Pour un numérique acceptable et d'intérêt général

Épisode 80 publié le 02/11/2023

Arnaud Levy et Louis Derrac

Arnaud Levy et Louis Derrac

Louis Derrac est consultant, concepteur, chef de projet et formateur indépendant dans le domaine de l’éducation au numérique et bénévole auprès des associations Framasoft et Resnumerica. Il a écrit un manifeste pour un alternumérisme radical et un autre pour un numérique acceptable. Arnaud Levy est co-fondateur et développeur au sein de la coopérative Noesya. Il est également directeur des études et maître de conférences associé à l'IUT Bordeaux Montaigne. Il propose un cadre de référence pour un Numérique d'Intérêt Général, le NIG.

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Erratum

Il est indiqué durant l'échange que Mon Espace Santé est hébergé par Microsoft. Il s'agissait du Health Data Hub et non pas de Mon Espace Santé qui est hébergé par Atos et Worldline au travers de sa filiale Santeos comme indiqué sur la page Protection des données personnelles.

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Transcription

Extrait

Arnaud Levy : Et il s'agit de définir un certain nombre de conditions nécessaires pour qu'un service numérique puisse se réclamer de l'intérêt général sans être dans une tricherie ou un mensonge.

Louis Derrac : Il ne suffit pas qu'un numérique soit émancipateur pour qu'il soit acceptable, il faut aussi qu'il soit soutenable écologiquement et socialement. Et il faut aussi qu'il soit choisi et non subi.

Introduction

Aujourd'hui on a deux intervenants.

Louis Derrac, tu es consultant, concepteur, chef de projet, formateur indépendant dans le domaine de l'éducation au numérique. Tu es bénévole auprès des associations comme Framasoft ou la récente association Resnumerica. Tu as écrit un manifeste pour un alternumérisme radical, un autre article pour un numérique acceptable.

On a également Arnaud Levy. Tu es co-fondateur, développeur au sein de la coopérative Noesya. Tu es également directeur des études et maître de conférences associé à l'IUT Bordeaux Montaigne. Tu as proposé un cadre de référence pour un Numérique d'Intérêt Général, le NIG.

Vous voyez un peu le sujet de notre épisode aujourd'hui : quel numérique acceptable, quel numérique d'intérêt général ?

Louis, pour compléter, peux tu nous présenter l'association Resnumerica ?

Louis Derrac :

Resnumerica est une association, comme tu le dis, récente, qui repose sur deux dimensions. La première, c'est qu'elle souhaite regrouper toutes les actrices et tous les acteurs de l'éducation au numérique et donc de décloisonner des écosystèmes qui font face à des objectifs et des problématiques parfois assez similaires que sont les enseignants à qui on demande de plus en plus d'éduquer au numérique à l'école, mais aussi - je pense qu'on pourra peut-être l'évoquer avec Arnaud - d'éduquer avec le numérique.

Notre sujet, c'est bien d'éduquer au numérique les jeunes pour qu'ils soient capables de comprendre le monde dans lequel ils sont. Les acteurs et actrices de l'éducation numérique, c'est aussi les acteurs de la médiation, des acteurs et actrices de l'associatif et de l'éducation populaire.

Aujourd'hui l'écosystème croissant de ce qu'on appelle - je trouve un peu traîtreusement - l'inclusion numérique qui vise à repêcher - entre guillemets - les françaises et français qui se seraient éloignés du numérique. On pourra se demander comment se sont-ils trouvés si éloignés de ce numérique.

D'une part, l'association Resnumerica vise à regrouper toutes ces actrices et acteurs et de les faire mutualiser des ressources, des réflexions, de la veille et aussi de se soutenir parce qu'on est des problématiques qui rendent souvent les gens assez malheureux et malheureuses. Et le deuxième aspect, c'est que, même si, bien sûr, on est une association avec des gens qui ont des idées qui leur sont propres, on partage un socle, d'ailleurs un manifeste, là encore, vient d'être publié et qui détaille nos revendications, notre positionnement techno-critique, notre volonté d'un numérique émancipateur, notre volonté d'éduquer non pas que des compétences, mais surtout, en fait, à une littératie numérique et à un pouvoir d'agir, etc.

Si vous vous retrouvez dans cette voie-là, dans cette dynamique et dans cette volonté de faire corps avec des gens qui partagent ses valeurs, la porte est grande ouverte. On est une association collégiale et l'idée, c'est d'être le plus au service de notre écosystème.

Tu as écris un article, un manifeste pour un numérique acceptable. Est-ce que tu peux nous en dire quelques mots ?

Louis Derrac :

Alors ça a été un cheminement, évidemment. Ce numérique acceptable, c'est venu à un moment où le terme numérique responsable, que tu connais bien, Richard, et qui est en ce moment, mis à toutes les sauces, a commencé à me questionner, mais je n'arrivais pas à mettre le doigt sur ce qui me posait problème avec ce terme. En fait, ça a été progressif. D'abord, je me suis rendu compte que ce terme me déplaisait. Mais je ne savais pas encore exactement pourquoi. Dans l'historique, j'ai d'abord écris ce que pouvait être un numérique acceptable, et ensuite j'ai écrit un article "Numérique responsable critique d'un oxymore" où j'ai pu vraiment coucher par écrit ce qui vraiment me titillait avec ce terme. Donc, peut-être que je peux le faire dans le sens inverse.

J'ai eu l'occasion de faire un cycle de conférences, de trois conférences qui sont accessibles pour comprendre le numérique, puis le critiquer, puis le transformer, et dans la conférence sur la critique, je concluait, en ouverture qu'on a ce terme "numérique responsable" qui pose un certain nombre de problèmes, et j'avais commencé à cheminer sur le fait que c'était un terme assez flou. C'était un terme qui était très lié idéologiquement à la question du développement durable. Il y avait quand même le fait qu'aujourd'hui il était mis à toutes les sauces, qu'on voyait - et c'est aussi le cas dans l'écoconception - des entreprises, dont le modèle économique est de détruire la planète et les humains, d'avoir des politiques, même parfois ambitieuses, de numérique responsable.

Après, il y a eu un ensemble de lectures, via le Manuel d'autodéfense intellectuelle, un hors-série de Socialter, que je vous conseille, qui a fini de mettre bout à bout les wagons, parce que j'y ai lu pas mal de choses sur le pouvoir de la sémantique et le pouvoir des mots, et notamment le pouvoir des mots dans le fait de faire passer des idéologies comme n'en étant pas, faire passer des messages comme étant les messages de la raison, alors qu'ils ne le sont pas. Et en l'occurrence, y avait un article sur la politique de l'oxymore qui reprenait le livre du même nom de Bertrand Méheust, que j'ai lu du coup, assez rapidement. Et là ça m'a sauté aux yeux : le "numérique responsable" c'était un oxymore de plus dans la galaxie des : développement durable, croissance verte, énergie propre, data center vert, publicité responsable, capitalisme sous contrôle, etc. Bref, un ensemble d'oxymores qui finalement nous permettaient de gérer un peu plus facilement nos dissonances cognitives. Parce que je pense que c'est quelque chose qu'on ressent quand même beaucoup dans nos métiers respectifs. C'est cette dissonance cognitive entre, d'un côté, notre compréhension de plus en plus fine des impacts environnementaux, écologiques et humains, sociaux, du numérique et, de l'autre, la numérisation qu'on observe, parfois qu'on accompagne le mieux possible.

Donc, le terme "numérique acceptable" n'est pas parfait, mais l'objectif de cet adjectif, c'est de reconnaître qu'on est sur quelque chose qui ne peut pas être responsable, qui ne peut pas être éthique. Quand on arrive à re-matérialiser l'infrastructure numérique, on comprend qu'en fait, ça n'existe pas un numérique éthique, une mine où on extrairait des minerais de manière éthique, etc. Et donc il fallait un autre terme. Et donc voilà, j'ai proposé : acceptable. On pourrait imaginer même un "numérique tolérable". L'idée, c'est face aux impacts du numérique, face aussi à la réalité très prochaine et a priori limitée en ressources, quels sont les numériques que l'on souhaite garder ? Sachant que ça ne veut rien dire "le numérique", il y a plein de technologies et d'outils numériques différents.

Quels sont ceux qu'on veut garder parce qu'on estime qu'ils sont acceptables pour la société ? Pour le schématiser, c'est à dire que le bénéfice / coût sera supérieur. Le numérique acceptable, pour que cela ne soit pas binaire, il repose pour l'instant, mais après ça évoluera peut-être, sur trois grands axes :

Arnaud, je disais en introduction que tu as proposé il y a quelques semaines, un référentiel, un cadre de référence pour un numérique d'intérêt général. D'où c'est venu, avec qui tu l'as écrit, quel est l'objectif de ce référentiel ?

Arnaud Levy :

Oui, ce n'est pas venu effectivement tout seul comme ça. Cela fait 2 ans qu'on travaille sur un commun numérique, un logiciel libre qui s'appelle Osuny. On s'est posé un certain nombre de questions en fabriquant cet outil. Et j'ai commencé à écrire, d'un point de vue d'un développeur web, ce qui me semblait être les conditions nécessaires, à la fois sur le comment, mais surtout sur le pourquoi, qui est souvent l'angle mort des outils dont on dispose. On est vite dans une logique d'ingenieur : comment on va faire pour résoudre des problèmes. Mais la question du pourquoi on a choisi ces problèmes-là, est-ce que c'est vraiment les problèmes qui nous intéressent, est-ce les bonnes questions, avant d'apporter des réponses, elle est souvent pas trop posée. Au départ, ce n'est pas un référentiel, c'était une sorte de synthèse sur les choses qui me paraissaient essentielles et, en travaillant avec le comité de lecture de Communication et démocratie, notamment Yves-Marie, cofondateur de Lève les yeux, et Jeanne Guien qui est philosophe et philosophe de la technique, et quelques autres contributeurs et contributrices, ça a évolué. Ça s'est structuré jusqu'à avoir une liste de critères. Cette liste de critères, j'ai tenté de la formaliser dans une version 1.0. J'avais oublié la souveraineté. Donc j'ai fait une version 1.1 en la rajoutant. Preuve que c'est absolument pas finalisé. C'est un travail en cours.

Dans ce que tu disais, Louis, avec lequel, je suis vraiment très aligné, il y a des acteurs privés qui utilisent le numérique comme un champ pour faire plus d'argent. Et ça, ça sous-tend énormément de démarches de numérisation, c'est-à-dire l'ensemble des quelque chose-tech, les edtech en premier, etc. En fait, c'est des produits financiers qui permettent à des gens qui sont déjà tout en haut de la chaîne alimentaire aujourd'hui du libéralisme ou du néolibéralisme, d'envisager de faire encore plus de profits. Je suis d'accord sur la dimension de l'oxymore. Dans ce cadre là, ça va être difficile de faire ça mieux, parce que l'objectif, il est très problématique.

L'intérêt du framework NIG (Numérique d'intérêt général), je trouve, est de surtout flécher des financements publics. Aujourd'hui, il y a énormément d'argent qui est sur la table pour beaucoup de sujets. Tu as parlé de l'inclusion, Louis. Il y a plein de thématiques notamment liées à la souveraineté. Et en fait, c'est assez difficile de trier, pour tous les acteurs.

Prenons par exemple, Doctolib. Pour moi, Doctolib, c'est vraiment un échec industriel, un échec de souveraineté. C'est-à-dire ça devrait être une infrastructure publique et on se retrouve avec un acteur privé qui manipule des données de santé et qui génère une plateforme à double entrée classique en faisant payer les médecins d'un côté et en proposant un service qui est de l'ordre d'un service au public ou d'un service public de l'autre. Si Doctolib voulait s'affirmer comme bien commun, service public ou commun numérique - il y a un certain nombre de termes qui pourraient nécessiter des définitions précises - mais qu'est-ce qui permettrait de dire que non, ça n'en est pas un ?

Moi, je suis parti de là c'est à dire que je voyais un certain nombre de choses. Un autre exemple, c'est des start-ups qui ont du code source privatif, donc pas sous licence libre, et qui se réclament de l'intérêt général. Pour moi, ce n'est pas possible. S'il y a des structures juridiques qui ne sont pas compatibles, il y a des fins, des objectifs, je veux dire qui ne sont pas compatibles. Et il s'agit de définir un certain nombre de conditions nécessaires, toutes - elles ne sont pas substituables - nécessaires pour qu'un service numérique puisse se réclamer de l'intérêt général sans être dans une tricherie ou un mensonge.

Tu questionnes à la fois l'objet numérique, mais aussi les activités de l'entreprise ou l'organisation privée ou publique qui est derrière cet objet numérique ?

Arnaud Levy :

Oui, typiquement la numérisation des impôts, de la déclaration d'impôt en tant qu'objet numérique, c'est probablement une chose intéressante, c'est probablement un service intéressant. Mais si ça s'accompagne de fermetures de guichet de proximité, alors ça devient un numérique qui ne sert pas l'intérêt général. C'est-à-dire, on utilise un objet numérique comme un outil de transition, pour faire accepter le démantèlement du service public.

On ne peut pas simplement entrer dans une logique technicienne, à la Ellul, dans lequel on dit : je fais mon travail, et puis pourquoi, et bien, je m'en fiche. Il faut entrer dans une logique complète, c'est-à-dire en tant que citoyen ou citoyenne, à quoi on contribue ? Et donc, quand on contribue à cette numérisation d'un service, il faut vérifier si en parallèle ça ne s'accompagne pas d'une suppression, d'un démantèlement de l'accès non numérique. Ça aussi, c'est dans le cadre NIG, il y a un élément qui est central, c'est que le numérique prend trop de place. On oblige, sans en discuter, socialement, tout le monde à passer par du numérique. Et moi, ça ne me convient pas. Je ne comprends pas pourquoi.

Et pourtant, je travaille dans le numérique. J'aime bien le numérique. Mais en fait, je trouve que ce n'est pas du tout démocratique et pas du tout rationnel. C'est pas parce que j'aime bien, moi, utiliser des ordinateurs et fabriquer des bidules qui font des trucs plus ou moins utiles, que tout le monde doit se mettre à se préoccuper de la mise à jour sécurité de son téléphone, de la mise à jour de son logiciel, etc. pour pouvoir simplement vivre, être un citoyen normal. Je ne comprends pas et ça me pose un énorme problème.

Derrière ce framework et cette réflexion, dans quelle idée de société un dispositif numérique va s'intégrer, qu'est ce que ça sert comme objectif et qui l'opère. Ce n'est pas juste les objets sociaux techniques, les objets numériques sociotechniques isolés, mais c'est à quoi sont-ils utilisés ?

Et avec en trame de fond, ce que je constate depuis bien longtemps, un démantèlement du service public au profit des marchés, qui sont pourtant d'une extrême inefficacité, surtout pour gérer les problématiques à long terme et les problématiques que moi, avec ma sensibilité, je qualifierais d'importantes, c'est-à-dire, par exemple, santé, éducation, alimentation. Les marchés, c'est très bien pour les choses futiles, mais dès qu'on parle de choses importantes, ça ne marche pas bien. On se retrouve avec Big Tobacco, des grandes entreprises du tabac qui font un business de l'empoisonnement massif de la population sur terre. Des exemples comme ça il y en a malheureusement beaucoup.

Le numérique comme une sorte de religion technique de prolongement d'une du système technicien d'Ellul, qui n'est jamais questionné. Et puis une espèce d'articulation de couples maudits, entre néolibéralisme et technique en général et numérique en particulier, qui aboutit à un truc désastreux.

Je pense à Quentin Adam de Clever Cloud qui, et je pense que c'est une forme d'étroitesse culturelle et d'étroitesse émotionnelle, ne voit pas du tout le problème à ce que les riches achètent des téléphones tous les ans, s'ils les reconditionnent derrière. Quand on prend du recul, en tout cas avec ma sensibilité, je me dis mais pourquoi on fait ça ? Ça ne sert à rien qui m'est important ou en tout cas qui me paraît souhaitable. Et cela crée une espèce de hiérarchie entre les gens, entre des riches qui peuvent tout se permettre et des pauvres qui vont assumer les dégâts derrière et récupérer les miettes. C'est un modèle laid, extrêmement laid. Il y a l'intérieur de ce couple numérique et néo-libéralisme une idée féodale, une vision du monde que je supporte mal.

Pourquoi ils s'en empêcheraient parce qu'ils ont les moyens et rien ne l'interdit. C'est ça la question. Pour revenir à Doctolib, je me fais l'avocat du diables : les grosses boîtes, les start-ups vont te dire si c'était l'administration publique qui gérait un Doctolib, du coup ça pourrait être aussi le gouvernement qui gère les données de santé des gens. Quid d'avoir un pouvoir central autoritaire qui fait de la surveillance de masse, notamment des données de santé ? En plus avec le rapprochement des données de santé avec d'autres données, notamment des impôts, etc. enfin, on pourrait avoir un système administratif public vraiment autoritaire, qui a accès à tout. Enfin, comment répondre aux personnes qui pourraient rétorquer que Doctolib, finalement, c'est pas une mauvaise chose ?

Louis Derrac :

Par rapport à ça. Oui, de toute façon c'est l'éternel rengaine, en tout cas discussion, qui d'ailleurs très importante, entre se méfier du marché et se méfier de l'État. D'ailleurs, là-dessus, ça amène à des réflexions politiques générales, qui dépassent la question numérique. Pour moi qui suis proche de l'écologie politique, j'ai envie de répondre que, effectivement, il faut se méfier des deux. Ce qui est une différence forte avec d'autres positions de gauche, qui sont plus favorables à un État fort. Je pense pas particulièrement au communisme. Sans hésiter, un numérique communiste cela aurait été un Doctolib national, effectivement.

De manière générale, je préfère toujours, s'il faut centraliser, une centralisation sous contrôle démocratique qu'une centralisation sous contrôle privé. Donc, je répondrai toujours que je préfère la surveillance de masse par l’État à la surveillance de masse par les marchés. Bien sûr et c'est là où on revient à la question de comment reprendre le contrôle démocratique de notre numérique, il faut se remobiliser.

Un autre aspect de la réponse est que, en fait, ces données de santé existent déjà. C'est "Mon espace santé". Je ne suis pas du tout expert de ces sujets, mais vous savez que ça a été un peu à un moment compliqué, puisque il se trouve que ces données sont en plus hébergées de mémoire chez Microsoft. C'était pas terrible en terme de souveraineté numérique et, clairement, les personnes qui ont mis en place "Mon espace santé" ont répondu à l'époque que pour avoir un produit sur étagère, il n'y avait que ça fait. En gros, il y avait que les multinationales américaines et qu'on avait visiblement pas d'acteurs français ou européens capable de suivre.

Des données de santé centralisées, cela existe déjà et c'est sous contrôle, il me semble quand même public. On peut aussi être inventif, c'est-à-dire qu'un des aspects que je trouve vraiment intéressant du numérique, c'est sa capacité décentralisatrice, et je donne souvent l'exemple comparatif des technologies. Entre les technologies, par exemple nucléaire, et les technologies numériques, je trouve qu'il y a quand même un aspect intéressant dans les capacités qu'ont des technologies numériques à être décentralisées. On pourrait imaginer, par exemple, que les données de santé soient conservées à un niveau départemental, à un niveau régional ou même un niveau municipal. On pourrait totalement avoir une logique de fédération, un peu à la manière dont se construit certains réseaux sociaux aujourd'hui, qui font que, si besoin, on est capable de centraliser des données ultra anonymisées pour des statistiques, pour faire progresser la santé, pourquoi pas. Mais que par contre, le reste soit vraiment stocké à un niveau beaucoup plus local, ce qui évite la surveillance de masse dont tu parlais. Je pense qu'on a aussi des leviers, où on n'est pas obligé de choisir entre un Doctolib actuel ou un l'équivalent exact, c'est-à-dire même design, mais en mode public.

Arnaud Levy :

J'aime beaucoup ta réponse sur la décentralisation. Je crois qu'effectivement, le numérique s'appuie sur des infrastructures qui sont variées. On a aussi pas un choix entre un truc d’État, un système de surveillance à la chinoise et un truc privé, avec un système à l'américaine, à la Silicon Valley. En fait, il y a toute une variété de dispositifs sociotechniques qu'on peut fabriquer et qui répondent de différentes manières. Les approches d'Henri Verdier sur l’État plateforme qui fournit une plateforme pour gérer la couche sécurité sur laquelle peuvent se greffer des acteurs divers, privé, associatif, public, pour greffer des couches servicielles. Des approches fédérées, ça peut fonctionner aussi. Il y a plein de manières de faire.

Je voudrais juste amener sur cette question des données de santé, une discussion avec des amis de l'ANSSI (Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information). Aujourd'hui, quand un hôpital est victime de ransomwares, il y a des protocoles de soins qui sont uniquement dans l'ordinateur qui n'est plus accessible. On se retrouve à devoir injecter des doses de médicaments à des gens et pour savoir quels médicaments et quelles proportions, c'est dans l'ordinateur qui n'est plus accessible. La conclusion assez surprenante est qu'il faudrait revenir à du papier. Les ordinateurs, le numérique, c'est trop fragile. Alors, on peut revenir au contexte de l'hôpital, qui est en grande tension et donc, évidemment, il y a pas des services informatiques suffisants pour sécuriser.

Et une réponse évidemment solutionnisme va être d'utiliser tel ou tel service pour, par magie, réparer ou pour sécuriser, etc. Ça fait des sources de business pour des gens qui vendent des antivirus ou de la sécurité informatique. La réalité, c'est que la sécurité, c'est une course perpétuelle. On ne peut pas sécuriser dans l'absolu et que la plus grande faille, c'est la faille humaine. Heureusement que les gens dans les hôpitaux, ils sont en train de travailler à essayer de sauver des vies et pas essayer de maintenir la sécurité des systèmes d'information. C'est normal que ce soit comme ça, et c'est très bien. Je ne suis pas en train de dire qu'il faut tout remettre en papier. La numérisation n'apporte pas si souvent les preuves de son gain d'efficacité. Assez souvent, en fait, on perd en efficacité et des bons vieux dossiers, qu'on pourrait archiver, détruire quand c'est fini, quand on n'a plus besoin, dans certains cas, pourraient peut-être être des options de sécurité qui seraient vraiment pertinentes.

Et plus résilientes

Exactement. Alors c'est vrai que ça peut être brûlé. Il peut y avoir une inondation et qu'on peut ne plus lire les papiers. Rien n'est parfait.

Mais l'idée qu'on va tout numériser dans un système centralisé et que ça va être mieux, ce n'est pas rationnel. C'est de l'ordre de la foi, c'est un dogme. En numérisant, ça va être magiquement plus performant. J'ai vu des discussions surréalistes sur les data lake dans le groupe l'Oréal. Comme si en mélangeant des tas de données mal fichues, tout à coup, par magie, ça allait donner une espèce de valeur qui allait s'extraire. Maintenant, il y a les mêmes réflexions autour de l'IA, comme si en mettant un tas de fumier à disposition d'une d'un moteur statistiques, d'un LLM (Large Language Model), il allait en émerger magiquement une sorte de merveille intellectuelle ou de merveille informationnel. Mais pas du tout, il va en sortir de la soupe tiède ou, au pire, elle aura un peu goût de ce qu'on a mis dedans, de fumier et ça ne sera pas du tout intéressant.

Il y a beaucoup de choses qui viennent dans le numérique d'un grand soin apporté à chaque étape et pas d'une espèce de magie. Le "data is oil", c'est une connerie gigantesque, c'est juste un dogme pour faire encore plus d'argent en vendant de la data bullshit.

Arnaud, entrons dans le cadre de référence pour un numérique d'intérêt général. On ne va pas pouvoir voir tous les critères. Sur les premiers critères où tu parles du numérique doit servir des justes fins. J'ai travaillé sur le référentiel d'écoconception et il a le premier critère c'est questionner l'utilité du service numérique. Et, franchement, ça a été très, très compliqué à mettre en place. On avait énormément de contributeurs, mais on a eu du mal à définir ce qu'est l'utilité d'un service numérique. On en a parlé, des limites planétaires, des 17 objectifs de développement durable de l'ONU, que tout le monde bien évidemment questionne aujourd'hui. Qu'est-ce que pour toi un numérique qui sert des justes fins ?

Arnaud Levy :

Ce sera probablement la partie la plus difficile à rendre normative. Je crois que déjà la question du besoin auquel on répond, d'essayer d'exprimer le besoin auquel on répond, et pas seulement le dispositif numérique. Si on reprend le cas des impôts, le besoin de déclarer ses impôts, mais dans quoi tout ça s'intègre, c'est à dire remonter la chaîne du besoin. Déjà écrire ce besoin, ça permettrait d'écarter un certain nombre d'initiatives notamment des start-ups. Une fois que le besoin auquel on essaye de répondre est écrit, son ridicule apparaît. Le fameux frigo connecté dont on entend parler depuis des années, des litières pour chat à ultrasons.

Et quand on écrit le besoin, on peut envisager de le débattre et de se demander si ce besoin correspond à quelque chose qui nous convient collectivement ou pas. Et ensuite il y a la double question plafond écologique et plancher social. Et là, on rentre encore dans des trucs très difficiles parce qu'il faudrait faire des analyses de cycle de vie très fines, très complètes, comparatives. Enfin, on peut passer des années de travail à essayer de voir si on reste dans les limites planétaires ou pas. Moi, ce que je trouve dans l'évaluation - on va voir comment tout ça évolue - c'est qu'il faut comparer à la version non numérique. C'est-à-dire, il faudrait en fait qu'on regarde si l'impact dans les ordres de grandeur, pas dans la finesse, mais l'impact de la solution numérique semble réellement moindre que la version non numérique. C'est-à-dire, y a t-il une raison de penser qu'on va gagner vraiment, avec du numérique. Si ce n'est pas le cas, ça ne rentre juste pas dans ces justes fins. Cela veut dire qu'on est dans de la religion.

Et puis, sur la question du plancher social, est-ce qu'on endommage la démocratie, la société, la nôtre, et ailleurs. C'est-à-dire, par exemple, pour utiliser des IA comme ChatGPT, on sait qu'il y a des personnes qui sont mises en quasi esclavage pour réguler l'IA, selon un papier de The Conversation. Des gens de pays avec des très faibles niveaux de salaires qui sont payés pour regarder toutes les choses plus ou moins horribles que des gens plus ou moins sains d'esprit demandent à ChatGPT et pour mettre des barrières à tout ça. Ou pareil avec les images, c'est-à-dire des gens qui vont regarder des images plus ou moins horribles pour interdire tel mot-clé.

Un système, surtout dans le cas de ChatGPT, c'est assez caricatural, ça produit de la bouillie de consultants. Répondre au besoin de produire des textes très approximatifs, très mal fichus, mal sourcés au prix de mise en esclavage de personnes dans d'autres pays, on peut assez facilement répondre que ça ne sert pas de juste fin. Ce n'est pas une approche encore très robuste, mais l'idée est là. De réintroduire dans l'ensemble, de mesurer en ordre de grandeur en comparatif avec la solution non numérique, et puis d'évaluer l'impact social, dans les grandes masses.

Richard : Au sujet de l'IA, je vous partage quelque chose qui m'a fait beaucoup rire. Une image meme partagé sur les réseaux, en l'occurrence Mastodon, il me semble, vu que j'ai quitté Twitter depuis un moment. C'est une image comique de 2 vignettes. La première, c'est quelqu'un dans son bureau en train de demander à ChatGPT d'écrire un mail complet à partir d'une liste à puces avec un élément. Et de l'autre côté, le destinataire de cet email qui demande à ChatGPT de résumer cela en listes à puces. Au final, ChatGPT ne sert à rien au milieu, ça sert juste à faire du bruit, comme tu disais, la bouillie de consultants.

Louis, tu parles aussi d'alternumérisme. Tu es également membre de Framasoft qu'on a reçu dans ce podcast avec Angie et Pierre-Yves. Quel alternumérisme aujourd'hui pour contrer les GAFAM et autres numériques au service du capitalisme et de la surveillance de masse ? Juste par rapport à ce que disait Arnaud de plafond environnemental et de plancher ou socle social, c'est de Kate Raworth, la théorie du donut. Comment avoir un alternumérisme qui respecte ce plancher social et ce plafond environnemental ?

Louis Derrac :

T'imagines bien, Richard, que je n'ai pas la réponse exacte à cette question. Mais j'ai publié récemment un manifeste pour un alternumérisme radical qui, pour le moment, est une initiative individuelle. Enfin, ce n'est jamais individuel, parce qu'il y a beaucoup de gens qui inspirent tout le temps, ou en tout cas, qui m'inspire et qui même me mettent de bonnes petites claques de temps en temps. C'est déjà un projet collectif, mais en tout cas, ça peut devenir un manifeste dont on se saisit collectivement et qui propose un certain nombre de pistes.

Juste pour dire deux mots sur ce terme d'alternumérisme radical : ça a été justement une de ces petites claques qu'on a vécu différemment d'ailleurs avec Arnaud, puisqu'on en avait parlé, c'est le petit livre Contre l'alternumérisme de Julia Laïnae et Nicolas Alep qui mettait une petite correction, sévère, mais sans doute un peu méritée aux acteurs de ce qu'eux appelaient l'alternumérisme, dans lequel ils regroupaient les libristes, les tenants du numérique responsable, des philosophes comme Bernard Stiegler qui réfléchissaient à l'impact des techniques et comment faire un peu mieux avec.

Et donc ce terme, l'alternumérisme radical propose de repartir de ça et donc d'y accoler un adjectif radical qui à la fois veut dire aller à la racine des choses et donc aller plus loin, mais aussi avoir une vision plus systémique. Aller plus loin et être plus radical. Le manifeste assume un besoin d'arrêt de la numérisation du monde, voire d'une dénumérisation. Donc, à ce stade, il n'y a pas du tout de propositions desquels. L'idée, c'est que ça fasse partie des choses qu'on puisse décider démocratiquement, en tout cas, sur lesquels on s'interroge. Ce sont deux partis pris forts qui sont, comme le disait Arnaud, la numérisation doit être décorrélée du progrès, ou de l'innovation, ou de l'optimisation.

On n'arrête pas de parler de numérisation. D'autres parlent de dématérialisation. Je pense qu'il y a un travail important, même s'il est un peu intello et frustrant dans cet alternumérisme radical, ces de manière générale, de lutter sur la sémantique, donc le sens des mots. Et le fait de démystifier de soulever le capot du numérique parce qu'il y a eu vraiment des années et des années de travail, de lobbyisme, mais aussi de travail d'ingénieur, de marketeurs, pour vraiment rendre magique, invisible, sans impact, éthéré, immanent, toutes les technologies numériques. L'alternumérisme radical, c'est déjà vraiment de soulever le capot, de vraiment s'interroger.

Il y a aussi un aspect qui est important, avant de rentrer dans des choses un peu plus concrètes, c'est que l'alternumérisme radical ne se veut pas technocentré. Il y a beaucoup de choses qu'on dit ici qui dépassent en fait le seul enjeu numérique et donc c'est très important de ne pas le perdre de vue. Le mouvement de néolibéralisation, donc de privatisation, de confiance dans le marché, finalement c'est antérieur au numérique. Aujourd'hui, c'est pas du tout étonnant qu'un gouvernement comme celui qu'on a aujourd'hui soit favorable à un Doctolib, un service quasi public en tout cas. Puisque, de fait, il y a eu une privatisation croissante de nombreux services publics et de nombreuses entreprises qui étaient publiques.

Ensuite, il y a aussi un besoin de mettre l'alternumérisme au service d'autres réflexions, d'autres luttes. Les questions environnementales et climatiques dépassent totalement le numérique. On le voit bien par exemple des gens qui disent qu'ils sont très touchés par les enjeux d'alternumérisme, mais qui mangent de la viande tous les jours ou qui prennent leur voiture tous les jours alors qu'ils n'en ont pas besoin. Et donc, là aussi, il faut faire très attention à décentrer le sujet.

Un deuxième décentrage qui est très important : on a une vision très occidental - c'est normal on est en France, occidentalo-centré. Ce qui peut être utile pour nous, dans nos référentiels, il faut bien comprendre qu'on l'impose aux autres. Je pense que c'est quand même quelque chose qu'il faut vraiment qu'on garde en tête c'est que à un moment - je sais pas quand - on va devoir quand même sérieusement interroger les limites, mais au niveau planétaire, pas qu'au niveau des pays riches.

Je donnais un exemple un peu trivial avec les smartphones. Si on veut que tout le monde ait un smartphone, on ne pourra pas s'engager à ce qu'il y ait des smartphones que pour un milliard de gens, les gens riches. Il faudra qu'on se dise qu'on veut pouvoir donner des smartphones à huit milliards de personnes. Ça, il faut qu'on se le pose sur tout, sur tout nos besoins, tout ce qu'on estime être des besoins.

Il y a aussi des interrogations, toujours sur le combat des idées. C'est repenser notre rapport au temps, au confort, à l'efficacité. Des choses qui ne sont pas que sur les technologies numériques et qu'on peut penser à d'autres choses. Je pense à la voiture. Il y a beaucoup de gens qui ont un rapport au confort, à la liberté, à l'efficacité, etc. qui leur font préférer la voiture. Mais en fait, il y a un travail à faire sur sur ça et sur ce qu'on est prêt à abandonner pour ce niveau de confort. Et je parlais de ça parce que beaucoup de gens ne sont pas prêts à perdre un petit peu en niveau d'efficacité pour passer d'un outil comme Google Maps à un outil équivalent, libre et qui respecte leurs données personnelles et qui ne les aliène pas. Et ça, c'est frappant de se dire que le GPS fait partie de ces objets que personne n'a jamais désiré, personne n'a jamais émis le besoin un jour d'avoir un outil pour nous guider, or aujourd'hui, je pense que ça doit faire partie de nos réflexions, de débats, etc., personne ne se dit qu'ils sont prêts à perdre 10 minutes pour passer de Google Maps à Organics Maps ou autre logiciel alternatif.

Donc, il y a tout ce travail à faire qui n'a rien à voir avec le numérique. Après, dans les trucs un peu plus concrets, je pense que ce sur quoi il faut que l'on travaille, c'est des systèmes de démocratie technique. Ce serait qu'est-ce qu'on pourrait mettre comme gouvernance, comme structure pour arriver à décider de quel numérique on veut. Ça me paraît vraiment essentiel et pour moi, on en est assez loin. C'est à l'échelle d'une ville, à l'échelle d'un département, d'une région, d'un pays, qu'est-ce qu'on peut mettre en place pour que les citoyens et les citoyennes soient capables de dire s'ils veulent ou pas de la 6G, par exemple, s'ils veulent ou pas de caméras de surveillance dans leur ville, avec ou pas des algorithmes. Aujourd'hui, il n'y a rien de tout ça.

Après, il faut de l'argent. Arnaud l'évoquait : si on veut sérieusement donner une chance à des alternatives numériques, il faut vraiment pas croire que c'est parce que, sous prétexte qu'on parle d'un numérique alternatif, il n'a pas besoin d'argent. C'est souvent l'écueil, d'ailleurs dans le monde du logiciel libre, c'est que c'est un monde qui vit quasiment sans argent. Et c'est là où c'est parfois écœurant de voir tout l'argent public déversé dans des startups, dans des machin-techs, comme tu le disais, Arnaud, qui n'ont pas du tout d'intérêt général à cœur ou qui font vraiment des outils dont on peut contester même l'utilité.

Il y a vraiment un besoin de penser aussi à l'argent, au modèle économique de manière générale. Et après pareil, je m'étais noté dans les pistes de l'alternumérisme, cela rejoint tous les autres aspects, parce qu'il y a une question démocratique, une question de modèle économique, aussi qu'il ne faut pas qu'on s'interdise de socialiser des infrastructures. Je pense que ça fait partie de la solution. Quand on voit un service comme un moteur de recherche qui a quasiment un monopole naturel comme Google, parmi les réflexions qui me viennent, c'est finalement, est-ce que la seule solution entre guillemets ce serait pas de le socialiser.

Alors pas forcément le nationaliser. On n'est pas obligé de passer d'une multinationale à un État fort. On peut aussi socialiser. On peut municipaliser. Il y a plein de stratégies. On peut "commoniser", créer un commun d'un service numérique.

Pour conclure sur ça, je pense qu'il y a vraiment un travail fort aussi sur les imaginaires. Aujourd'hui, la plupart des gens ne s'imaginent pas, et c'est normal, parce qu'on leur a pas dit, toutes les alternatives qui sont possibles, aux outils qu'on utilise aujourd'hui. Même en termes de design, c'est-à-dire que pour pour la plupart des gens, on ne peut pas imaginer un moteur de recherche ou un réseau social autrement que celui qu'ils utilisent, alors qu'en fait, d'un point de vue design, il y a des expérimentations pour préserver l'attention, pour faire en sorte que les personnes se connectent beaucoup moins souvent, etc. Il y a des choses vraiment hyper intéressantes, mais qui, d'un point de vue modèle économique, reposent évidemment sur quelque chose de très différent que les réseaux sociaux dominants actuellement.

Arnaud Levy :

Je suis d'accord avec plein de choses, la dé-numérisation, le côté décolonial aussi, le fait qu'on impose des modes de pensée partout dans le monde, alors qu'on sait très bien ou en tout cas, on se doute qu'ils ne sont pas transposables. On ne peut pas les passer à l'échelle. Après, il y a un autre point que je voudrais ajouter, c'est que le monde du logiciel libre et le monde de l'alternumérisme radical ou pas, je trouve, n'est pas au niveau de ses ambitions. C'est à dire qu'on n'arrive pas à faire des solutions alternatives d'un suffisamment bon niveau. Pour plusieurs raisons.

Déjà y a un problème de clones. Je ne sais pas pour quelle raison, énormément de libristes veulent cloner les solutions privatives. Il n'y a absolument aucune critique et merci pour le boulot. Quand je vois les interfaces de PeerTube, je ne comprends pas pourquoi ces interfaces reprennent des mécaniques ergonomiques qui sont clairement de la captologie, du design persuasif qui viennent de YouTube, sachant que le modèle n'est pas publicitaire. C'est la solution technique est super intéressante. C'était frappant dans une intervention des Designers Éthiques à l'évènement Numériques en Commun, les solutions alternatives à Slack, Mastodon, et quand on regarde ce sont des clones, graphiquement. En fait ça, c'est paresseux. Il faut reposer les questions et y répondre de manière ambitieuse intellectuellement, culturellement, graphiquement et ergonomiquement.

Il ne suffit pas de courir derrière Slack ou Google ou peu importe quelle solution privée. C'est une course en plus qui est assez idiote stratégiquement. Elle est perdue d'avance. Il y a des moyens colossaux et du design persuasif partout. Parce que l'objectif est de maintenir les gens en dépendance. Donc, pour moi, il y a une voie dans cet alternumérisme qui est de proposer des outils et des systèmes, alors évidemment, choisis démocratiquement, mais aussi qui sont meilleurs. Tant qu'on essaye d'être juste à peu près aussi bien, on va dans le mur. Il faut ambitionner de faire des systèmes qui répondent mieux à des problèmes mieux choisis, plus pertinents.

Par exemple, je pense à des outils de bureautique. Aujourd'hui, tout est calqué sur la logique de révisions successives. Il y a Google Drive et NextCloud, et des suites bureautiques intégrées à NextCloud, qui tentent de faire aussi bien que Google Drive. Mais quand on prend du recul, il y a des réflexions, des travaux sur les cartographies de controverses menées notamment par Bruno Latour et Michel Callon sur une manière de non pas simplement d'annoter un document, de le faire évoluer, mais d'essayer de cartographier une problématique de façon à la comprendre globalement, avec les différents points de vue, différents angles. Qui travaille là-dessus ? Pourquoi on se retrouve avec simplement une sorte de document qui est de l'ordre de la numérasse.

Pour revenir à ce qu'était évoqué tout à l'heure, ce que tu disais avec ton ton mème, Richard, pourquoi est-ce qu'il y a cette espèce de production de documents, avec ces amendements, on fait des versions, on se les envoie, on les corrige, on les reprend, on fait des réunions, parce qu'en fait on est dans les cocheurs de cases de David Graeber (auteur de Bullshit jobs). On est dans une forme de pourriture d'une société d'abondance qui pourrait avoir mis fin à la pauvreté aujourd'hui, mais qui ne le fait pas et au lieu de ça, on envoie des powerpoints, on fait des réunions et on fait des versions successives de documents qui ne servent à rien, dans la plupart des cas.

Vous avez peut-être autant participer que moi à des réunions qui ne servent strictement à rien. On ne fait rien et on met des tas de gens autour d'une table pour produire des versions successives d'un truc qui a peut-être du sens au départ, ou pas, et qui n'en a pas du tout dans les étapes intermédiaires et à l'arrivée.

Je crois qu'il faut aussi faire en sorte que la communauté du numérique alternatif accepte les sociologues, les psychologues, les designers, les philosophes, les designers d'interfaces, les ergonomes, et accepte de sortir de cette espèce de posture d'opposition un peu puérile, de "moi, je fais mon truc dans mon coin", qui est quand même assez souvent dans le monde du libre. "Et puis débrouille-toi, t'as qu'à forker". Forker c'est bien gentil, mais si c'est pour se retrouver avec 10 solutions pas très bien, plutôt que de forker, on ferait pas mieux de travailler ensemble et de fabriquer une solution qui est vraiment très belle et intéressante, dans l'optique, non pas de gagner une sorte de bataille contre Google ou contre Microsoft, etc., mais plutôt de proposer une variété de solutions numériques, qui seraient belles, en fait.

Louis Derrac :

Le monde du libre est lui aussi vaste, il y a plein de postures et de courants qui sont différents et parmi ceux-là, clairement, il y a un courant techno-solutionniste parmi les libristes. Et d'ailleurs, certains des pionniers du numérique, tel qu'on le connaît aujourd'hui, étaient des libristes, mais très techno-solutionnistes. C'est vrai que quand tu rajoutes à l'équation la problématique écologique et sociale, tu mets en difficulté ce raisonnement.

J'ai eu des discussions très souvent avec des amis qui sont dans cet écosystème là. Moi, je suis pro libre, sans problème. Mais justement, je propose de le dépasser, ou en tout cas de permettre à plus de gens de se retrouver sous le terme d'alternumériste justement pour ce que tu soulèves, Arnaud, avec, typiquement pour moi, un parti pris fort. Je vous donne un exemple très simple. Une pensée souvent libriste est de dire qu'il faut une IA générative libre. Parce que, sinon, nous n'aurons que ChatGPT et consorts, qui sont des systèmes propriétaires avec plein de problèmes. Ce à quoi moi je leur réponds : pour moi, une IA générative ne peut être éthique parce qu'elle repose sur une infrastructure insoutenable et, comme tu l'as très bien dit, Arnaud, en plus sur une exploitation humaine méticuleuse, et à tous les bouts de la chaîne. Si ça vous intéresse, creusez par exemple "L'anatomie de l'IA" ou "Contre-Atlas de l'IA" de Kate Crawford qui fait vraiment une enquête de bout en bout sur toute l'exploitation. Donc, il ne peut pas y avoir d'IA générative éthique, et donc, pour moi, il ne devrait pas y avoir d'IA générative libre. Parce que sinon, effectivement, on se dit qu'il faut continuer de numériser, mais que si on le fait avec du logiciel libre, tout va bien alors que - c'était tout le principe de mon triple axe du numérique acceptable - il ne suffit pas qu'un numérique soit émancipateur pour qu'il soit acceptable, il faut aussi qu'il soit soutenable écologiquement et socialement. Et il faut aussi qu'il soit choisi et non subi.

Vous proposez à la fois des référentiels et des manifestes pour un numérique acceptable et pour un numérique d'intérêt général. Mais comme aussi avec ce podcast, finalement on est entre nous, on est entre convaincus. Comment dépasser ce cercle restreint plutôt technocritique, dans le sens de gens qui sont dans le numérique mais qui pensent parfois à renoncer au numérique, à dé-numériser, à questionner le numérique. Comment convaincre, comment porter ces messages là, auprès des CTO, auprès des décideurs, des décideurs politiques comme des décideurs dans les entreprises, auprès d'un Quentin Adam, comme tu disais, Arnaud, que ce soit des gens plutôt de gauche ou de droite, néo-libéraux, etc., donc vraiment dépasser ce cercle de convaincus en fait, et donc que ce travail serve à quelque chose finalement ?

Arnaud Levy :

La première chose c'est qu'il faut faire des solutions numériques qui sur-performent les versions privatives. C'est ce que j'évoquais tout à l'heure sur l'ambition. Les gens qui ne sont pas dans les cercles de réflexion technocritiques, qui ne sont pas déjà convaincus, en fait, devraient avoir le droit de s'en foutre, de ne pas se préoccuper de tout ça et d'avoir juste un machin qui marche. Si on essayait, si on transposait dans un autre secteur industriel, ce que les gens seraient d'accord pour avoir une voiture qui marche des fois, mais des fois ne démarre pas. Si on leur disait qu'elle était plus éthique, je pense que ça ne serait juste pas entendable.

Chez Noesya, on essaye de faire la transition de la suite Google à des logiciels entièrement libre, notamment Nextcloud. Mais c'est impossible d'utiliser la suite bureautique. C'est lamentable. Éditer un document de manière collaborative, si on considère que c'est acceptable d'attendre, une fois qu'on a tapé trois caractères, que les trois caractères s'affichent.

Il faut sérieusement monter le niveau du numérique alternatif et d'un numérique évidemment libre. C'est une condition nécessaire, mais pas du tout suffisante. Il faut qu'on fasse des systèmes qui sont meilleurs que les versions privatives. Ça, ça va être un effort très important. Ensuite, pour convaincre les CTO ou d'autres acteurs, je pense qu'il a pas mal d'atouts, notamment en termes de sécurité. Dans la plupart des cas, des outils qui sont bien pensés et bien réalisés, avec énormément de soin sont des outils qui sont plus sécurisés. Donc, quand on arrive à une solution qui est techniquement meilleure, ergonomiquement meilleure et, en termes de sécurité, meilleure, il reste beaucoup de travail à faire pour convaincre et pour les déployer, mais on est sur une bonne base. Si on a le choix entre un truc Microsoft, qui est super "ceinture et bretelles" pour le CTO ou le directeur de l'IT. Il est sûr en faisant intervenir Accenture et Microsoft, il ne se fera pas taper sur les doigts car il a pris les trucs les plus chers et les plus gros du marché. Donc c'est en sécurité et ça marche, même si, ergonomiquement, c'est un peu bizarre des fois, mais ça marche. Et s'il a le choix entre ça et une solution qui marche de temps en temps, qui est moyennement sécurisée ou un peu bizarre et quand ça marche pas, bah, désolé, en fait, on va rester entre convaincus.

Il faut qu'on se fixe comme objectif commun de sur-performer les solutions privatives.

Louis, est-ce que tu es d'accord avec ça ?

Louis Derrac :

Je ne suis pas d'accord avec tout, pour une fois. Ce n'est pas de très gros désaccords de fond, c'est plutôt une différence de dosage. Alors, oui, évidemment pour monter le niveau des solutions alternatives. Si ça intéresse certains et certaines j'en liste beaucoup sur mon site et je tourne quasiment qu'avec de solutions alternatives. Moi qui suis un gros geek à la base, croyez-moi, je n'ai pas beaucoup perdu, vraiment. Donc, c'est un message. Il existe déjà pour quasiment tout, des alternatives numériques qui vous respectent et vous permettent de vous émanciper au lieu de vous aliéner.

Après, je suis évidemment d'accord que c'est pas le cas pour tout, qu'on peut continuer à faire monter le niveau. Ça me ramène à la question de l'argent. Il faut bien comprendre encore une fois, qu'on a un problème de modèle économique. Ce n'est pas spécifique au numérique mais trop longtemps on a voulu acheter des t-shirts à 10 euros. Le seul moyen de faire un tee-shirt à ce prix là c'est d'exploiter le vivant, les humains qui le font et la nature, l'environnement. Là c'est pareil : quand on ne paye pas des outils numériques qui, pourtant, vous rendent un service important, il faut bien se rendre compte que qu'il y a un modèle autre.

Là où je suis en léger désaccord sur le fait de forcément sur-performer les solutions dominantes. J'évoquais tout à l'heure le fait qu'il faut aussi faire réfléchir sur notre rapport à l'efficience. Par exemple, quand je discute avec des hébergeurs alternatifs, j'interroge vraiment sur le besoin de services qui seraient, à 99,99% de garantie d'accès, ce qui, concrètement, oblige un hébergeur à des astreintes, à faire travailler donc des petites équipes le samedi et le dimanche, au cas où y a des problèmes, et ça, je me demande si c'est pas des choses sur lesquelles on peut travailler. Et typiquement, je pense qu'il y a beaucoup de gens- moi, par exemple, c'est mon cas- où mon site, qui n'est pas accessible un jour ou deux parce qu'il y a eu un couac pendant le week-end et que les salariés de la structure qui m'héberge ne travaillaient pas, ça ne me poserait aucun problème.

Il faut revoir aussi nos besoins en fait, notamment en termes d'efficience. Et notamment nos besoins de gain de temps. Je pense qu'autant l'efficience, c'est-à-dire un mauvais moteur de recherche, on ne peut plus l'accepter (trop de requêtes, trop de choses à chercher) mais par contre peut-être revoir nos rapports au temps.

Là où on a un gros besoin de monter de niveau, c'est sur la communication, le fait que les alternatives ne sont pas assez visibles. Ce n'est pas dans le naturel de la plupart des personnes qui les font. Sur le fait de convaincre, j'ai la chance de passer une partie de mon temps non négligeable à faire des conférences, des formations ou d'animer des synthèses, donc d'être sur le terrain avec des gens, je suis certainement biaisé, mais je constate quand même que beaucoup de gens sont assez techno-critiques en fait. Ils sont assez en phase avec beaucoup de choses qu'on dit. Ils sont eux-mêmes pour la grande majorité de ceux que je rencontre, pas des techno-béats et plutôt même en train de se demander ce qu'on leur refourgue. Ils ne sont pas du tout naïfs des mécanismes économiques, politiques, et de pourquoi tout ça se fait. Je constate que dès qu'on est avec des groupes, c'est plus compliqué, parce qu'on a une psychologie de groupe qui fait qu'on a encore des réflexes tenaces du type "oui, c'est l'innovation, c'est le progrès". Mais quand on discute avec ces gens, ces mêmes personnes, en individuel, le discours change un peu. Quand on discute même avec des services publics, ou avec des entreprises, on a l'impression d'un discours convenu, mais quand on discute avec les personnes, leur niveau de radicalité - entre guillemets, encore une fois, sur le fait de prendre les problèmes à la racine - monte d'un coup.

Pour moi, les entreprises ont le problème de leur modèle économique et donc, elles sont dans un système où il faut de la croissance, où il faut ramener de l'argent. Pour les entreprises qui ont des buts lucratifs, il faut ramener de l'argent à leurs actionnaires. Là-dessus, il y a l'alternative des coopératives qui commence à se mettre en place : lucrativité limitée, etc.

Et la dernière chose qui me motive sur cette question de sortir des cercles de convaincus, c'est que j'ai le sentiment, depuis la gouvernance actuelle, que le numérique et l'idéologie techno-solutionniste, ont enfin été politisés à un niveau suffisamment haut pour que ça fasse boule de neige. En fait, quand Emmanuel Macron a dit qu'on allait prendre le tournant de la 5G parce qu'on était le pays des lumières et qu'on n'était pas des amishs, il s'est passé quelque chose de très fort, je pense, politiquement. C'est-à-dire qu'il y a eu un clivage politique fort sur une technologie numérique à la base confidentielle. On parle d'un réseau de communication. On ne parlait pas non plus de vidéosurveillance ou de choses qui pourraient plus toucher les gens dans leur cœur.

Moi, ce que j'observe - on verra si ça se confirme - c'est qu'en réaction à cette politique gouvernementale très pro-tech, y compris dans sa réponse sur l'urgence environnementale. On voit clairement aujourd'hui qu'il y a un logiciel plutôt techno-solutionniste dans la réponse à l'urgence environnementale et climatique. On a un problème, on va trouver des solutions techniques. Ça fait clairement partie de notre package : l'avion bas carbone, les voitures électriques pour ne rien changer au statu quo. Et donc en réaction, les villes, départements et régions qui sont, pour certains, dans l'opposition, sont en train de développer une politique autre, d'un autre numérique. C'est très intéressant, parce que ça augure a priori qu'on va peut être enfin avoir des candidatures à différents niveaux, conseil municipal, départemental, régional et aux élection présidentielle, élection législative, on va sans doute avoir un peu plus de numérique dans les programmes.

Quand je parlais d'aller au-delà des convaincus, ce n'est pas forcément que sur l'alternumérisme, mais aussi sur les cadres et référentiels, qui sont vus encore comme des contraintes, en fait. Tout ce qui cadre, référentiel, conformité, sont vus comme des contraintes par les entreprises, les start-up. Pas seulement dans le choix des outils alternumériques. Quand on conçoit les outils, se conformer à ces référenciels là c'est vu comme des freins.

Arnaud Levy :

Je crois que ça rejoint ce que tu disais, Louis, sur le fait de sur-performer. Je comprends tout à fait ta réserve. Il ne s'agit pas de jouer le même jeu. Si on est dans un jeu de maximisation des profits, surtout à court terme, avec des actionnaires, etc., si on essaye de sur-performer sur ce terrain là on va faire autant de dégâts. Dans ce cadre-là, tous les référentiels sont vus comme des freins. Typiquement, c'est la position libertarienne. La loi, le cadre légal est vu comme une limite à la liberté personnelle, à la liberté d'action, d'entreprendre, etc. Il faut des organisations qui jouent un autre jeu, qui jouent sur un autre terrain, effectivement à lucrativité limitée, ce qui ne veut pas dire des structures qui sont nécessairement pauvres. C'est ce qu'on essaye, je crois, de démontrer chez nous, Noesya, qu'on peut vivre correctement avec une lucrativité limitée et qui faire des solutions numériques qui répondent à des bons problèmes en respectant des référentiels, non pas parce que c'est des contraintes légales qui sont pénibles, mais simplement parce qu'on essaye d'atteindre une très belle qualité à la fois d'accessibilité, de sobriété. Nous, on est ravi que la barre soit haute parce que ça permet de faire du bon boulot.

Cette vision que tu évoques, Richard, de référentiel, vu comme un truc qui nous empêche de travailler et qui nous empêche de faire de l'argent en masse, c'est lié au mode de gouvernance des structures. C'est une guerre qui est perdue d'avance. Des structures qui sont dans une maximisation de profit, ce qu'on essaye de voir dans le framework NIG, la question de la structure juridique : la gouvernance est-elle compatible ? Des structures cotées en bourse aujourd'hui ne peuvent pas contribuer à un numérique d'intérêt général ou à un numérique acceptable d'ailleurs. C'est structurellement impossible. Ce n'est pas mécaniquement possible, c'est incompatible. Et des structures qui ne sont pas coopératives ou associatives, même si ça ne suffit pas, par magie, il faut rajouter d'autres structures de contrôle. Mais des structures qui ne sont pas coopératives, ne sont pas très bien partie pour faire ce numérique acceptable. Une fois que la structure est alignée en termes de gouvernance, qu'elle cherche, qu'elle suit une route qui est tenable, les référentiels deviennent des guides pour produire mieux, pour faire mieux, pour réfléchir mieux, poser mieux les questions.