'ils arrivent en retard, tu me donnes 5. Là ça devient un peu moins individuel, ça devient un petit peu corporate.

Evidemment c'est difficile de penser que le comité de direction a décidé qu'il fallait rançonner les ouvriers qui étaient en retard. Bon, on sait jamais. Par contre une politique corporate ça va être dire, dès qu'il y a des gens qui commencent à l'ouvrir, vous les virez. Il n'y a pas de place pour les grandes gueules dans cette usine. Donc là ça va être une politique corporate où effectivement, systématiquement on va harceler les gens qui commencent à se plaindre, à revendiquer des conditions de travail meilleures, etc. On va les rétrograder, on va les mettre à des postes qui ne leur plaisent pas, on va les mettre en travail de nuit.

Parce que j'ai oublié de dire, c'est 12 heures de jour et 12 heures de nuit. C'est 24 heures sur 24. Donc on peut passer d'un poste de superviseur à un simple ouvrier de nuit pendant 12 heures. Donc forcément, dans ces conditions-là, on n'a pas forcément envie de revendiquer quoi que ce soit.

Bela Loto : Comment fait Fairphone pour travailler ? Comment il choisit ses fournisseurs ? Comment on va lui signaler des problèmes ? Quel type d'audit ? Quel type d'exigences vous avez ?

Donc là évidemment on va prendre l'exemple de Fairphone, mais c'est un bon exemple. C'est une initiative totalement à la fois originale et unique, me semble-t-il. Donc déjà tu peux peut-être rappeler pourquoi Fairphone est né, parce que c'est quand même dans l'idée, si j'ai bien compris, de changer la philosophie de l'électronique. Et donc est-ce que vous pensez y arriver un jour ? Je ne sais pas. Mais voilà, comment vous faites ces choix ? Comment vous finalement décidez de faire, d'être quand même fabricant tout en étant un peu plus éthique et un peu plus éclairé sur tous ces domaines-là ?

Agnès Crepet :

Alors, le début de Fairphone c'est 2010 et ce n'est pas une entreprise, c'est des campagnes activistes à parité avec la République Démocratique du Congo (RDC), donc des gens au Congo et des gens à Amsterdam. Fairphone c'est une boîte néerlandaise qui milite, qui dénonce les minerais dits de conflit. Donc là on n'est pas sur des usines, on est vraiment sur certains minerais, donc officiellement l'or, l'étain, le tungstène et le tantal, officieusement un peu plus, qui vont générer des conflits armés.

Donc pendant deux à trois ans, beaucoup de campagnes de sensibilisation, différentes actions sont mises en place entre les deux pays. En réaction, je ne rentrerai pas dans les détails, mais à la loi Dodd-Frank, qui est une loi aux États-Unis qui obligeait les entreprises américaines à dire ou pas si elles intégraient ces minerais en provenance de la RDC ou des neuf pays limitrophes. Et cette loi-là, qui sur le papier paraissait pas mal, genre "oh ben dis-donc c'est bien, on va interdire les minerais de sang", sur l'impact local c'était catastrophique, puisque ça a généré encore plus de contrebandes, encore plus de marchés noirs, et du coup plus d'enfants dans les mines, plus de bandes armées et plus d'esclavagisme. Donc ces gens-là, à parité entre ces deux pays, ont dénoncé ça en disant "il faut qu'on reconnaisse la situation sur place, qu'on bosse avec les gens sur place, plutôt que de s'arrêter au simple fait de bannir ces filiales-là". Ça revient un peu à la question sur les audits.

Je suis rentrée chez Fairphone en 2018. Ces campagnes s'essoufflent un peu en 2013, et du coup les gens dont je parle aujourd'hui, qui étaient maximum 15 ou 20, on parle pas de milliers de personnes, décident de créer une entreprise, alors une entreprise un peu particulière, c'est ce qu'on appellerait une SCOP en France. On appelle ça "Social Enterprise" aux Pays-Bas, mais ça ressemble un peu à la SCOP. En étant un peu moins horizontale, on est aux Pays-Bas, c'est un pays très libéral quand même, donc il n'y a pas vraiment d'équivalent aux SCOP, mais on va dire que c'est assez similaire.

Et donc une boîte se monte pour essayer de faire le premier téléphone qui n'incorpore pas des minerais de conflit, notamment l'étain et le tungstène,donc que ces deux métaux au départ. Et l'ambition, c'est d'essayer de créer une structure, donc une boîte, qui va rentrer dans l'industrie, qui va rentrer à l'intérieur de la supply chain pour essayer d'insuffler un mouvement un peu différent. Donc on est quand même sur un changement d'approche là, parce qu'ils et elles identifiaient qu'il y avait des limites aux campagnes de sensibilisation sans les dénigrer.

Fairphone a toujours continué à faire partie de tout un tas de campagnes activistes. On fait partie du Right to Repair, du mouvement activiste européen, enfin voilà, on continue à faire tout ça. Mais c'est vrai qu'on peut avoir un angle un peu différent quand on rentre dans le truc là.
Et rentrer dans le truc, ça va être, alors au début c'était très sur les minerais. Je vais en parler un peu plus puisque la thématique du soir c'est sur les usines. Et donc en étant à l'intérieur, vous avez un peu plus de facilité de pousser des changements.

Fabrice, tu disais que tu étais jamais allée en Chine et que ça sera compliqué pour toi d'y aller parce que tu as peur d'être arrêtée. Fairphone on est, je pense, très surveillés. Enfin je le garantis, moi je suis souvent en Chine, je le vois bien. Mais on reste un client, on reste une entreprise qui achète des composants électroniques. Je l'ai dit, 80% de nos fournisseurs sont en Chine, on est là où ça se passe mal. Donc quelque part, la Chine reste un pays capitaliste, donc on laisse les clients rentrer dans le pays.

Nous, notre action c'est toujours la même. On veut essayer, en faisant un téléphone, de changer l'industrie électronique pour qu'elle devienne plus éthique, plus responsable. Et bien on va imposer aux fournisseurs qu'on choisit, alors pas que des audits. Ce serait trop simple ou pas assez efficace, même si on s'en sert.

Je demandais si dans sa boîte il voudrait faire des audits pour nous, Fabrice. Parce que ça passe aussi par des audits. Il faut qu'on contrôle, il faut qu'on soit capable aussi d'aller voir si ce qu'on met en place c'est vraiment respecté. Mais évidemment qu'il n'y a pas que ça. Et il y a l'ambition d'aller vraiment travailler avec les gens sur place pour essayer d'insuffler des pratiques différentes.

Donc tu parlais des NGO (ONG, organisations non gouvernementales) qui arrivent à avoir ce qu'on appelle des "worker voice", des représentations de travailleurs et travailleuses. C'est ce qu'on fait, c'est ce qu'on impose quand on a un fournisseur à embaucher quelque part.

C'est quoi la difficulté ? La première difficulté c'est la langue. Donc la première chose qu'on a fait c'est, rapidement, on a dû embaucher des gens
qui parlaient la langue chinoise, donc des personnes chinoises. Pour que ces personnes-là puissent rentrer dans les campus. Je parle de "campus", mais en fait les "campus" ce sont des usines. Les usines possèdent des dortoirs, et on parle vraiment de "campus" parce qu'il y a les cantines, les dortoirs, mais ce n'est pas des "campus" de loisirs. Et donc on a des employés Fairphone qui sont dans ces "campus" là, et qui vont pouvoir insuffler des groupes de parole entre travailleurs et travailleuses qu'on ne peut pas appeler syndicats.

Et ces "worker voice", ces groupes de représentations, en faisant des sondages, en faisant des assemblées, etc. on va pouvoir avoir une idée des problématiques qui se passent dans ces "campus" à la fois sur le lieu de travail, mais aussi sur le lieu de vie. Parce que, je viens de le dire, vu qu'il y a l'habitat dans les "campus", les pratiques de dortoirs, de cantines, c'est un sujet, un vrai sujet.

Et on ne veut pas avoir un point de vue néocolonial, à savoir, nous en tant qu'occidentaux, on va vraiment penser pour vous ce qui va mal, par défaut les horaires de travail. On pourrait avoir, avec notre point de vue occidental, le fait de dire, par défaut, il et elle travaillent trop. Bien souvent, ils et elles travaillent trop parce qu'ils sont mal payés. Et que la condition numéro 1, enfin le point numéro 1 des revendications qui arrivent, quand on parle avec les ouvrières ou ouvriers, c'est quand même qu'ils sont mal payés. Et que si on augmente les salaires, là, il et elle font moins d'heures. La clé elle est là.

On a commencé à faire ces programmes-là deux ou trois ans après la naissance de la boîte. Donc entre 2017 et 2018. Les dortoirs, on ne pensait pas que c'était un sujet aussi fort. Mais les dortoirs, c'est un sujet. Insalubrité, surpopulation, c'est un vrai sujet. Et quand vous dormez mal, quand vous n'avez pas d'intimité, etc. Tu parlais des questions de couple. Je n'aurais pas pu répondre à ta question, je n'en sais rien, si c'est interdit ou pas d'être en couple dans les usines. Ce qui est sûr, c'est que c'est compliqué d'avoir une intimité tout court dans les dortoirs. Le dortoir, c'était quasi dans les sujets prioritaires, en fait. Et presque à égalité avec le revenu.

Donc la première étape, c'est d'avoir ce "worker voice", cette représentation des travailleurs et des travailleuses dans ce qui est problématique. Et évidemment, l'étape d'après, ça va être d'insuffler un changement à l'intérieur. Et donc là, en tant que client, on va imposer le changement.

Je prends l'exemple des sous, puisque c'est quand même le sujet numéro un. Ce qu'on appelle le "living wage". Donc le minimum wage, le salaire minimum, c'est très différent en fonction des régions au Chine. On va dire entre 2 et 300 euros par mois, si on prend cet exemple-là. Si jamais vous avez 2 ou 300 euros de salaire minimum, ça a un peu augmenté depuis les dernières indices qu'on a faites, les ouvriers et ouvrières vont vous dire, en tout cas nous, c'est notre cas, que pour arriver à ce qu'on appelle un "living wage", donc un revenu dit "décent", qui ne va pas vous obliger à faire des heures supplémentaires, on sera plutôt à 6 ou 700 euros. C'est plus du double.

Ce "living wage", on l'a payé par exemple à l'usine où sont assemblées les téléphones Fairphone, sur les heures des personnes qui assemblent les téléphones, et ça nous a coûté que 1,20 dollars par téléphone, que ce soit sur le Fairphone 5 ou sur le Fairphone 4. Un journaliste du Monde me demanda il n'y a pas longtemps, "Mais pourquoi vous dites ça ? Vous tirez une balle dans le pied, vos téléphones ils sont un peu chers, 1,20 euros." Eh bien oui, alors ce qui est cher dans un téléphone Fairphone, c'est autre chose, je vous en parlerai si ça vous intéresse, parce qu'il est cher, par rapport à 200 euros, 300 euros, que certains ou certaines pourraient s'accorder à mettre dans un téléphone, mais ce n'est pas le fait de mieux payer la main-d'œuvre dans les usines d'assemblage. Puisque je vous le dis, si jamais on se prête au jeu ce qu'on fait, à payer un revenu dit "décent", plus du double du salaire minimum, ça ne revient qu'à 1,20 dollars par téléphone. Et on a fait le même exercice sur la machine à vibration, 0,06 dollars, la batterie du Fairphone 5, 0,09 dollars, etc. Donc tout est publié en ligne, je vous invite à le regarder.

Donc c'est possible, concrètement, qu'est-ce qui se passe ? On récolte ce truc-là, on veut mettre en place le living wage dans l'usine dans laquelle on travaille, bien souvent l'usine ne va pas forcément dire non, parce que c'est un peu tout benef, c'est le client qui paye, c'est nous qui payons. Par contre, ce qui nous intéresse, et là où ça n'a pas été évident au début, c'est de pousser les autres clients à faire ça. On sait des campagnes de living wage, en Europe ça a été un peu médiatisé, mais pas tant que ça quand même, où les premières ont été un véritable échec.C'est-à-dire qu'il n'y a pas d'autres clients qui nous ont suivis, c'est-à-dire qu'on paye le living wage pour nos bandes de production, la marque d'à côté qui fait la même chose dans une usine de la même marque, et bien, elle ne va pas faire la même chose.

Du coup, ces personnes-là ne vont pas avoir ce revenu dit décent. Donc on a essayé quand même de faire pas mal de campagnes de living wage, et au fur et à mesure des années, il y a quand même des aspects positifs. Avec un supplier (fournisseur) comme le speaker du Fairphone 5, on a réussi à ce que ce soit l'usine qui paye le living wage plutôt que nous directement, donc il y a quand même des choses qui avancent, mais c'est un travail de longue haleine. Et l'étape qu'on aimerait avoir sur le living wage prochainement, c'est que d'autres clients s'y mettent.

Il y a aussi tout ce qui est, et c'est ce qui est évoqué dans Complicit, toutes les réglementations au niveau des produits dits toxiques. Donc ça c'est aussi un gros sujet. Donc il y a un organisme qui s'appelle le CEPN, Réseau de Production Electronique Propre, dont Electronics Watch fait partie, dont Fairphone fait partie, dont, et je l'annonce tout de suite, Apple fait aussi partie. Donc vous pourriez me dire "Super, vous collaborez avec des..." Mais oui, mais parfois pour arriver à pousser des corps comme ça, qui vont avoir un impact dans certaines usines, il faut arriver à tirer aussi des gros. Donc c'est toujours la balance à jouer entre, est-ce qu'on joue pas un peu le social washing d'une grosse boîte ? Peut-être, mais en tout cas le fait d'avoir des gros fabricants de téléphone, ça peut aider.

Ce réseau-là, donc le CEPN, va faire une liste de produits toxiques, de première et deuxième catégorie, et donc évidemment que dans les usines sur lesquelles on va travailler, on s'engage à ce qui n'est pas ces produits toxiques. Donc là ça passe par ces fameuses audits indépendants. Nous on contrôle beaucoup de choses, mais on contrôle plus le worker voice, le fait que les salariés, ouvriers puissent remonter leurs problématiques.
Les audits, c'est beaucoup plus technique, et c'est bien que ce soit pas Fairphone qui les fasse, mais un organisme indépendant, parce qu'évidemment qu'on pourrait être accusé d'être biaisé. Donc ça on le fait, je dirais pas que c'est le plus facile, mais c'est le plus technique.

Ce qui est le plus dur à faire, c'est vraiment de vérifier que les ouvriers et ouvrières puissent s'exprimer correctement dans tout ce que j'ai dit au niveau du worker voice. On finance aussi, on essaie de participer, au-delà de ce qu'on fait dans les usines je veux dire, au programme du Wage Indicator Foundation, qui est une NGO qui pousse les living wage partout dans les chaînes électroniques et pas qu'en Chine, qui pousse pour la collecte de datas salariales. Ça dépasse la Chine, parce qu'en Chine c'est plus compliqué mais qui pousse à la collecte d'informations sur les conditions de travail, les conditions de vie dans les campus, etc. Ça c'est des NGO qu'on essaie de soutenir évidemment.

Et puis on va pousser aussi, on fait beaucoup de lobbying, de pourparlers en Europe. On parlera tout à l'heure de la CS3D, des directives autour du devoir de vigilance, qui quand même aident, on va dire, à ce qu'il y ait des changements un peu plus massifs. Et c'est grâce à des plus petites structures, des NGOs, des plus petites boîtes comme Fairphone ou des Commown, qu'on peut arriver à faire en sorte que certaines personnes, celles et ceux qui pensent les lois, puissent arriver à avoir les bons critères dans ces lois. Ça ne marche pas tout le temps, mais parfois ça marche.

Si je parle d'un domaine qui me touche plus, qui est la longévité des produits électroniques, il y a l'Eco Design Directive qui arrive en application le 25 juin 2025. Concrètement, il y a eu des gros fights, des grosses batailles avec les grosses big tech de l'électronique, et quand même les petits ont été écoutés sur certains critères. Le fait de faire du support logiciel sur cinq ans après la fin des ventes, ça vient du lobbying qu'on arrive à faire.

Donc ça c'est aussi un axe qu'on a. Après, à Fairphone c'est 150 employés. Ce n'est pas massif comme certaines autres boîtes, mais cet effort pour parler est aussi important si on veut inscrire dans la loi certaines pratiques.

Bela Loto : Est-ce que tu pourrais nous préciser, entre une petite boîte, entre guillemets, comme Fairphone, et les big tech, les gros fabricants, c'est combien de pièces ? Il me semble avoir compris que c'était en gros 150 000 par an. Est-ce que c'est ça ?

Agnès Crepet : Oui, on vend à peu près 100 000 téléphones par an. Il s'en vend 1,4 milliard de téléphones par an.

Bela Loto :

Oui, c'était justement pour remettre les choses un peu en place, dans le sens où c'est une expérience incroyable, mais ce n'est pas grand-chose par rapport à cette marée de milliard de téléphones portables d'autres marques.

Agnès Crepet :

C'est aussi parce qu'il y a un renouvellement accru des téléphones. Si les téléphones duraient un peu plus, peut-être que tout le monde n'irait pas à l'Apple Store à chaque sortie d'iPhone. Il y a plein de gens qui s'en foutent d'avoir un téléphone récent, mais qui le changent parce qu'il ne se répare pas, parce qu'il ne dure pas, etc. Je ne parle même pas des problématiques sociales.

Si on fait abstraction de ça, parfois c'est compliqué de le garder parce qu'il y a des problèmes de réparabilité, de mise à jour. Effectivement, on est à 100 000 versus 1,4 milliard. Certes, on est petit, mais ce qui est intéressant, je prends l'exemple du lobbying, l'indice de réparabilité et de durabilité en France, donc c'est le gouvernement français qui a mis ça, ils ont invité des industriels, et puis des NGOs, des ONG. Et ce qui est intéressant dans ce genre d'organes, c'est que c'est un homme, une femme, une voix. Apple avait un siège, Fairphone avait un siège, Samsung avait un siège. Donc on a, même si on est tout petit, on a le même nombre de voix que certains concurrents qui sont beaucoup plus gros.

Alors, la blague, c'est que, sans citer le nom, même si je viens de le faire, des concurrents, vous voyez les 20 consultants derrière, et moi je suis dans ma chambre en remote à 7 heures du soir, et que je suis toute seule à faire ça, mais parce qu'on n'a pas beaucoup de personnes qui parlent français chez Fairphone. Donc c'est sûrement déséquilibré en termes de nombre d'heures travail pour alimenter ces groupes de travail au niveau du gouvernement. Mais quand même, on a eu quelques succès.

Et même si on est petit, le living wage typiquement, le fait de dire, nous on l'a fait, ça coûte 1,20 dollars par téléphone, ça résonne quand même.

Bela Loto :

De toute façon, je ne voulais pas minimiser vos actions, pas du tout, mais par contre mettre en évidence, quand même, qu'on est dans un monde où ce ne sont que les grands qui se partagent le marché, à l'exception de votre part à vous, et avec une action extrêmement unique, qui est formidable, mais qui ne change pas le paysage global, malheureusement, alors que c'était à l'origine l'idée, c'était de modifier cette foutue chaîne de l'électronique.

Agnès Crepet :

Après, c'est sûr qu'à l'échelle globale, on n'y est pas encore, mais on a quand même un fort espoir que ça change. Encore une fois, on publie en open source les datas, ce qu'on fait chaque année, dans les rapports, celui que j'ai sous les yeux. Le fait que ce supplier, enfin ce fournisseur du speaker, il mette en place tout seul le living wage, c'est peut-être un supplier qui a 2000 employés et pas 150 000, mais quand même, ça c'est des choses qui nous poussent à vouloir avancer, pareil sur la durabilité, si on s'y amène un peu du sujet.

Bela Loto :

Non mais c'est des superbes acquis, je ne voulais pas du tout minimiser, mais l'essentiel malheureusement est un peu ailleurs, même si vous contribuez à faire avancer.

Fabrice Warneck :

Juste faire une petite explication qui est importante, à part le fait qu'effectivement 1,4 milliard de smartphones fois 1,20 dollars, disons 1 euro, ça fait quand même 1,4 milliard de bénéfices en moins, ce n'est quand même pas rien. Il y a des gens qui ne sont pas du tout prêts à renoncer à ça, même s'ils sont 20% du marché, 20% d'un milliard, c'est quand même beaucoup pour des entreprises multinationales qui n'ont pas un but social.

Ce sur quoi je voulais insister, c'était que très souvent on me demande, "mais tu penses qu'il vaut mieux acheter un Dell ou un HP ?" Et je dis, mais en fait, ils n'ont pas d'usine, ils achètent tous des bouts de leurs ordinateurs à des usines qui sont les mêmes en fait, donc il n'y a pas vraiment de différence, mais si tu veux un bon ordinateur, il faut qu'il y ait des bons éléments dedans, et si tu veux un ordinateur pas cher, il faut qu'il y ait des éléments un peu moins chers dedans. Mais il y a quand même une différence, c'est qu'on s'aperçoit que, quand on suit toutes ces usines, qui sont donc en Asie du Sud-Est essentiellement, mais pas uniquement, et aussi au Mexique, en Inde, quelques-unes, on finit par les connaître, et on sait qu'il y a quand même des usines où on traite particulièrement mal les travailleurs, c'est clair.

On connaît les noms, et on est en situation, une ONG comme Electronics Watch est en situation de dire "HP, Asus, Dell, mais pourquoi vous achetez chez eux encore, ça fait dix fois qu'on vient avec vous en vous montrant les problèmes, quand même quoi, réagissez à en donner, c'est pas possible, vous pouvez pas continuer à acheter, excusez-moi du mot, mais c'est des enfoirés qui traitent les gens comme ça, c'est pas possible".

Donc il y a quand même après, il y a un certain nombre de multinationales qui ont quand même investi un peu dans développement durable, soutenabilité, et qui ont les chiffres et qui voient bien qu'effectivement il y a quand même des problèmes avec certaines usines, et qui sont normalement en capacité de dire aux directions "bon, ça va peut-être nous coûter un peu plus cher d'acheter dans l'usine d'à côté, mais on aura moins de problèmes avec les ONG, avec les syndicats, etc." Donc à un moment donné, il y a aussi un peu de sens commun à avoir, parce qu'on sait qui sont les mauvais, les "méchants", on sait qui est-ce qui, à chaque fois, revient avec des abus, essentiellement le travail forcé, qui revient dans certaines usines et dans certains pays.

Agnès Crepet :

Après, juste pour, si tu prends l'exemple de Dell, HP, etc., si on te demande à nouveau, il y a quand même des différences sur la marque finale, donc la boîte qui vend le laptop, là. Je vais citer Framework, je vais pas citer celle que tu as citée. En Suisse, il y a quand même des boîtes qui essayent de faire des trucs qui durent. Je reviens toujours à cette durabilité. Et même si les composants, ils vont venir de la même usine, si ces composants vont être intégrés dans le laptop et qu'ils vont rester 10 ans, c'est toujours mieux que de le changer tous les 3 ans. Donc c'est en ce sens qu'il y a quand même des différences sur certains fabricants, au-delà de la partie sociale, mais sur l'ambition de ne pas vouloir tout le temps vendre. Alors certes, c'est des tout petits, mais ces tout petits, ils n'existaient pas beaucoup il y a 10 ans.

Bela Loto :

J'ai envie de rajouter aussi la partie politique, qu'il ne faut pas oublier, et ça va peut-être reboucler avec l'histoire peut-être de la proposition d'appel à boycott, etc. C'est par exemple pourquoi on achèterait un HP ou pourquoi on n'achèterait plus jamais un HP, la marque. Moi je sais pourquoi je n'achèterais plus jamais un HP de ma vie. Je l'ai déjà fait dans ma vie, c'est complètement au pif d'ailleurs. Mais là c'est pour les raisons typiques d'appel au boycott par rapport à Israël, etc. Parce qu'on sait que cette marque finance directement l'armée israélienne, etc. Je ne veux pas rentrer forcément dans ce domaine-là, mais tout est quand même très lié, et donc pour moi tout ce qui est intégré dans le BDS (Boycott, désinvestissement et sanctions), c'est important aussi de le signaler. Donc il peut y avoir aussi des politiques précises de marque en dehors même de la partie technique.

Bela Loto : On peut passer justement sur la partie organisation, donc la question c'est que faire ?

Et l'idée c'est est-ce qu'on peut évoquer par exemple la notion de due diligence, la rappeler pour éventuellement que ça soit clair pour tout le monde, à la fois notre due diligence, le devoir de vigilance qu'on a eu en France, on était assez pionniers d'ailleurs je crois, me semble-t-il, et puis la CSRD, la CS3D. Qu'est-ce qu'il est advenu, est-ce que là en ce moment justement c'est un petit peu quand même la saison des grands soldes à tout égard. Et puis après on pourra peut-être se poser la question de savoir nous en tant que citoyens et citoyennes, ou en tout cas en tant qu'êtres humains qui achetons des trucs et utilisons des machines et des devices, comment on peut se positionner, qu'est-ce qu'on peut faire en tout cas. Et moi par exemple cette idée de boycott, j'aimerais bien vous poser la question de savoir qu'est-ce que vous en pensez, et puis on aura l'occasion certainement d'entendre le public là-dessus. Ou les actions comme Attac par exemple, et des choses comme ça, que je trouve très intéressantes à titre personnel.

Agnès Crepet :

Je reviens sur le côté légaliste pour parler de Fairphone, c'est que c'est important, effectivement la France a été un peu pionnière sur la loi sur le devoir de vigilance en 2017, mais que pour que ces lois arrivent, parfois il faut du lobbying, des pourparlers, etc. Et que ça j'y crois beaucoup, je crois beaucoup aux mouvements citoyens, aux ONG, aux mouvements activistes pour arriver à porter ces lois.

Fabrice Warneck :

Je pense qu'il faut avant d'expliquer les lois, il faut expliquer le contexte politico-économique dans lequel on se trouve. Quand Donald Trump impose des droits de douane à tous les pays, notamment en Asie du Sud-Est, avec des taux énormes pour l'Asie du Sud-Est, bizarrement à l'électronique, non. Il y a des droits de douane pour tous les secteurs possibles et imaginables, mais pas pour l'électronique. Alors on se dit, mais c'est quand même bizarre, pourquoi pas l'électronique ? Toutes les boîtes qu'on connaît, Dell, HP, etc., elles sont toutes américaines presque, presque toutes américaines. Même Lenovo c'est en partie américain, on pense que c'est chinois, mais c'est en partie américain, donc pourquoi ?

Et donc c'est toute la question de, est-ce qu'on peut rapatrier la production industrielle dans les pays occidentaux ou pas ? Bon, c'est la discussion qu'on avait tout à l'heure. Donc ça c'est un premier élément. Le deuxième élément c'est, quels sont les choix aussi des entreprises dans leurs lieux d'investissement ? Il y a de plus en plus de multinationales et d'usines qui quittent la Chine et qui vont au Vietnam. Le Vietnam c'est pas beaucoup mieux que la Chine, c'est une question de tension sociopolitique du moment. Mais franchement entre la Chine et le Vietnam, pour les travailleurs c'est pareil, les conditions de travail sont mauvaises.

Pourquoi une société va s'installer aux Philippines ? Alors ça va un petit peu mieux ces derniers temps, mais on vient de passer une dizaine d'années avec des groupes para-militaires qui assassinaient les syndicalistes. Donc les para-militaires, ils essayaient de rentrer dans les usines d'électronique pour trouver les syndicalistes et leur mettre une batte dans la tête. S'ils les trouvaient pas, ils allaient dans les quartiers, dans leur maison, et ils allaient faire peur à leurs enfants et à leur mari ou à leur femme. En leur disant, si tu continues à faire du syndicalisme, on va te tuer. Voilà, c'est comme ça que ça se passe.

Quand on est une entreprise, qu'on fait un choix d'investir dans un pays comme ça, où il y a des persécutions systématiques d'opposants politiques, de combattants pour les droits de l'homme et de syndicalistes, c'est quand même un sacré choix, je trouve, personnellement.

C'est là qu'on se dit, peut-être qu'on pourrait penser à comment on responsabilise ces choix. La loi française de 2017 sur le devoir vigilance est précurseur, c'est la première fois dans l'histoire qu'on a dit aux entreprises, et bien maintenant vous allez être responsables, non seulement de vos actions, mais de celles de vos partenaires commerciaux. Si vous choisissez mal vos partenaires commerciaux, il va falloir, pareil, il va falloir réparer. Mais il y a aussi la notion de réparation, d'obligation de réparation, ce n'est pas juste la cartographie comme la loi Dodd-Frank dont je parlais en 2010, c'est qu'il y a un devoir d'action.

Comment ça se passe ? En gros, une entreprise doit parler aux parties prenantes, c'est-à-dire les ONG, les syndicats, les académiques, et dire, voilà, aidez-moi s'il vous plaît à analyser les risques qui sont liés à mon activité et à celles de mes partenaires commerciaux. Donc on se réunit, si tout va bien, parce qu'en général elles ne le font pas. On se réunit, on dit, ben tu vois dans tel pays, aux Philippines, là, pas bon, quand même beaucoup de risques. Ah, bon, voilà, il faut que j'analyse. Ça implique pour l'entreprise qu'elle met en œuvre des moyens de prévention pour qu'il n'y ait pas de violation des droits de l'homme et de l'environnement. Cela veut dire qu'elle doit être proactive à travers son action et à travers le poids qu'elle peut exercer sur sa chaîne de sous-traitance pour qu'il n'y ait pas de violation des droits de l'homme qui a lieu.

Il y a vraiment des attentes significatives, et en France, si une entreprise ne fait pas ça, elle peut être poursuivie en justice. En Allemagne, plus pour très longtemps, parce que le gouvernement a décidé de renoncer à la magnifique loi qui existe. C'est l'État qui fait ses investigations et qui va poursuivre en justice les entreprises qui n'adoptent pas les mesures de prévention nécessaires ou les mesures de réparation nécessaires si la violation a déjà eu lieu.

Et au niveau européen, il y a la fameuse CS3D qui est la directive qui a un moment historique dans l'histoire du capitalisme, qui est née en 2024 et qui est en train d'être charcutée en 2025. Et encore une fois, c'est la conséquence de la politique américaine, de la situation de la concurrence. Tout le monde essaye de s'aligner sur le moins disant. On est en train de détricoter la première législation européenne qui vient donner les moyens de prévenir les atteintes au droit de l'homme, où qu'on soit sur la planète, à partir du moment où c'est une entreprise qui est présente dans l'Union européenne. Donc pas forcément une entreprise européenne, mais une entreprise qui est d'une certaine taille, qui est présente dans l'Union européenne.

C'est des moments extrêmement tristes parce que c'était le début de la régulation des chaînes de sous-traitance qui arrivaient et la responsabilité collective de l'industrie sur des problèmes systémiques. On est dans une période de retour en arrière. On n'a pas eu le temps de mettre en œuvre la loi que déjà on la détricote.

Agnès Crepet :

Moi, je garde toujours un peu espoir que ça puisse changer aussi, mais effectivement là tout de suite ce n'est pas très brillant. L'application en 2026 fait un petit peu peur par rapport à l'ambition de départ. Si on parle de la loi sur le devoir de vigilance en France, il y a quand même un cas d'école intéressant. Total Energies, la FNE, France Nature Environnement, Sherpa, qui a réussi quand même à poursuivre Total Energies sur ce qui se passe aujourd'hui, sur leurs actions en Ouganda et en Tanzanie. Et la Cour d'appel a décidé, relativement récemment, il y a quelques mois, que leurs critères étaient recevables. Donc ça va être un long procès, etc. Mais voilà, cette loi elle est en place et elle est utilisée.

Je ne dis pas qu'elle sert toutes les semaines et que toutes les entreprises vont en cours toutes les semaines. Mais quand même, ce sont des choses qui sont intéressantes et qu'il faut pousser.

Fabrice Warneck : Si Macron ne s'aligne pas sur l'Allemagne et ne supprime pas le devoir de vigilance français.

Bela Loto : Rien n'est moins sûr. Restons sur le doute absolu et le suspense qui est à son comble. Moi j'ai pas du tout d'optimisme par rapport à ça. Et je pense que ça va se passer relativement mal, mais j'aimerais bien avoir tort.

Bela Loto : Est-ce qu'on pourrait se poser la question de savoir ce qu'on peut faire en tant que personne humaine, citoyenne, qu'est-ce qu'on peut faire de notre côté pour exprimer, outre le fait d'arrêter d'acheter des trucs, ça c'est très clair que c'est hyper efficace, mais au-delà de ça, si on continue à acheter, malheureusement parce qu'on n'en pipe rien et que c'est trop bien, est-ce qu'on a moyen de faire quand même des pressions ?

C'est pour ça que moi, mon histoire de boycott, j'y tiens parce que je pense que c'est le seul truc qu'on peut faire, mais est-ce que c'est une bonne idée ? Est-ce que c'est une mauvaise idée ? Je ne sais pas ce que vous en pensez, vous ?

Agnès Crepet :

Oui, moi, boycott, personnellement, évidemment que je ne suis pas contre. En termes de sensibilisation, s'il peut y avoir un peu de relais, activiste, médiatique, c'est bien. Mon père m'a appelé quand l'Apple Store avait été attaqué par Génération Lumière, et attaque, là. "Regarde ce qu'il se passe, etc." Tu sais qu'il se passe ça au Congo ? Cela fait quand même 7 ans que je bosse chez Fairphone. Donc, c'est moi qui ne dois pas faire assez de lobbying auprès de mon père. Donc, oui, ça marche, ça. Après, quantitativement parlant, c'est sûr que... Oui, c'était un Apple Store, etc., mais l'effet que ça peut faire sur la prise de conscience, je trouve ça bien.

Après, qu'est-ce qu'on peut faire en tant que citoyenne ? Moi, je suis toujours pour ça, ce que tu dis, à savoir évidemment pas acheter, pas acheter d'appareil, pourquoi renouveler ses appareils tous les 4 ans, alors qu'il y a des choses qui peuvent durer plus. Promouvoir cette idée que la technique ne va pas sauver le monde.

Je discutais avec le fils d'un copain qui est paysan et qui veut acheter les John Deere à 800 000 balles. Enfin, vous savez, les tracteurs, voilà. Alors qu'il rachète une exploitation dont le paysan a déjà un tracteur qui a 40 ans. Ce tracteur peut fonctionner, en fait. Donc, promouvoir cette idée que l'électronique ne sauvera pas le monde.

L'électronique est une source d'obsolescence. Les machines à laver qui embarquent de l'électronique sont plus obsolètes que les autres machines qui n'ont pas l'habitude d'en embarquer beaucoup. Promouvoir cette idée, moi, je suis ingénieure de formation. Pendant ma carrière, j'ai fait 3 ans d'enseignement dans le public. Et je disais à mes élèves ingénieurs, ouais, l'high-tech, c'est un truc pour s'éclater en tant qu'ingénieur. Mais il y a aussi d'autres techs.

Faire de l'innovation pour craquer l'obsolescence, pour garder les objets longtemps, c'est aussi intéressant. La maintenance, moi, je me souviens qu'au début de ma carrière, je bossais dans des boîtes d'intérim où faire des missions de maintenance, c'était la punition. Genre, on t'envoie à Dijon faire 3 mois de maintenance pour je ne sais pas quel logiciel. Bah non, en fait, la maintenance, ça peut être cool de faire de la maintenance, parce que, vous pouvez essayer d'avoir, de cleaner un peu le produit logiciel sur lequel vous travaillez et de le faire durer. C'est tout cette culture. Il y a des livres en ce moment qui sortent sur, voilà, faire un peu rêver sur cette maintenance. Moi, j'y crois beaucoup, quoi. Prendre soin des choses, ne pas rentrer dans les cycles de consommation effrénés, c'est ce à quoi je crois.

Fabrice Warneck :

Moi, je pense qu'après tout, on accepte les choses comme elles sont un peu trop. Récemment, il y a eu un scandale en Allemagne sur la qualité de la viande. On s'est rendu compte qu'il y avait un système de sous-traitement en cascade qui avait mené à ce qu'on mange de la viande avariée. Et du coup, la sous-traitance de la viande a été interdite. Et je me dis, bah tiens, en fait, on peut interdire des trucs. En fait, pourquoi on accepte des trucs comme ça ? On pourrait interdire qui est plus que deux niveaux de sous-traitance. Pourquoi pas ? Après tout, tout est possible. Donc je pense qu'il faut être un peu innovant.

Mais en même temps, je trouve que c'est très important que les victimes de ce processus, les ouvriers et les ouvrières qui sont victimes, soient au centre du changement. J'ai travaillé beaucoup avec les syndicalistes et quelque chose que j'ai appris, c'est qu'on ne fait pas à la place des autres. Et à un moment donné, tous ces ouvriers et ces ouvrières qui viennent travailler un an, deux ans, et qui acceptent de faire 12 heures par jour pour gagner un maximum d'argent, parce qu'en fait, certains sont d'accord de faire les 12 heures. Ils travaillent 8, 10 jours de suite sans pause, ils sont d'accord pour gagner un maximum d'argent.

Je me dis, à un moment donné, il faut quand même qu'on ait une discussion en disant, mais les gars, vous êtes en train de vous tirer une balle dans le pied, c'est pas possible. Vous ne pouvez pas continuer comme ça à mettre en jeu votre santé, votre vie. Il faut à un moment donné vous organiser. Parce que finalement, toute cette industrie, elle dépend de vous. Les agences de recrutement tueraient pour trouver de la main-d'oeuvre dans tous les pays voisins. C'est toujours des moments de crise, il y a un pic de production tout d'un coup qui surgit. Trouver des gens coûte que coûte. On les forme en trois mois, vite, et hop, ça y est, ils sont prêts à travailler. S'ils veulent rentrer au pays, pas de problème, ils laissent une caution de 2000 dollars. Et là, ils pourront rentrer dans leur pays une semaine, voir leur maman qui est morte, et puis ils devront revenir s'ils veulent récupérer leurs 2000 dollars. À un moment donné, on ne peut pas faire à leur place.

Il faut aussi qu'à travers la sensibilisation, du dialogue, et surtout l'investissement massif des organisations syndicales du Global North, comme on dit, le Nord Global, qu'on travaille avec eux pour qu'eux-mêmes, ils disent maintenant, ça suffit. Nous, on veut aussi des conditions décentes, sinon on n'y arrivera pas.

Bela Loto : Nous, en tant qu'associations, par exemple, on fait ce qu'on appelle de la sensibilisation. Est-ce que c'est intéressant ?

Est-ce que c'est efficace ? Est-ce qu'on chante dans le désert, ou est-ce qu'il y a un intérêt réel qui va faire que les gens vont changer leur façon d'utiliser leur appareil, de changer le moins possible, des choses comme ça ? Ma question, en fait, c'est qu'est-ce qu'on devrait finalement faire ? Comment on touche le plus facilement les gens ? Moi, je me pose la question depuis déjà longtemps. Est-ce que c'est bien, par exemple, de faire des soirées comme ça, où on va avoir peu de monde. Et encore une fois, je vous remercie d'être là. Mais je veux dire, c'est assez désespérant d'un certain point de vue, parce qu'on va évoquer des sujets très très importants, et en même temps, on voit les efforts que ça représente.

Il y a deux jours, quelqu'un m'a dit, je trouve ça assez indécent, t'organises que des événements qui ne sont vraiment pas glamour. Moi, je ne suis pas la fête de la nuit, je ne suis pas la reine de la nuit. Si vous voulez, en boîte, allez-y, il n'y a pas de problème. Mais tout ça pour dire que finalement, est-ce que c'est bien d'inviter des gens qui sont spécialistes de la question ? Est-ce que quelque chose va rester dans les têtes ? Est-ce que ça va agir ? On peut toujours se poser ce genre de question quand on est une petite structure, quand même qu'à un moment donné, il y a une urgence absolue.

Fabrice Warneck :

Moi, je pense que c'est une parfaite question pour le public. Parce que nous, on a fait le show, et maintenant, c'est intéressant de savoir
est-ce que ça sert à quelque chose que vous avez raconté pendant deux heures, ou est-ce que vous avez perdu votre soirée ?

Questions du public

Participante du public 1 :

Bonsoir. Alors, personnellement, pour répondre à la question directement, est-ce que cette soirée sert ? Je pense que ça nous a fait à tous une bonne piqûre de rappel sur les impacts, en tout cas là, dédiés sur la chaîne de production, et qu'on ressort tous sensibilisés, en tout cas, encore plus après ce soir. Certains, on va sûrement en parler autour de nous, en parler à nos proches, à nos collègues, et je pense qu'on va mettre des graines. Alors, pour les personnes qui seront déjà convaincues, ça va peut-être même les pousser à l'action, et j'ose espérer que nous-mêmes, on va adopter justement les bonnes pratiques que vous avez citées, c'est-à-dire choisir des marques peut-être qui s'engagent un peu plus, comme Fairphone, renouveler moins nos équipements, et que c'est finalement nous, par exemple, enfin que ce soit d'ailleurs sur ce sujet, mais sur tout autre type de sujet, par l'exemple qu'on va instaurer, qu'on va aussi montrer que autre chose est possible, et que c'est bien aussi, que c'est sympa. Enfin voilà, j'ose espérer qu'on est tous des "agents du changement", entre guillemets, et même si on n'est pas mille ce soir, voilà, j'ose espérer qu'on ressorte tous avec de l'espoir, malgré tous ces messages qui ne sont pas forcément positifs.

Ça m'intéresserait d'en savoir plus, je crois que vous aviez évoqué la question, sur le rapatriement industriel, savoir si de manière réaliste, selon vous, on pourrait relocaliser une partie de la chaîne de production, avec des usines d'assemblage, par exemple en Europe.

Agnès Crepet :

Alors déjà, merci pour votre retour. Juste pour l'histoire de Fairphone, je ne dis pas qu'il ne faut pas acheter de Fairphone mais gardez vos téléphones, c'est vraiment l'acte le plus responsable. Plutôt que d'acheter un Fairphone, déjà gardez le vôtre.

Alors, est-ce que c'est possible de rapatrier ? Sur certains minerais, non, si je parle juste des minerais. Sur certains minerais, oui. D'ailleurs, c'est assez intéressant sur les luttes de mines, enfin, d'ouverture de mines, dont l'Allier sur le lithium, etc. Allez parler aux habitants, tous et toutes vous diront "non, pas de mine chez moi". Ce que je peux comprendre aussi. Je n'aurais pas envie d'habiter à côté d'une mine. Donc compliqué quand même sur certains minerais, mais possible sur d'autres.

Par contre, si je regarde plus sur la partie assemblage, techniquement, oui c'est possible d'ouvrir une usine, Elon Musk l'a fait. Je ne suis pas du tout fan d'Elon Musk, mais comme quoi ça peut être possible, néanmoins. Il y a l'effet pub, l'effet de regarder, c'est produit en Amérique, ou en France, etc, et les réalités. Elon Musk, quand il ouvre une usine d'assemblage aux États-Unis, l'impact, quelque part, c'est quoi ? Oui, il va payer un peu plus les personnes au minima socio-américain, mais quand même, les composants, ils viennent d'où ? Toute la réalité de la chaîne d'approvisionnement, elle est quand même ultra complexe.

Moi, je ne crois pas au fait qu'on peut tout rapatrier en Europe. Il y a eu des choix stratégiques de nos élites, entre guillemets, qui ont été quand même assez catastrophiques, de faire partir tous ces savoirs, etc, loin de nous, en fait. Ce qui fait que ça va être très compliqué à récupérer, et puis il y a le coût de la main d'œuvre. Tout ce que décrit Fabrice aujourd'hui, c'est des choses, heureusement, qui ne seraient pas acceptées dans les pays occidentaux. Donc il y a tout un tas de freins comme ça. C'est une industrie coloniale, néocoloniale. Parce qu'on accepte, en fait, des exactions, même nous, en tant que citoyens et citoyennes, quelque part, même de manière un peu inconsciente, mais bien souvent consciente, on accepte certaines situations parce qu'on ne voudrait pas les vivre. Donc techniquement, c'est possible d'ouvrir une usine, mais culturellement parlant, politiquement parlant, très compliqué.

Bela Loto :

Est-ce qu'on peut juste rajouter trois chiffres que je trouve intéressants ? Celui que tu m'as confirmé tout à l'heure, qui était le nombre de fournisseurs de Fairphone, par exemple. 1000 au moins. Ensuite, deuxième exemple, HP, je suis désolé, je suis obligé de prononcer ce mot horrible. 7000 fournisseurs, tout rang compris. Intel, 16 000. C'est sourcé par Intel elle-même. Donc c'est intéressant, ça veut dire que c'est une telle complexité, c'est tellement tellement de diversité, et d'activité que de toute façon, effectivement, c'est juste des chiffres comme ça qui, en général, on tombe de notre chaise quand on les entend.

Fabrice Warneck :

Il y a des usines de batterie qui commencent à ouvrir en Europe de l'Est. C'est la Chine qui a la main sur la production de la batterie. Ça fait trop longtemps qu'ils contrôlent toute la chaîne de production du Congo jusqu'au produit fini. Il y a quand même des usines qui commencent à ouvrir en Serbie, en République tchèque. Mais qui travaillent dans ces usines ? De plus en plus, c'est des Philippins. Donc la migration, elle continue, pas cher, avec la complicité du gouvernement philippin, évidemment. Donc voilà, on déplace le problème.

Participante du public 2 :

Merci. Question de consommateur. Quelles seraient potentiellement, je ne sais pas sous toute réserve, avec plein de guillemets partout, les moins pires ?

Fabrice Warneck :

Moi, je ne considère pas qu'il y ait de différence. Ce qui est différent, c'est, selon chaque type de produit, où est-ce qu'on a acheté les pièces. Par exemple, HP produit, mettons, 30 ordinateurs différents. Sur les 30, il y en a 15 qui contiennent des pièces qui ont été fabriquées dans des usines où on exerce l'esclavage moderne. Je ne peux pas dire sur les 15 ordinateurs, mais il y en a 15 qui sont OK. Si vous les achetez, il n'y a pas de problème. Le problème, c'est les autres. Mais comment savoir ? D'ailleurs, il n'y a pas que HP qui a acheté dans cette usine-là, il y a aussi Dell et aussi qui vous voudrez.

Agnès Crepet :

J'ai cité Framework et Why!. Je parle du fait que vous puissiez le garder longtemps. Je reviens tout le temps à cette longévité, qui est clé. Why!, boîte suisse de 30 personnes. Ils ont quand même un impact assez important, au moins en Suisse, mais ce qui est pas mal. Grâce à ces 30 personnes, vous pouvez garder votre appareil pendant 12, 13, 14 ans. Ça, c'est déjà vachement important.

Après, je parle de la coopérative qui loue les téléphones. Plutôt que d'acheter, vous pouvez aussi louer. L'économie de la fonctionnalité, c'est intéressant. Pourquoi on achèterait tout le temps du neuf ? Pourquoi on n'accepterait pas d'avoir un Framework, ou un Why!, ou un Fairphone, ou un Crosscall, qui ont déjà un an ou deux, mais qui ont été bien retapés ? Et puis, la coopérative de location, si ça ne va pas, elle va vous aider. Si jamais votre téléphone bugue, parce que vous ne pouvez pas installer certaines applications, il et elles sont là pour vous aider. Moi, ça, je crois énormément à l'économie de la fonctionnalité.

Participant du public 3 :

Je pense aux 1,3 milliards de périphériques divers et variés, au niveau occidental, dans les universités, les écoles d'informatique. Est-ce qu'il serait possible, je pense, pour les téléphones, pour avoir discuté avec différents assembleurs, e-foundations, etc., il n'y a que la stack LineageOS qui est maintenue le plus possible, mais j'ai l'impression que ce n'est absolument pas organisé, et il n'y a rien qui est là pour permettre, sur des vieux téléphones, de refaire fonctionner des systèmes d'exploitation qui sont à peu près décents.

Agnès Crepet :

PostmarketOS, moi, je suis très fan de cet OS-là. C'est pas connu, ça commence un petit peu. Lineage, c'est quand même assez connu. C'est pas complètement dégooglisé, etc., mais quand même ça dure plus. C'est déjà pas mal. Qu'à l'XOS, dans la stack Linux, Ubuntu Touch, postmarketOS, ça, c'est des choses qui n'existaient pas il y a dix ans, encore une fois.

postmarketOS, c'est incroyable. C'est une stack Linux, c'est l'OS qui va marcher après la mise sur le marché. C'est vraiment dans leur objectif de craquer, craquer, craquer l'osolescence, et c'est quand même maintenant un petit peu utilisé. Après, vous avez des communautés un peu plus grand public, comme /e/ OS, Murena, qui veulent faire des choses vraiment à la portée de plusieurs personnes, parce qu'ils ont un easy installer, un truc qui vous permettra d'installer le truc, si vous êtes pas trop technique, quand même.

Un de mes ingénieurs de mon équipe, c'est un des leads déeveloppeurs bénévoles de postmarketOS, et on bosse avec une université à Rotterdam, petit projet, etc., mais quand même, ça commence à essaimer un petit peu.

Bela Loto :

Est-ce qu'on peut préciser, pour certaines personnes dans la salle, OS, juste pour vous dire, système d'exploitation. C'est quand même assez intéressant, operating system, parce que là, j'avais l'impression que tu parlais d'un coup une autre langue.

Agnès Crepet :

D'ailleurs, demain, un laboratoire à la Sorbonne qui m'a invitée pour faire un truc sur l'obsolescence technique, où je parle que de ça. C'est quoi, les sources de l'obsolescence technique ? L'open source, c'est beaucoup, donc les logiciels libres. L'OS, le système d'exploitation, c'est une source d'obsolescence, mais il y a tout le truc en dessous, tout le truc au-dessus. En dessous, c'est les firmwares, donc les micro-logiciels en français, les bouts de code qui tournent sur les composants, grosses sources d'obsolescence, et au-dessus, les applications.

J'imagine que pas beaucoup de gens dans la salle aiment TikTok. Quelque part, il faut y avoir des exceptions, mais quand même, TikTok, non seulement c'est pas terrible comme app, mais en plus de ça, c'est très obsolète. Ça tourne pas sur des versions un peu anciennes d'Android. Donc un gamin qui est fan de TikTok, même si ça vous désespère, vous lui donnez un téléphone, il ou elle est content ou contente, mais il va pas vouloir l'utiliser parce que TikTok ne tourne pas. Donc l'obsolescence des apps, c'est aussi un gros souci.

Participant du public 4 :

Avant la question, je voulais juste donner un chiffre en plus, puisque vous parliez des chiffres du nombre de fournisseurs tout à l'heure, tout à l'heure j'étais dans une conférence où il y avait Schneider Electric qui disait qu'ils en avaient 5000.

La question : on parlait du détricotage des réglementations européennes, notamment CS3D si je me souviens bien. Je me demandais aussi, on sait qu'il y a un certain nombre de gouvernements asiatiques qui ont des comportements qui sont négatifs pour les ouvriers. Est-ce que du coup au niveau européen aussi, finalement il n'y a pas une sorte de connivence, une complicité ? Comment est-ce que vous voyez du coup au niveau politique, des solutions ou des freins par rapport à la résolution de ces problèmes, et du coup par exemple sur la CS3D ?

Fabrice Warneck :

J'ai constaté qu'avant que la directive européenne sur la diligence raisonnable soit adoptée, les entreprises se sont déjà mises en marche pour se préparer. Donc elles ont commencé à anticiper. Je me retrouve dans une usine aux Philippines en 2023, et ils me parlent de la directive européenne. Je dis "vous êtes déjà au courant ?" Ils me disent "ben ouais on se prépare". Et donc je me dis bon sang, la directive était même pas adoptée, que déjà les entreprises se mettent en branle et commencent à se préparer à mettre en place les processus pour respecter leurs obligations légales. Je trouvais ça extraordinaire. Donc là, c'est tout le contraire. Ce qui se passe, c'est le politique qui est défaillant. C'est un déni de démocratie qui est en train d'avoir lieu. On remet en cause une législation progressiste pour des impératifs de compétitivité vis-à-vis des Etats-Unis et de Chine. On détruit le progrès.

Donc je me dis, effectivement, qui est-ce qui va en souffrir le plus ? Nous finalement, en Europe, les travailleurs sont relativement protégés par le code du travail et les conventions collectives. Mais ceux qui vont en souffrir le plus, c'est les ouvriers qui ont des conditions comme ça en Asie du Sud-Est. Donc je trouve ça dramatique et la responsabilité du politique, elle est grave. Vous avez compris, je ne suis pas très pro-entreprise. Mais quand même, ces entreprises, elles ont investi pas mal de pognon pour se mettre aux normes. Elles ont recruté, elles ont embauché des spécialistes, elles ont mis en place des processus qui sont complexes. C'est vraiment complexe ce qu'on leur demande de faire. Ça ne leur rapporte pas un sou. Au contraire, ça leur coûte de l'argent. Et puis, un an après, même pas six mois après, on leur dit "Oh non, mais en fait, arrêtez, tout ça, c'est des conneries. Faites votre business, faites du fric, le reste, on s'en fout." Là, il y a une défaillance de l'ensemble des gouvernements européens sur ce coup-là.

Bela Loto :

Après, je rajouterai juste là-dessus, il y a effectivement le contexte géopolitique. Trump n'a pas aidé, mais il y a aussi des lobbying privés. Les grosses big tech dont on parlait tout à l'heure, quand même, c'est beaucoup d'argent investi dans le fait d'aller parler aux parlementaires et de les inviter au resto, et voilà, des choses qu'on ne pourra jamais faire. Moi, j'ai entendu dire, enfin, j'ai lu dans mes lectures, pour revenir sur ce que tu disais, il y a, semblerait-il, alors je crois que c'est source Sherpa, il me semble, 70 lobbyistes par député, l'Union européenne, en tout cas. Ils ne sont pas tous contrôlés, mais en tout cas, c'est déjà énorme quand on y pense. Je crois que les numéros 1, 2, 3, 4, les trois premiers, c'est les GAFAM.

Participant du public 5 :

J'avais une question au départ dans ma tête qui était hyper pessimiste. Je me suis dit que j'allais essayer de la tourner de manière optimiste. Si Fairphone réussit sa mission, on aura du coup des smartphones produits avec des conditions à peu près de descente pour les ouvriers et les ouvrières. Mais en soi, on n'a pas fini de résoudre le problème, puisqu'on est toujours en train de produire probablement beaucoup trop d'appareils. Ce serait quoi, vous, en 2-3 phrases, votre destination rêvée pour les smartphones ?

Agnès Crepet :

On ne le dit plus trop, mais ce que disait un des fondateurs de Fairphone, c'était si Fairphone n'existe plus dans dix ans, ce n'est pas très grave,
à condition que les autres fassent comme nous. Ce serait un échec de se dire, tiens, on a grossi, on vend 1,4 milliard de téléphones, tout va bien. Ce n'est pas l'aspiration. L'aspiration, c'est d'arriver à influencer, c'est quelque part, c'est un outil. Du lobbying, si jamais je parle des lois. C'est un outil de modèle d'inspiration pour la partie consommation. Voilà, l'ambition, ce n'est pas de vendre 1,4 milliard de téléphones. Moi, personnellement, je rêverais de l'économie de la fonctionnalité. Je rêverais qu'on arrête de posséder des appareils.

Le Minitel, c'est un modèle sympa quand même, parce que c'était un modèle qui était en location. Il y avait des techniciens et techniciennes formés, fonctionnaires. On savait réparer les pièces. Les pièces ne venaient pas toutes d'Asie. Ça, on va dire qu'on va l'enterrer, parce que je ne crois pas qu'on puisse revenir à cette situation sous peu. Mais quand même, en termes de process de réparation et de disponibilité pour l'usager ou l'usagère, c'était plutôt cool, en fait. Et beaucoup de protocoles plutôt libres derrière. Donc, moi, je crois à un truc comme ça, en fait. Pourquoi on serait obligé de tout acheter pour nous ?

Moi, je n'ai pas de voiture, j'utilise une Citys, qui est une coopérative. C'est une bagnole qui est dans ma ville. Oui, c'est un peu chiant, parce que des moments où il n'y en a pas, il faut que j'arrive à faire 10 minutes et que mon gamin me fait « C'est vraiment tout pourri, tes trucs, maman. » Mais ce n'est pas grave. C'est ces changements-là. La Citys, je prends l'exemple de la Citys, on n'est pas sur les smartphones, mais c'est cool, ce qu'ils et elles font. C'est-à-dire qu'il y a vraiment un impact, des gens pas très militants l'utilisent, cette Citys. Parce qu'il y a un côté aussi pratique.

Quand on change un peu d'habitude, il y a des trucs pratiques, au fait, de louer. On ne s'embarrasse pas, il n'y a pas de charge mentale de la réparation. C'est plutôt cool, en fait, même si on n'est pas militant ou militante. Donc, moi, c'est ça, mon futur. C'est le truc que je défends beaucoup, c'est pour ça que je suis dans Commown. Pour arriver à faire des trucs qui se louent et qui durent, il faut avoir aussi du matériel qui dure.

Participant du public 6 :

Bonsoir. Merci beaucoup déjà pour l'organisation. Pour ma part, j'ai appris beaucoup de choses. Moi, j'avais une question sur le nombre de sous-traitants. Effectivement, 1000 pour Fairphone, ça paraît déjà énorme, mais j'ai l'impression que cette comparaison avec d'autres structures comme Intel, etc., c'est aussi lié au fait qu'ils font d'autres produits. Et donc, pour un même produit, par exemple un smartphone, par rapport aux discussions, c'est difficile, j'ai l'impression, de simplifier cette chaîne de sous-traitance, sans essayer de décomplexifier les fonctionnalités que peut apporter un smartphone. Mais j'ai l'impression que ce n'est pas forcément la direction qui est prise par Fairphone ni par d'autres marques. Est-ce que c'est le cas ? Est-ce que je me trompe ou pas ? Est-ce que ce serait un indicateur pertinent pour un produit de suivre le nombre de sous-traitants ?

Agnès Crepet :

Ça fait un bon écho avec la question d'avant, parce que je vais rajouter une petite réponse à la question d'avant, si je peux. Moi, j'aimerais bien bosser, j'espère qu'on y arrivera chez Fairphone, mais c'est un truc que je défends un peu à l'interne, qu'on arrive à re-bosser sur les dumb phones. Les dumb phones, c'est des téléphones un peu idiots, mais qui pourraient être suffisants. Pas le dumb phone d'il y a 15 ans où vous ne pouvez qu'appeler, mais peut-être un truc qui fait des choses, mais pas autant que font les smartphones aujourd'hui. Je pense que ça, ça n'existe pas et qu'il y a de la R&D. Encore une fois, je reviens sur l'innovation un peu différente. Je pense qu'il y a une vraie innovation à faire. J'espère qu'un jour, on aura un peu d'argent à investir là-dessus. Et là, pour le coup, oui, il y aurait moins de fournisseurs, moins de complexité dans la supply chain.

On dit 1000, mais c'est sûrement plus. En fait, ce qu'on dit aussi chez Fairphone, c'est qu'on reconnaît qu'on ne pourra jamais tout maîtriser dans la supply chain. Le mapping total n'existe pas en fait. Et par contre, plus vous arrivez vers la simplification matérielle, mieux c'est. D'où l'idée de ce dumb phone. Aujourd'hui, on est sur un téléphone standard. Un Fairphone, c'est un téléphone standard. On ne fait pas d'innovation technologique. Ce n'est pas nous qui allons créer l'appareil photo de ouf. Mais on fait un bon appareil photo qui est satisfaisant. Mais on ne crée pas d'innovation technologique dans le monde des smartphones. On fait un truc qui essaie de correspondre un peu à la norme. Il n'y a pas forcément de choses qui nous distinguent là-dessus.

Ce qu'on essaie d'introduire, c'est plus le côté open, donc beaucoup d'open source. On va faire des choses sur le côté des connexions, que vous puissiez facilement vous déconnecter. Plutôt que d'aller dans l'appareil au niveau OS, vous puissiez juste pousser un petit bouton physique, et bam, vous n'entendez plus votre téléphone. Mais ça, ce n'est pas des grosses innovations technologiques, c'est plutôt des innovations d'usage. Et là, on arriverait à certaines simplifications.

Il y a un truc qui m'intéresse beaucoup au-delà du dumb phone, c'est aussi la déconnexion matérielle. Qu'on puisse avoir un bouton physique qui puisse déconnecter la connectivité, le modem et tout ça. Parce que le mode avion, ça ne vous déconnecte pas. Vous êtes tracé encore. En tout cas, vous avez des opérations qui peuvent se passer dans le téléphone, et ça, ça abîme les composants. Donc du vrai hardware kill. Vous appuyez sur le bouton et bam, ça s'éteint vraiment. Ça, ça serait intéressant. Ça simplifierait certaines productions de téléphone, et puis ça permettrait de le faire durer aussi, ce téléphone. On a Fairphone depuis quatre ans, chez Commown, évidemment, bien sûr.

Bela Loto :

Je les aime beaucoup aussi et ils sont très militants, c'est une coopérative formidable. Mais surtout, effectivement, il y a une espèce de charge mentale qui n'existe plus. J'ai eu des soucis, je m'en suis fait voler une fois. En fait, on m'a volé mon sac, ils se sont dit "merde, c'est un Fairphone". C'est vrai qu'on est énormément aidés aussi par cette coopérative, ils sont extrêmement réactifs et c'est très intelligemment fait. Et en plus, ils nous demandent de réparer nous-mêmes, donc c'est formidable, on reçoit la pièce, on répare, enfin, c'est vraiment bien, parce qu'on est du coup partie prenante pleinement là-dessus.

J'ai une petite anecdote, histoire de vous faire sourire un peu, parce que je trouvais ça absolument génial, franchement. C'est simplement qu'un jour, il y a un petit défaut sur le Fairphone, c'est qu'il perd ses lettres. Et du coup, un jour, je me suis réveillée, c'est pas du storytelling, c'est vraiment une vraie histoire. Je me suis levée et mon Fairpho,e avait perdu une partie de ses lettres. Manque de bol, il a perdu celles qui étaient plutôt intéressantes et il a gardé celles qui n'étaient pas intéressantes. Il s'est renommé, rebaptisé iPhone. Vous faites votre petit calcul, il avait donc perdu le F, le A, etc. Je me suis dit, mince alors, c'est incroyable, quelle ironie du sort, quand même. C'est fou, moi, j'ai toujours fait pour ne jamais avoir de Apple dans les mains.

Je me suis fait voler celui-là, on me l'a remplacée. Commown, adorablement, me l'a remplacé. Et puis, alors ça sortait de la coopérative, c'était un truc de troisième, quatrième main, je sais pas. Et c'est pareil, je me suis levée un autre jour et les lettres avaient foutu le camp aussi. Mais là, c'était vachement plus beau. Je crois que ça va être peut-être le mot de la fin, sauf s'il y a d'autres questions. C'est qu'il s'est appelé soudainement aPhone. Et là, mais c'est que, c'est complètement vrai, ça. C'est pas une invention, c'est pas un truc, genre, je vais dire ça, en fin de conf, etc. Et ça, c'est génial. Alors maintenant, il a perdu toutes ses lettres, maintenant, je braille. Enfin, j'ai envie de savoir, de me souvenir que j'ai bien fait. Mais c'est vrai que c'est bien de louer, on se sent super léger. Mais ça dépend beaucoup de la valeur du loueur. Donc Common, c'est une belle entreprise.

Participant du public 7 :

Je tenais à vous remercier déjà pour la qualité des témoignages. Parce que ça, il faut le dire, même si on n'est pas beaucoup, je pense qu'on a appris beaucoup de choses. Les propos sont durs à avaler, donc voilà. Je voulais savoir, parce que dans tout ça, on parle pas des personnes, des stagiaires qui sont partis, des personnes qui se sont suicidées. Est-ce qu'il y a des collectifs qui se sont créés pour porter plainte ou pour dire des choses sur ces entreprises-là, en fait ?

Fabrice Warneck :

C'est une question très importante, arce qu'elle touche à la question de la réparation. Et compenser une vie, c'est pas évident. Comment on peut compenser la perte d'une vie ? Et ça, c'est souvent le réflexe qu'ont certaines directions d'entreprise, de dire "Mais combien vous voulez ?". Et donc, on rentre dans une négociation, parce que la famille dit "Mais non, mais nous, c'est pas de l'argent qu'on veut." Mais finalement, ils veulent bien de l'argent, parce que quand même, la somme, elle est sacrément importante. Quand ils prennent de l'argent, c'est un peu compliqué à médiatiser, parce qu'ils ont une compensation financière énorme.

Alors, comment on fait ? Et c'est vrai que c'est une question extrêmement complexe. Mais il y a effectivement quand même pas mal d'ONG, donc Electronics Watch, dont je parlais tout à l'heure, qui va médiatiser ce genre de situation lorsque l'entreprise n'assume pas ses responsabilités. À un moment donné, on avait réussi à obtenir que la direction d'une entreprise, alors que là, c'était pas un décès, c'était des licenciements abusifs, que la direction s'excuse publiquement, enfin, en tout cas, vis-à-vis des salariés concernés. C'était pas public, mais il y a quelqu'un qui a filmé ça. Et en Asie, s'excuser en public, s'excuser devant les victimes, c'est quelque chose de très fort, culturellement parlant. C'est même plus qu'une compensation financière. C'est la reconnaissance de son échec, de sa faute. Donc voilà, la réparation, c'est quelque chose qui est personnel et culturel.

Il y a certainement beaucoup de choses à travailler. Par exemple, une femme a fait l'objet de harcèlement sexuel d'un de ses collègues, qui était son superviseur d'ailleurs. Réparation : la femme a été mutée dans un autre service. Bof, on n'est pas sûr que c'est la bonne solution. Il aurait peut-être fallu sanctionner celui qui a perpétré le harcèlement sexuel. C'est important, encore une fois, que les travailleurs ou leurs familles, quand un travailleur est mort, soient impliqués dans le processus de réparation.

Souvent, on se réunit, les directeurs se réunissent, parfois il y a un syndicaliste, qu'est-ce qu'on fait, on donne tant, et la victime n'est pas là. Sauf que la victime, elle a peut-être envie de dire, non, moi je n'ai pas envie que vous me mutiez dans un autre département, je suis très bien là, je veux que ce porc, il aille ailleurs, que vous le viriez, et c'est important qu'on entende ça, cette attente. Parce que si on donne une réparation à quelqu'un qui ne l'attend pas, si vous marchez sur le pied, et puis comme réparation vous me faites un bisou, non, en fait, ce n'est pas ce que je voulais, je ne voulais pas un bisou. Donc c'est important que le travailleur, il soit vraiment mis au centre du processus, et qu'on écoute, ça c'est quelque chose qui n'existe pas aujourd'hui, parce qu'il n'y a pas de syndicat, il n'y a pas de comité d'entreprise. C'est tout un travail de sensibilisation qu'on a fait justement avec Electronics Watch. On a publié un document : il faut que les travailleurs soient au centre des processus de réparation.

À Hong Kong il y a une organisation qui s'appelle China Labor Watch, CLW. Leur job en fait, c'est assez intéressant, ce qu'ils font c'est, parce qu'ils sont chinois, ils suivent ce qui se passe. Évidemment ils lisent la presse, ils suivent les médias sociaux, et dès qu'il y a une affaire, ils s'en emparent. Quelqu'un s'est suicidé, quelqu'un est mort sur le lieu de travail, ils vont contacter le syndicat officiel chinois, et leur dire "bon, qu'est-ce que vous avez fait ?", et le syndicat en général répond "ben on n'a rien fait", et donc qu'est-ce qu'ils font, ils publient sur leur site web "le syndicat chinois n'a rien fait", alors qu'il y a quelqu'un qui est mort, la famille est très triste. On veut le compenser financièrement de deux mois de salaire, c'est ridicule, c'est un scandale. Et donc cette organisation, elle recense toutes les actions, les grèves qui ont lieu, qui sont des grèves qui ne sont pas épaulées par le syndicat, puisque le syndicat il est contre la grève en Chine. Donc c'est des grèves spontanées, des réactions, parce que les gens n'ont pas été payés, parce que leur usine va fermer, on est en train de les spolier, et donc ils recensent toutes ces grèves. Et ils disent tout le temps "le syndicat ne fait pas son travail, le syndicat ne fait pas son travail".

Et on se dit c'est bizarre, ils ne sont toujours pas en prison, comment ça se fait ? Et en fait on s'est rendu compte que le gouvernement chinois est très content, qu'ils en ont ras le bol de ce syndicat qui ne fait rien, qui ne joue aucun rôle, qui n'évolue pas, puisque ça a toujours été le bras du parti communiste, donc il stagne. Il y a peut-être un peu d'espoir que viennent naître des relations, on appelle ça les relations industrielles, ou des relations sociales en Chine.

On est à mon avis très loin de ça. Mais quand même on a observé récemment que les Chinois, dans leurs investissements étrangers, parce qu'ils ont évidemment beaucoup d'entreprises en dehors de la Chine, ont un comportement très différent. S'ils investissent en Europe, ils vont laisser les syndicats européens, ils ne vont pas les molester, ils vont laisser le statu quo tel qu'il existe. Par contre, s'il n'y a pas de syndicats dans l'entreprise qu'ils achètent, par exemple ils achètent une petite boîte allemande, et qu'il y a un syndicat qui essaie de s'implanter, alors là ils vont faire en sorte qu'aucun syndicat ne s'implante. S'ils sont en Indonésie, c'est pareil, ils vont essayer, maintenant que c'est assez récent, de dialoguer avec le syndicat indonésien et de développer des échanges. Je ne dirais pas de la négociation quand même pas, mais ils vont essayer de s'adapter un peu à leur environnement.

Donc on peut être un peu optimiste pour les travailleurs qui travaillent pour des entreprises chinoises en dehors de la Chine. Pour les travailleurs chinois eux-mêmes en Chine, on est encore très loin, mais peut-être que les choses vont évoluer, on ne sait pas.

Participant du public 8 :

Un grand merci pour les échanges et vos témoignages. Moi j'avais une question peut-être un peu technique. Aujourd'hui, quand on a un appareil, on arrive plus ou moins à mesurer son impact environnemental, qu'il y ait des méthodes, savoir quel est le niveau de la fabrication, de l'usage, la fin de vie, la consommation de ressources apiotiques, l'émission, gaz à effet de serre, etc. Bref, il y a toute une méthodologie là-dessus. J'essaie de venir sur les indicateurs plutôt sur des aspects sociaux. On pourrait identifier, surtout Electronics Watch en fait, que tel appareil de telle marque, en fonction de certains critères, qui sont peut-être l'indicateur du nombre de fournisseurs, quels sont ses fournisseurs, peut-être qu'il y a des critères sociaux que vous suivez ou que d'autres suivent, et ça permettrait d'avoir finalement un indice d'impact social de cet appareil ou de cette marque. Est-ce que c'est quelque chose qui peut exister ?

Fabrice Warneck :

Je vais vous expliquer la méthodologie d'Electronics Watch. Les membres d'Electronics Watch sont tous des autorités publiques qui achètent des ordinateurs et des smartphones, et aussi maintenant des voitures électriques. Par exemple, la société de transport londonienne, l'université de Bonn, la ville de Barcelone, sont tous membres d'Electronics Watch. Ils versent de l'argent à Electronics Watch pour faire un travail d'investigation. Electronics Watch n'investigue pas les usines d'électronique comme ça en général. Ils investiguent uniquement les usines qui ont produit les ordinateurs, les smartphones achetés par Barcelone, par Oslo, par les transports londoniens. Chaque entité administrative membre d'Electronics Watch envoie sa liste d'achats, tous les ordinateurs qu'ils ont achetés, toutes les marques, tous les numéros de série. Ils demandent à Dell, à toutes les marques, de leur donner le nom exact de l'usine qui a fabriqué le produit, l'adresse de l'usine.

Electronics Watch envoie des gens au niveau local pour investiguer les conditions de travail. Les investigations, contrairement aux audits, ne se passent pas dans les usines. Elles se passent à l'extérieur des usines. On attend que les ouvriers sortent de l'usine pour leur parler. Pourquoi ? Pour qu'ils soient évidemment pas sous l'emprise d'un superviseur, pour qu'ils puissent parler librement. On va inviter un groupe de quatre ou cinq ouvriers et ouvrières à prendre un café après le travail, et on va parler pendant une heure ou deux heures ensemble. Et on va leur demander de nous expliquer leurs conditions de travail. Donc, au lieu de faire un audit qui dure un jour ou deux jours et ainsi de suite, on va prendre plusieurs mois, on va rencontrer une centaine d'ouvriers sur plusieurs mois, essayer de récupérer un maximum de témoignages. Se poser la question est-ce que c'est une information de la victime, est-ce que c'est une information de quelqu'un qui a vu la victime, est-ce que c'est quelqu'un qui a entendu quelqu'un qui a vu la victime. C'est quand même pas les mêmes niveaux de preuve. Et à partir de là, on va monter un dossier avec la démonstration qu'une violation a eu lieu. C'est comme ça que ça fonctionne.

Une fois qu'on a un dossier, on va pas le communiquer à la presse, on va aller voir l'association qui s'appelle Responsible Business Alliance, qui est l'association de l'électronique au niveau mondial, où toutes les entreprises d'électronique sont membres de Responsible Alliance, et ils ont chargé, sous-traité j'allais dire, de régler les problèmes de violation des droits de l'homme et des droits fondamentaux des travailleurs. Donc c'est avec eux que la discussion va se passer. Si ça n'aboutit pas, alors Electronics Watch va contacter Barcelone, Oslo, les Transports Londoniens, l'Université de Bonn, et leur dire "vous avez acheté un produit pourri, maintenant vous le savez, c'est à vous d'agir".

Et donc les Barcelone, Oslo... vont contacter la marque, Dell, HP, etc. en disant "mais qu'est-ce que c'est ça ?". Soit vous faites quelque chose, soit c'est fini, en plus on n'achète plus jamais chez vous. Et les achats publics en Europe, c'est 14% du PIB de l'Union Européenne, donc c'est des milliards et des milliards. Alors pour la part des ordinateurs, beaucoup moins évidemment, mais ça reste des gros marchés. Quand vous achetez 200 ordinateurs d'un coup dans une université, ou 500 ordinateurs dans une administration publique, c'est des gros volumes.

Donc les marques vont dire "ok, on va regarder ça". C'est le levier économique. On a investigué certaines usines, il y a beaucoup d'usines, on ne peut pas toutes les faire, mais il y en a certaines qu'on commence à connaître. Alors le problème, c'est si un ordinateur a été identique et fabriqué dans deux usines différentes, là ça devient compliqué. Il faut voir les numéros de série et tout ça, on ne peut pas dire "surtout n'achetez pas cet ordinateur", parce qu'il a été fabriqué dans une autre usine où ça se passe bien. Mais effectivement, il y a des usines où on sait qu'elles sont problématiques.

Participante du public 9 :

Du coup, est-ce qu'on pourrait imaginer un système où l'information devient plus ou moins accessible pour renourrir au début des référencements chez les Dell et même pas forcément chez les grands donneurs d'ordre, mais finalement avoir une traçabilité de la chaîne. Est-ce que c'est réaliste ou alors est-ce qu'on rentre, je vais peut-être faire la question avec la réponse dans "Le secret des affaires". Et deuxième question, c'est est-ce qu'il y a des cas d'école de Barcelone a arrêté d'acheter ou telle centrale a arrêté d'acheter, des cas de déréférencement ou des cas d'engagement qui marchent ? Parce qu'on sait très bien que le déréférencement, ça crée plus de dégâts. Donc finalement, est-ce qu'il y a des belles histoires à raconter ? En gros, comment on peut aussi inspirer les acheteurs publics ? Assumez quoi, pas juste faire une vigilance pour faire une vigilance.

Fabrice Warneck :

C'est une question très importante que vous soulevez. C'est la question de la confiance entre partenaires. C'est-à-dire qu'on trouve un certain nombre de problèmes et on décide de ne pas les communiquer publiquement pour pouvoir trouver des solutions concrètes. D'autres acteurs considèrent qu'il vaut mieux les communiquer largement et que ça marchera aussi. C'est une question d'approche. Moi, je pense que les deux sont valables.

Et je crois beaucoup, pour faire de l'angliscisme, dans l'escalation, c'est-à-dire dans l'escalade des processus. Quand quelque chose ne marche pas, on tape un peu plus fort jusqu'à ce que ça marche. A priori, je pense que c'est mieux d'essayer de régler les problèmes à travers le dialogue, à travers l'opérationnel, si c'est possible. Sinon, je pense qu'Electronics Watch va publier à la fin, si rien n'a marché, l'histoire sur son site.

Les suicides, ça a été publié il y a quelques années. Et depuis, Apple a fermé tout dialogue avec Electronics Watch. Donc, c'était net. Donc, il y a des deals, on est copains-copains. Si un jour, on n'est plus copains, c'est comme ça que ça se passe. C'est la réalité de l'industrie, de l'électronique.

Après, la deuxième question était importante. La rupture de la relation commerciale, est-ce qu'elle est souhaitable ou pas ? Est-ce que les ouvriers vont retrouver un emploi derrière ou pas ? Parce qu'ils vont perdre leur emploi. Si vous coupez la relation commerciale, ceux qui sont impactés, c'est les ouvriers. Ils perdent leur travail. Donc, on a expliqué tout à l'heure la question d'endettement, c'est-à-dire des mois de salaire. Donc, ce n'est pas des décisions neutres.

J'expliquais tout à l'heure, quand je vois deux enfants au fond d'une mine en Bolivie, à moins de 70 mètres de fond, je sais très bien que les mineurs n'ont absolument pas le droit d'être dans une mine. C'est totalement interdit aux mineurs. Et si je dis à l'acheteur des minerais que j'ai vu ça, il arrête. Et il y a 400 familles qui crèvent la dalle demain. Donc, c'est des décisions qui sont lourdes de sens. Et en même temps, on veut progresser.

Donc, qu'est-ce qu'on fait concrètement ? C'est là que c'est important le dialogue avec l'industrie, essayer de trouver des solutions de prévention, de sensibilisation, pour éviter la fermeture. Après, si on est dans des cas trop extrêmes, où effectivement il y a eu de manière répétitive des accidents industriels, notamment avec les produits chimiques, il y a la question de l'opportunité de maintenir une activité. Je rajouterais juste quelque chose.

Agnès Crepet :

Les analyses du cycle de vie que vous mentionniez, bien souvent, elles ne sont pas prises en compte. Elles ne sont déjà pas publiées par les fabricants de téléphone, alors que ce serait bien que ce soit une obligation. Et elles ne sont pas prises en compte, que ce soit dans les marchés publics ou même les marchés non publics. Il y a deux chercheuses en Amérique latine qui travaillent sur le Social LCA (Life Cycle Assessment). Je suis un peu ce qu'elles font. Il y a une combinaison de la norme ESA 8000, ISO 45001. Bref, elles essayent vraiment de faire un travail que je trouve intéressant. Le LCA environnemental, analyse du cycle de vie, n'est déjà pas pris en compte dans les achats. Nous, on le voit. En tout cas, c'est rarement pris en compte.

Bela Loto :

Je vais rajouter une dernière petite chose, peut-être pour la fin, peut-être qu'on a envie aussi de sortir et de bouger. Justement Karim, toi qui es membre de Point de MIR, tu te souviens peut-être de ce doux rêve que Point de MIR fait à travers ce qu'on a intitulé l'indice d'humanité, où on a attribué la note de Z évidemment. Mais, on n'a aucune méthodologie, on n'a aucun critère, aucun handicap. Mais on rêve qu'il y ait une petite étiquette en plus, ça fera la quatrième ou la cinquième, du coup on ne la verra plus. On n'en verra aucune. Mais au moins l'idée c'était qu'il y ait un indice d'humanité qui soit pris en compte autant que l'indice de réparabilité ou de durabilité. Ça c'était le premier point.

Bela Loto : J'avais envie qu'on termine vraiment sur quelques petites ressources qui peuvent vous intéresser éventuellement.

Impoliment, je vais garder le micro, comme ça ça sera fait. Je voulais juste vous signaler deux bouquins, je pourrais vous signaler d'autres documentaires, mais ça, on garde ça en réserve, parce qu'on va faire un super festival dans quelques mois, donc soyez à l'écoute, etc. Édition 2 peut-être du festival qu'on avait fait en 2019. L'idée c'est deux bouquins, donc le premier que j'ai cité tout à l'heure s'appelle "La machine est ton seigneur et ton maître", une cinquantaine de pages, et c'est du témoignage des personnes qui ont essayé de se suicider, qui ont fait des T.S. et qui ne sont pas morts par définition, et qui sont restés tétraplégiques, et qui témoignent à travers ce bouquin. Et puis le deuxième livre qui porte un titre assez édifiant, c'est "Dying for an iPhone", un livre de Jenny Chan. Là on est totalement au cœur des usines d'assemblage, et c'est un superbe livre, uniquement en anglais. Moi c'était mes deux petits apports, parce que c'est vraiment deux bouquins formidables.

Fabrice Warneck :

Moi je n'ai rien à vous proposer de lire à part le site d'Electronics Watch.

Agnès Crepet :

Alors, moi je vais en rajouter quelques-uns, pas beaucoup, mais pas forcément des livres, mais des rapports d'associations, ou des sites d'associations que je vous conseille de regarder. Donc Human Rights Watch, ils ont beaucoup travaillé sur les Ouïghours, ils ont fait un rapport récemment qui s'appelle "Enrayer l'aluminium", qui est sorti en 2024, qui explique les exactions sur la chaîne d'aluminium. Et je vous conseille d'aller voir le site de Génération Lumière, donc une association qui est plutôt basée à Lyon, mais aussi un peu partout en France, et qui raconte, donc plutôt on ne parle pas beaucoup des matériaux aujourd'hui, mais tu en as déjà parlé dans d'autres conférences, mais qui raconte ce qu'engendre l'extractivisme minier à l'heure actuelle dans des pays qui sont loin en termes de kilomètres de chez nous, mais dont on a tous un bout dans notre smartphone, j'emprunte la parole d'un des cofondateurs de cette association. Allez voir ce qu'ils et elles font, c'est essentiel, parce que tout ce qu'on a un peu dit ce soir, il y a quand même cet aspect de néocolonialisme très fort, en fait, dans le mouvement de la technologie, qui part des matériaux, et qui se retrouve aussi dans les usines.