Aux ingénieurs qui doutent dans leur cage dorée

Épisode 88 publié le 21/03/2024

Olivier Lefebvre

Olivier Lefebvre

Pour parler de sens du métier d’ingénieur, de bifurcation mais aussi de la juste place des technologies, nous avons avec nous Olivier Lefebvre.

Écouter

En écoutant cet épisode, vous téléchargerez 58 Mo de données.

Évènement à ne pas manquer

La réalité minière du numérique, Rencontre avec Celia Izoard le 4 mai 2024 à Paris, organisée par Point de MIR et animée par Techologie. Infos et inscription

Olivier Lefebvre a fait des études de philosophie et des études d'ingénieur robotique. Il travaillait dans une entreprise de construction de véhicules autonomes à Toulouse lorsqu'il démissionne, ne trouvant plus de sens à cette activité dans un contexte de crise sociale et environnementale. Il a décrit son parcours et sa démission dans le livre de Celia Izoard intitulé “Merci de changer de métier, Lettres aux humains qui robotisent le monde”, paru en 2020.

Il développe ses questionnements et ses propositions dans un livre “Lettre aux ingénieurs qui doutent” paru en mai 2023 aux éditions L’Échappée.

Sommaire

En savoir plus

Extraits sonores

Transcription

Extrait

C'est le fait que la vérité qui, en science, est quand même la valeur cardinale, ce serait quelque chose dont on tendrait à s'approcher, qu'on souhaiterait comme ça voir nous guider. La vérité n'est en fait pas une valeur dans ces milieux-là. Ce qui compte, c'est juste de produire un discours crédible auquel les clients, les usagers, les institutions publiques, les employés également, vont adhérer, vont croire. Mais que les choses soient vraies, en fait, ça peu importe.

Introduction

Richard :

En avril 2022, lors de la remise de diplôme d'AgroParisTech, lors de leur discours, plusieurs étudiants annoncent vouloir éviter les métiers qu’on leur prédestine et donc de bifurquer pour des raisons écologiques.

« Les rarissimes ingénieurs qui se posent sur leur profession technique les questions de fond importantes sont en général considérés par leurs collègues comme des agités et des extrémistes », écrivait Langdon Winner dans son essai de 1986 : ”La baleine et le réacteur. À la recherche des limites de la haute technologie”

Sur Techologie, dès 2019, nous avions abordé le sens du travail notamment dans l’informatique en relayant dans l'épisode 6 l’initiative de Jean-François Fourmond de Manifeste écologique des professionnel·le·s de l’informatique qui disait en résumé qu’en tant que professionnel·le·s de l’informatique, en ayant la chance, souvent, de pouvoir choisir pour qui nous travaillons, de signifier aux entreprises responsables du réchauffement climatique et à celles qui les financent que nous refusons de travailler pour elles. Ce manifeste était inspiré du Réveil écologique des étudiants.

Nous avions reçu aussi en 2021 au micro de Techologie, dans l'épisode 50, Romain Boucher, data scientist, déserteur et cofondateur de l'association Vous n'êtes pas seuls.

Dans l’épisode 58, avec Fanny Verrax nous nous sommes interrogés sur quelle éthique pour l'ingénieur.

Je m’arrête là pour l'inventaire à la Prévert.

Quelle place a l’ingénieur dans le désordre mondial, écologique et social, cette question n’est pas “vite répondue”. Il me semble qu’il y a encore des éléments à creuser sur le sujet.

Pour parler de sens du métier d’ingénieur, de bifurcation mais aussi de la juste place des technologies, nous avons avec nous Olivier Lefebvre. Bonjour Olivier et bienvenu au micro du podcast Techologie.

Olivier Lefebvre, tu as fait des études de philosophie et des études d'ingénieur robotique. Tu travaillais dans une entreprise de construction de véhicules autonomes à Toulouse lorsque tu démissionnes, ne trouvant plus de sens à cette activité dans un contexte de crise sociale et environnementale.

Tu as décrit ton parcours et ta démission dans le livre de Celia Izoard intitulé “Merci de changer de métier, Lettres aux humains qui robotisent le monde”, paru en 2020.

Olivier, tu développes tes questionnements et tes propositions dans un livre “Lettre aux ingénieurs qui doutent” paru en mai 2023 aux éditions L’Échappée.

Tu relatais avec Celia Izoard, ta rencontre un peu par hasard avec la robotique, puis viennent les applications de la robotique, notamment pour des usages militaires. Est-ce que tu peux revenir pour nous là-dessus ?

Olivier :

Sur cette expression de ma rencontre par hasard, comme pas mal de personnes, je le vois parce que je travaille actuellement encore dans des écoles d'ingénieurs et parce que j'interviens assez régulièrement dans ce milieu-là.

Beaucoup de personnes ont l'impression de ne pas vraiment choisir l'ingénierie, que c'est une voie à laquelle on accède un peu comme par hasard ou plutôt en suivant ce qui semble être le plus désirable, étant donné que d'autres le désirent, et aussi le plus difficile à avoir. Donc c'est sur cette base-là que s'effectue le choix et on pourra rediscuter du fait que ça n'est pas sans conséquences.

Sur le sens ensuite que l'on peut trouver au travail et la question politique derrière le travail. Et moi effectivement c'est une rencontre fortuite avec la robotique où il y avait un goût prononcé pour les sciences et un sentiment que très tôt que l'ingénierie telle qu'elle fonctionnait dans le monde n'allait pas me convenir parce que l'idée de vendre ma force de travail pour développer des biens ou des services dont les gens n'avaient pas vraiment besoin très tôt pendant mes études, ça m'est apparu comme problématique et donc c'est en essayant de repousser cette échéance-là que je me suis retrouvé à faire une thèse dans le domaine de la robotique effectivement où j'ai pu voir des applications militaires de la robotique qui étaient assez peu questionnées au sein du laboratoire dans lequel je travaillais, même si les sujets sur lesquels je travaillais étaient complètement différents.

Tu as travaillé ensuite sur les mobilités durables, sur les véhicules autonomes. Développer un véhicule autonome, ça sert autre chose que de se passer d'un conducteur ou d'une conductrice ?

Alors effectivement, entre cette thèse et le moment où je démissionne de l'entreprise de véhicules autonomes, il s'est passé quelques années d'activité en tant qu'ingénieur, essentiellement en tant que chargé, en tant que responsable d'équipe R&D, responsable d'activité R&D, recherche et développement, dans les domaines de robotique, traitement d'image et donc navigation autonome dernièrement.

Effectivement, le fait de repousser l'échéance de travailler en tant qu'ingénieur a tenu un temps. J'ai fait un postdoc derrière, mais je ne me voyais pas du tout chercheur en robotique, je n'étais absolument pas passionné par le sujet. Donc, il m'a fallu faire, comme je voyais les gens faire autour de moi, trouver un travail pour gagner de l'argent.

J'ai trouvé ces postes-là avec les compétences que j'avais développées là aussi, un petit peu malgré moi, et on pourra revenir sur comment la manière d'être pris par les études est assez déterminante et structurante ensuite dans le rapport au travail.

Le dernier travail, le dernier emploi que j'ai occupé dans l'ingénierie, consistait à être responsable produit, grosso modo quand même piloter la recherche et le développement d'une entreprise de véhicules autonomes. Alors ta question c'est est-ce que ça sert à autre chose que ce passé d'un conducteur ou d'une conductrice les véhicules autonomes ? Fondamentalement et quand on y réfléchit bien non, ça sert uniquement à ça, c'est bien ça l'idée et derrière.

C'est là que l'intérêt économique apparaît, c'est qu'on imagine que le système informatique et les capteurs reviendra moins cher au bout d'un certain temps, parce qu'il y a un coût d'acquisition, mais au bout d'un certain temps, il y aura un retour sur investissement et on compare le coût d'un salaire de conducteur, de navette, c'est-à-dire en l'occurrence c'était des navettes de transport de personnes collectives ou de transport de marchandises, on compare ce coup-là sur cinq ans, huit ans, etc., avec l'amortissement du système et son maintien en conditions opérationnelles, ses réparations, son entretien. Et on se rend compte qu'au bout d'un certain nombre d'années, il est plus rentable d'essayer de mettre un système automatique qu'un conducteur.

Ce que je te dis là, qui est vraiment la question qui fait que l'entreprise pour laquelle je travaillais, Easy Mile, existait et travaillait sur le sujet et recevait des investissements et avait des participations de grandes entreprises comme Continental, Continental Automotive, l'un des principaux équipementiers au niveau mondial, c'était cette question-là qui était posée.

Mais la question que l'on pose, dont on discute à l'extérieur sur les salons, dans les lieux publics où on va présenter à différentes institutions ce type de système, ce n'est pas du tout ça la question. On va parler de la sécurité des transports, de tout le temps que ça peut faire gagner aux gens, de ne pas avoir à conduire eux-mêmes, du fait que comme ça coûterait moins cher, on pourrait les multiplier, en mettre beaucoup, etc.

Et donc, il y a effectivement un hiatus assez important entre les discours à l'intérieur et pas seulement les discours, les questions qui animent les personnes au quotidien et les discours qui sont proférés, prononcés à l'extérieur de l'entreprise.

Et au fond, c'est ce décalage entre ce que l'on se raconte à l'intérieur et ce qui est raconté à l'extérieur qui, moi, m'était devenu insupportable.

C'est le fait que la vérité qui, en science, est quand même la valeur cardinale, ce serait quelque chose dont on tendrait à s'approcher, qu'on souhaiterait comme ça voir nous guider. La vérité n'est en fait pas une valeur dans ces milieux-là. Ce qui compte, c'est juste de produire un discours crédible auquel les clients, les usagers, les institutions publiques, les employés également, vont adhérer, vont croire. Mais que les choses soient vraies, en fait, ça peu importe.

Ça n'a pas de valeur en soi, c'est pas ça qui va faire que le produit va marcher, que les choses soient vraies. Et ça, à un moment, ça m'est devenu insupportable.

Richard :

En fait, je l'avais constaté effectivement dans les milieux un peu technophiles qui se raccrochent beaucoup à la science, comme quoi les gens qui sont un peu technocritiques, pas forcément technophobes, technocritiques et qui critiquent la technologie, ils sont anti-science, tout de suite on est catalogués comme anti-science, alors que justement le développement de certaines technologies, on parle aujourd'hui de l'IA notamment, ne reposent pas forcément sur des vérités ou des choses qui sont très utiles ou validées par la science.

Pour revenir aux véhicules autonomes, contrairement à leurs objectifs prétendument écologiques, les véhicules autonomes devraient au contraire, par le jeu des effets rebond, encourager davantage de mobilité là où on devrait réduire nos déplacements.

Alors oui, il y a certainement cet effet. On peut peut-être distinguer plusieurs choses dans le domaine des véhicules autonomes.

J'ai développé un peu d'expertise, comme on dit, dans ce domaine-là. Distinguer entre l'idée du véhicule personnel, l'équivalent des voitures qu'on connaît aujourd'hui dont on souhaiterait augmenter les capacités d'assistance et pour que petit à petit elles deviennent autonomes, et les véhicules de transport collectif, de personnes ou bien les véhicules de transport de marchandises.

Il se trouve que j'ai travaillé dans cette deuxième catégorie. Entre les deux, on a les robots taxis qui sont en cours de tests dans plusieurs villes aux États-Unis, notamment la technologie de Waymo de Google, et qui sont des véhicules que les personnes ne possèdent pas, l'usager ne possède pas le véhicule.

Ce n'est pas exactement les mêmes technologies, les mêmes principes qui vont être mis en œuvre sur les deux, et les mêmes effets sociaux qu'on peut imaginer.

Au-delà de la question de l'effet rebond, qui est sans doute vrai, qu'on observe partout, effectivement, s'il est plus facile de se déplacer, moins couteux et moins polluant, on va plus se déplacer et ce regain de déplacement va effacer, voire outrepasser les gains qui étaient annoncés par ces mobilités-là.

La première chose, c'est que se déplacer avec un véhicule autonome ou pas autonome, d'un point de vue écologique, ça ne change rien.

Alors on pourra toujours prétendre, oui, mais le véhicule autonome va optimiser, il va faire de l'éco-conduite. Bon là, il faut arrêter de prendre les gens pour des imbéciles.

De manière générale, pour moi, c'est pas tellement une question de risque, mais pourquoi ça pose problème ? Pourquoi est-ce qu'on ne devrait pas se précipiter là-dessus et on devrait au mieux faire des clubs de robotique dans chaque quartier et que les gens, des jeunes, des moins jeunes, des anciens puissent s'amuser à fabriquer des trucs autonomes et jouer avec ? Pour moi, c'est comme ça que devrait rester la notion de véhicule autonome.

Parce que le risque, c'est que quelque chose d'aussi simple, d'aussi fondamental, d'aussi crucial, d'aussi quotidien que le déplacement, se rende dépendant de tout un système technique qu'on ne maîtrise absolument pas.

Il y a des capteurs pour ces véhicules, des capteurs LIDAR notamment, qui nécessitent des tas de métaux qui sont extraits à différents endroits de la planète, usinés et confectionnés à d'autres endroits, assemblés encore à d'autres, puis transportés, etc.

Pour quelque chose d'aussi fondamental que le fait de se déplacer, et encore plus si on dit que ça va être très utile pour améliorer nos déplacements, donc pour se déplacer de façon vertueuse, nous dépendrions d'un système technique qui n'est pas soutenable à la fois en termes de matériaux, mais aussi dans sa complexité qui a une fragilité trop grande.

Il suffit qu'il y ait un problème dans la chaîne d'approvisionnement, un canal de Suez qui est bloqué, une sécheresse à Taiwan à force de fabriquer des puces électroniques. Et alors, on ne pourrait plus se déplacer ? C'est ça, essentiellement, me semble-t-il, l'argument qui doit faire dire qu'il est urgent de ne pas se précipiter dans cette direction-là.

Quels ont été tes déclics, ton cheminement, à un moment donné tu te dis, bon, ça suffit, on arrête les conneries, je démissionne ?

Alors, cette question-là, comme tu t'imagines, elle m'a mainte fois été posée. Ça a été quoi, la goutte d'eau qui a fait déborder le vase ? Il se trouve que c'est le titre du premier chapitre du livre que j'ai écrit, le sujet des ingénieurs qui doutent.

Et justement en disant que cette question-là, elle est tout à fait légitime, mais c'est pas la question qui me semble intéressante politiquement. C'est-à-dire si on considère qu'il y a un sens politique à déserter un boulot dont on se dit qu'il est, comme je viens de le faire, urgent de cesser de s'y précipiter, d'y mettre autant d'investissements, d'énergie, de jus de cerveau.

Si on pense qu'il est important de trouver des stratégies sociales d'amplification de ces mouvements, de désertion, de bifurcation, on pourra revenir sur ces termes si besoin, c'est pas tellement la question de quelle est la goutte d'eau individuelle qui a fait déborder le vase, qui va nous permettre de trouver ces stratégies-là.

Alors moi, me concernant, je te l'ai dit, il y a un mélange d'un ras-le-bol de ne plus supporter le fait que tout le monde n'en ait rien à faire de la vérité, ce régime de crédibilité, cet espèce de spectacle où on raconte des trucs en sachant que c'est faux, mais en ayant l'air de croire, en devant feindre de croire que c'est vrai, à un moment ça m'était plus supportable.

Pourquoi j'ai réussi à le supporter pendant tant d'années ? Pourquoi à un moment j'ai pas réussi à le supporter ? Je dirais que les personnes intéressées peuvent aller lire dans le premier chapitre du livre « Quel a été ma goutte d'eau ? », mais ça me semble pas important pour le propos.

Et au contraire, la question qui s'est imposée à moi une fois que j'ai eu un peu franchi le pas, que j'ai eu cette goutte d'eau qui m'a amené à une phase de dépression pas longue mais assez aiguë, la question qui s'est imposée à moi c'est plutôt non pas pourquoi quelques-uns désertent, mais pourquoi l'immense majorité, tous mes collègues, mes amis qui me font part de leur dissonance cognitive, qui expriment avec beaucoup de clairvoyance le fait que leur boulot, selon eux, ne va pas vraiment dans le bon sens, pourquoi est-ce qu'ils ne désertent pas ? C'est cette question-là justement que j'ai un peu essayé à élucider dans le livre.

On a une question de Marc, un auditeur de Técologie, qui te demande est-ce que tu t'es inspiré de la chanson Les gens qui doutent de Anne Sylvestre ? Qu'est-ce que sont les différentes formes de doutes que toi-même tu as vécues ou que tu vois chez les ingénieurs ?

La question sur la chanson d'Anne Sylvestre, elle est tout à fait sérieuse. Dans l'ordre, c'est d'abord le titre qui est venu, Lettre aux ingénieurs qui doutent, plusieurs discussions, notamment une avec Gaspard d'Allens, qui est journaliste pour Reporterre, et qui m'a offert une relecture tout à fait intéressante du texte, et je pensais en discutant avec lui et une amie que le titre est venu, et une fois que le titre était là, on m'a fait remarquer que ça a résonné avec les gens qui doutent d'Anne Sylvestre, et j'ai tenu à mettre en exergue justement du premier chapitre les premières phrases de sa chanson :

J'aime les gens qui doutent, les gens qui trop écoutent, leur cœur se balancer, etc.

Parce que cette chanson, effectivement, résonne pour moi. J'aime aussi les gens qui doutent, qui sont capables de renoncer à des certitudes qui, de toute façon, sont factices. Il s'agirait, quand on est chef d'entreprise, quand on est chef de projet, chef d'équipe R&D, on doit incarner des certitudes. En fait, on n'en est pas sûrs. Et donc ça fait du bien de se défaire, de se devoir comme ça d'incarner des certitudes et d'accepter le doute comme manière d'être, je dirais.

L'autre raison importante pour moi de ce clin d'œil, c'est que ce livre, il est écrit au masculin. Je parle des ingénieurs et pas des ingénieure. Ça correspond à ce que j'ai vécu pendant beaucoup d'années dans ce monde-là de l'ingénierie, de l'informatique, du numérique, de la robotique, tout ça, extrêmement masculin. Dans mes études, il y avait 4 filles sur 80, 5 %. Ça s'est à peine modifié par la suite en entreprise.

Et c'est quelque part pour dire que c'est signifiant. La technique, elle est produite par des hommes, pour des hommes, et je pense qu'un des éléments importants de la domination masculine réside effectivement dans la manière dont procède aujourd'hui l'ingénierie, et que c'est un peu un impensé. Ça l'était aussi pour moi, et c'est au fur et à mesure des discussions que je prends conscience de ça.

Je dirais même plus des hommes blancs, de certaines catégories sociales, hétérosexuels, etc.

Cela va sans dire.

Tu dis que les ingénieurs ont du mal à remettre leur rôle car ils vivent dans des cages dorées. Pourquoi ?

Alors, qu'est-ce que c'est ces cages dorées ? Peut-être présenter en un mot comment m'est venue cette idée de parabole de la cage dorée. Alors bien sûr, ça fait référence à plusieurs choses. Il y a la cage de ce sociologue, Max Weber, qui serait dans des cages d'acier. Bon, en fait, il n'en parle pas beaucoup dans ses écrits, mais ça a beaucoup été repris.

Et moi, la thématique de la cage, elle m'est tombée dessus, je dirais, au détour d'une lecture dans la préface de la Servitude volontaire de La Boétie, une préface qui est écrite par le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag.

Il raconte une petite histoire d'un ours qui grandit dans une cage et il dit que si on ouvre un jour la porte de la cage, l'ours ne va pas sortir. Il explique que c'est parce que l'ours s'est forgé une identité qui est l'ours dans la cage. Son moi c'est l'ours et la cage. Et donc l'ours, hors de la cage, il ne sait pas ce que c'est. Il y aurait un déchirement du moi, de son identité.

Et en lisant ça, je me suis dit, c'est ça pour les ingénieurs, ce qui se passe. En fait, c'est ça la raison principale pour laquelle ils ne désertent pas malgré leur dissonance cognitive, qui peuvent, malgré cette dissonance, qui sont prêts à nous partager. C'est que ce serait comme un saut dans le vide, en fait, cette désertion.

Ils se sont forgés une identité qui consiste à se soumettre à tout un tas de choses et grosso modo se soumettre à l'ordre rétabli, à ne pas faire trop de vagues.

Et quand je parlais au début du fait qu'on ne choisit pas vraiment ses études, quand on va faire de l'ingénierie qui mène ensuite à ses métiers technologiques, c'est déjà une première soumission importante dont on n'a pas conscience parce qu'on se dit on a pris la filière la plus sélective.

Mais en fait, ce faisant, on a quand même renoncé à choisir sur ce que l'on avait vraiment envie de faire, ce que l'on avait envie de faire advenir dans le monde par notre travail.

Et il y a un autre élément un peu concret comme ça, c'est quelque part lors de la signature du premier contrat de travail, c'est métaphorique ce que je dis, mais il y a comme un pacte tacite avec l'institution pour laquelle on s'apprête à travailler, on nous dit qu'on aura une vie bien tranquille, le confort de l'existence bourgeoise. Tu n'auras pas à te soucier du lendemain. Grosso modo, si les choses viennent à se gâter, tu es du bon côté de la barrière.

Il y a un "mais". Tu n'ignores pas qu'il faudra te soumettre à certaines choses et à commencer par de la dissonance cognitive dans ton travail. C'est-à-dire que tu n'imagines pas que dans ton travail, tu vas faire des choses vraiment utiles pour le monde et tout. C'est pas comme ça que ça marche. Et cette soumission-là, qui revient finalement à renoncer, à exercer un pouvoir à exercer une action politique au travers de son travail, ou plus précisément à renoncer à exercer l'action politique que l'on souhaiterait mettre en œuvre nous-mêmes selon nos valeurs, etc., me semble être une soumission importante.

Et une fois que ça s'est fait, qu'on a redéfini sa vie en disant, ben voilà, en fait une vie désirable, c'est de renoncer à ça. C'est ça le périmètre de la cage dorée.

Et les ingénieurs qui sont de grands optimisateurs, on lui donne un problème avec des contraintes et il va trouver une solution optimale. Là en l'occurrence, ils cherchent la vie optimale en naviguant au travers de ces deux dimensions qui sont un peu comme le périmètre de la cage, avec la dimension du travail qui va chercher à avoir le plus épanouissant possible.

Mais forcément il y aura une part d'aliénation du travail, une part irréductible.

Et puis l'autre dimension extrêmement importante chez les ingénieurs, c'est les loisirs. On peut profiter des loisirs le week-end, on a suffisamment de temps et d'argent pour profiter des loisirs.

Et l'existence se résume à essayer de trouver une trajectoire optimale au fur et à mesure de sa carrière professionnelle, du déroulement de sa vie, selon ces deux dimensions-là.

Et de cette cage dorée-là, il est difficile d'en sortir, de déserter, de s'extraire.

En fait, l'existence, c'est ça, c'est du travail et des loisirs, et c'est se soumettre à l'ordre établi, c'est avoir de la dissonance cognitive. Une existence qui serait définie selon d'autres principes, on ne sait juste pas ce que c'est.

Tu parlais donc d'action politique dans le travail. En quoi le métier d'ingénieur est politique ? Tu as 4 heures, 4 minutes pardon.

Le métier d'ingénieur et politique, c'est vrai que c'est un sujet que j'essaye d'amener aux étudiants et aux étudiantes des écoles d'ingénieurs que j'ai dans différents cours. Moi, je l'aborde en deux temps.

Je dirais, c'est tout d'abord d'acter le fait que l'ingénierie, c'est la science de la pratique, elle consiste à développer et déployer des technologies dans le monde, des nouvelles ou des existantes, de les adapter.

C'est l'activité de mise en œuvre, de diffusion, de déploiement de la technique. Pas d'ingénieurs, pas de déploiements de technologies et pas de nouvelles technologies.

Et le deuxième, c'est que les technologies façonnent nos modes de vie, elles façonnent les organisations sociales, l'organisation du travail. Elles orientent notre manière de voir le monde, nos loisirs, la culture.

C'est des évidences si on pense à comment les réseaux sociaux ont transformé les existences de milliers, de millions de personnes, ont transformé des élections politiques, etc.

Bien souvent, on se dit que la technique a un pouvoir de transformation sociale bien supérieur à l'action politique classique institutionnelle de la politique représentative. Il y a des tas de choses que des objets techniques ont fait faire aux gens qu'il aurait été impossible de faire avec des lois en démocratie.

Pour reprendre l'expression du philosophe Mark Hunyadi, Il y a une forme de tyrannie des modes de vie, c'est-à-dire qu'on transforme nos modes de vie de façon profonde et on transforme la culture sans nous avoir demandé notre avis. En ce sens-là, la technique est politique.

Et donc voilà, on finit le syllogisme. Si l'ingénieur produit de la technique et que la technique est politique, alors l'ingénieur fait de la politique.

Et quand on les interroge un petit peu, ils en ont bien conscience que faire de l'ingénierie, c'est pas exactement le même pouvoir d'agir sur le monde que être caissier ou caissière dans un supermarché. On est les artisans de certaines trajectoires prises par la société.

Si on est beaucoup à travailler dans le véhicule autonome, on va faire advenir le véhicule autonome et ça va changer le monde.

Ce n'est pas la même chose que d'être dans une activité plus de continuation ou d'entretien des dynamiques actuelles.

On pousse les trajectoires sociales dans certaines directions.

Et la question ensuite, sur laquelle on discute souvent avec des étudiants ou avec des ingénieurs de différents âges, c'est quelle est la part de responsabilité individuelle ? Qu'est-ce qu'individuellement on peut faire par rapport à ça et qu'est-ce qui convient de faire ? Mais dans l'ensemble, que l'ingénierie soit une activité qui est une dimension politique importante, tout le monde s'accorde généralement à le dire.

Quand on parlait de cage dorée, tu as parlé d'aliénation du travail. Est-ce que tu peux revenir sur ce terme-là, peut-être pour ceux qui sont moins habitués à entendre parler d'aliénation, qu'est-ce que tu entends par cette expression ?

L'ingénieur allait avoir un travail un peu épanouissant, mais aussi nécessairement un peu aliénant.

Bon, c'est un mot valise, on pourrait dire qu'il y a vraiment plusieurs sens, entre le sens qui lui a été donné par Marx dans le sens de l'aliénation au travail. Il y a une idée de dépossession, de dépossession de son travail. Alors déjà on est dépossédé, c'est le principe du capitalisme, où les travailleurs sont dépossédés de l'outil de travail. Ils n'ont que leurs forces de travail à vendre.

Ça c'est le premier niveau d'aliénation. Mais, il y a le fait d'être étranger à son travail, de ne pas s'y reconnaître. Et c'est des choses qui sont accentuées par la division du travail qui fait que le travail est forcément aliénant. Qui peut se retrouver et s'épanouir dans le fait d'avoir une tâche répétitive ?

Alors pour les ingénieurs, comme je l'ai dit, c'est un peu différent, parce qu'on leur vend le fait qu'ils auront un travail épanouissant, stimulant intellectuellement, etc. Ce qui n'est pas toujours vrai, mais pour certains, en particulier ceux qui sont vraiment dans la technique, c'est vrai.

Mais l'aliénation, elle prend la forme de ce qu'on est étranger à son travail, c'est-à-dire qu'en fait, ce que l'on voudrait voir advenir dans le monde, c'est pas ce que l'on contribue à faire advenir par son travail. Donc là, il y a une forme d'aliénation et de dépossession de son pouvoir d'agir politique par son travail.

J'ai l'impression que l'alignation n'est pas forcément perçue par certains. Enfin, pas par la majorité, j'ai l'impression. Voilà, c'est des "Néo" dans la matrice qui n'ont pas eu encore accès à la pilule bleue et la pilule rouge. Donc ils n'ont pas forcément conscience que c'est des bullshit jobs ou du travail qui ne fait pas sens. Peut-être que c'est l'objectif de ton travail, finalement qui s'inscrit dans une certaine urgence, comme tu disais, que les ingénieurs cessent de nuire au plus vite. Mais est-ce que les démissions individuelles suffiront ?

Est-ce que les ingénieurs ont vraiment conscience de ça, les gens qui travaillent dans la technique, ils ont vraiment conscience de faire partie du problème ou bien ils n'ont pas encore avalé la pilule de la bonne couleur et donc ils se bercent d'illusions, ils n'ont pas encore compris ce à quoi ils participent. C'est une question très difficile, c'est une question insoluble parce qu'on ne sait jamais ce que les gens se racontent eux-mêmes.

Et ça on peut s'en convaincre en sachant que soi-même on ne sait pas vraiment ce qu'on se raconte.

Donc les gens, on ne sait pas ce qu'ils se racontent et eux-mêmes ils ne savent pas ce qu'ils se racontent, ils ne savent pas vraiment à quoi se raccrocher entre des croyances, entre des valeurs et des histoires qu'on se raconte pour tenir pour réduire finalement la dissonance cognitive.

Parce que cette incohérence entre ce qu'on voudrait faire advenir dans le monde et ce que l'on a conscience de contribuer à créer par son travail, cette incohérence-là, elle est insupportable, on ne peut pas vivre avec.

Donc, on est obligé de trouver des stratégies. Il y en a une qui est de dire, ça ne me va pas, donc je pars.

Mais la stratégie la plus couramment employée, c'est de se raconter des histoires qu'en fait, son travail, quand même, ce n'est pas si pire déjà. Ça pourrait être pire, je pourrais faire des trucs pires. Voilà une première manière de raconter une histoire.

Et puis, si toutes les planètes sont alignées, peut-être que ça pourrait servir. On met l'accent sur les quelques cas potentiellement vertueux de l'utilisation de cette technologie en occultant tous les autres cas qui sont ceux pour lesquels cette technologie est utilisée et développée, évidemment.

Et cette capacité à se raconter des histoires, j'appelle ça des narrations rationalisantes ou légitimantes qui viennent légitimer l'activité que l'on a, elle est très développée.

Chez les ingénieurs, on pense qu'ils n'ont pas beaucoup d'imagination, mais non, si on commence à les interroger, à les titiller, soit il va y avoir une reconnaissance de ce que quelque chose tourne pas rond. Mais bon tant que ça m'empêche pas de dormir voilà je le fais soit il va y avoir cette capacité à raconter des histoires qui reviennent un peu à ressortir aussi les discours des responsables commerciaux et des responsables marketing de l'entreprise.

On a tout un tas de discours prêts à penser que l'on peut ressortir pour calmer sa dissonance cognitive.

Et pourquoi je dis que c'est nécessaire, qu'on ne peut pas vivre avec certain cohérence, c'est qu'on ne peut pas pousser la porte du bureau tous les matins en se disant en fait ce que je fais n'a aucun sens, je ne devrais vraiment pas le faire.

Encore plus quand son rôle, c'est de motiver une équipe pour le faire. Moi j'ai parfois eu le sentiment d'être un peu comme un capitaine, un colonel d'un groupe de soldats et de devoir leur dire « Allez les gars, faut qu'on aille à la guerre ! », d'une guerre que moi je n'avais pas du tout envie de mener. C'est une très inconfortable situation.

Sur les démissions individuelles, est-ce qu'elles suffiront ? C'est évidemment une question très importante là-dessus, dans ce sujet-là.

Il y a évidemment un risque d'individualisme pour toute démarche, tout mouvement qui part d'en bas, qui part des individus là où ils sont.

Il se trouve que, autant dans mon livre que dans différents collectifs qui discutent de ces thématiques de désertion, bifurcation, je pense à « Vous n'êtes pas seul », tu as cité Romain Boucher, que je connais bien par ailleurs, il y a des collectifs comme les Désert'heureuses, etc.

Il s'agit bien de politiser la désertion. Je fais un clin d'œil parce que tu m'as mis dans les notes que tu souhaitais peut-être parler du livre « Politiser le renoncement d'Alexandre Monin ». Il y en a plusieurs à vouloir politiser la désertion.

Et justement, à faire tout sauf une somme d'actes individuels. C'est pour ça que je dis que s'intéresser aux gouttes d'eau et aux mal-êtres des ingénieurs, etc., ce n'est pas la question. Ce serait totalement indécent de se dire, oh là là, il y a des ingénieurs, ils ne se sentent pas bien, il est urgent qu'ils aillent mieux. Non, c'est pas la question.

Il est urgent qu'ils cessent de nuire à la société. Il ne s'agit pas de faire du développement personnel pour les ingénieurs.

Même si parfois, pour les aider quelque part à prendre conscience, il y a des éléments qui peuvent s'apparenter à ça. Mais c'est pas du tout le propos.

Donc la question, c'est comment est-ce qu'on passe à l'échelle ? Comment est-ce qu'on crée un mouvement social, peut-être, de désertion ou de bifurcation, de questionnement sur l'ingénierie...

Pourquoi est-ce qu'il y a un sens à ce que des personnes qui ont conscience de nuire, à un moment, s'arrêtent de nuire et comment est-ce qu'on peut amplifier ça ?

Il y a diverses manières de faire. L'écriture de mon livre s'inscrit dans ce projet-là, d'amplifier ce mouvement-là. Le fait de documenter précisément les nuisances engendrées par les systèmes techniques développés par l'ingénierie et ce que je présentais tout à l'heure comme le fait de tout ce qui accroît nos dépendances à des systèmes techniques insoutenables me semble être un bon moyen parce que ça fait que les ingénieurs n'auront plus cette possibilité de se raconter des histoires qu'en fait, leur technologie "elle peut faire partie de la solution si tout va bien".

Et puis, c'est l'autre élément, de montrer à voir d'autres possibles, à la fois d'autres places, d'autres rôles sociaux que pourrait endosser la technique, et d'autres places que les ingénieurs pourraient occuper, d'autres secteurs pour lesquels ils pourraient travailler et s'impliquer.

Si je reformule, si je comprends bien, toi, en fait, ce que tu veux, c'est chuchoter à l'oreille des ingénieurs ? C'est de leur montrer la vérité et pas forcément leur proposer des choses toutes faites ou des solutions clés en main pour bifurquer, déserter ?

Il y a quelque chose de cet ordre-là. Effectivement, je n'ai pas un programme politique clé en main, évidemment, et je n'ai pas un rapport à la politique qui pourrait s'inscrire de toute façon là-dedans. Plus que chuchoter à l'oreille, parce que je n'ai pas de message très clair, si ce n'est de dire, s'il y a un doute, et très souvent il y en a un, écoutez-le. Il est porteur de vérité.

Il est porteur de vérité même de manière supérieure à toutes les pseudo-vérités que vous racontez à longueur de journée dans l'entreprise et auxquelles vous ne croyez pas. Et c'est ça qui crée le doute. Et que si vous continuez à proférer des discours et à organiser votre vie selon des discours dans lesquels vous ne croyez pas.

Il est possible que vous arriviez à tenir longtemps comme ça, mais peut-être qu'une source de votre mal-être est une source de votre mal-être aussi par rapport au monde tel qu'il est, quelque part votre mal-être politique se situe là et que si vous arrêtiez de raconter des trucs dans lesquels vous ne croyez pas et d'essayer de vous en convaincre vous-même, vous pourriez d'un même coup vous ré-empuissantez politiquement, retrouver un pouvoir d'agir politique.

Et aborder la vie, alors je ne dis pas forcément de manière plus heureuse, etc., mais ce n'est pas des thèmes qui me parlent trop, le bonheur c'est une question très personnelle, mais en tous les cas avec un regain de liberté, en se défaisant d'un certain nombre d'aliénations.

Tu parlais de donner ta définition de bifurcation et de désertion. Qu'est-ce que bifurquer, qu'est-ce que déserter ? Est-ce qu'il y a des différences ?

Alors, de quoi est-ce qu'on déserte ? Qu'est-ce que ça veut dire déserter de sa cage dorée ?

Il faut couper court au malentendu qu'il s'agirait de déserter du capitalisme ou déserter de la société, quitter la société, quitter le système aussi qu'on entend parfois, ou pour reprendre des choses propres, proposé ou plutôt analysé par Alexandre Monnin, qui dit que le problème de la désertion, c'est qu'on quitte la technosphère et on l'abandonne à sa propre destinée, on refuse de participer à une transformation de la technosphère. On romprait avec ses dépendances.

Moi je ne crois pas, de toute façon ça n'existe pas ça. On ne sort pas du système, on ne sort pas du capitalisme et on ne rompt pas avec ses dépendances à la technique. Personne. Et c'est certainement pas l'orientation politique en tous les cas que je propose, celle qui pourrait consister à essayer de vivre en autarcie et de se sauver soi-même. À aucun moment je pense qu'il y a d'ambiguïté là-dessus dans ce que je développe.

Pour rebondir là-dessus, Monnin parle également au lieu de déserter, il faut aussi que peut-être les ingénieurs travaillent à maintenir ce qui est nécessaire, notamment pour certaines personnes plus fragiles.

On va y venir éventuellement, effectivement. Mais cette idée que déserter, ça serait rompre ses dépendances, ça serait se sauver soi-même d'un monde qu'on ne supporte pas, etc. Pour moi, ça n'existe pas, ça, d'une part.

D'autre part, déserter je le présente comme une manière de se réapproprier son pouvoir d'agir politique, donc c'est tout sauf renoncer à faire de la politique. Alors de quoi est-ce qu'on déserte exactement ? On déserte de sa cage dorée. On déserte d'une forme de résignation à justement ne pas exercer de pouvoir politique par son travail. C'est ça qui à un moment nous paraît insupportable.

On déserte de se satisfaire d'une existence définie par ces deux axes que sont le travail et le loisir, et duquel l'axe politique justement est absent, puisqu'il a fallu l'écraser, il a fallu y renoncer. Et c'est de cette situation-là, de cette résignation-là que l'on déserte.

Ce n'est pas une désertion qui consiste à quitter la société. Comme je l'ai dit, pour moi, c'est quelque chose qui n'existe pas. Et ce n'est pas non plus un point d'arrivée, la désertion.

Ça y est, j'ai réussi à sortir de l'entreprise dans laquelle j'étais, où depuis des années je me disais qu'en fait ça n'avait pas de sens, etc. C'est bon, c'est fini. Non, c'est un point de départ et qui peut avoir de multiples suites, de multiples avenirs.

Et que peuvent faire les ingénieurs qui désertent, qui soient plus utiles à la société ? Ça peut tout à fait être de se dire, effectivement, je vais revenir ou aller dans un tel endroit de l'industrie du technocapitalisme, parce que la dynamique du capitalisme et la dynamique de l'innovation technologique sont intimement liées.

Et parce que aujourd'hui il faut, pourquoi pas, maintenir cette infrastructure et avec la conscience que j'ai des choses, je vais en parler autour de moi, un peu comme la posture de l'établi des années 70 en France, où des personnes très diplômées allaient faire un boulot d'ouvrier, notamment pour préparer la base politiquement. Bon, pourquoi pas.

Mais il y a plein d'autres choses qui me semblent importantes à faire, et notamment investir le champ très très large entre le fait de participer au verdissement du technocapitalisme et à toutes les initiatives de type croissance verte, de dire oui, ça y est, on a compris que les choses n'étaient pas soutenables et donc on va changer les choses.

Mais sans renoncer à cette logique industrialiste qui est que quand même, pour faire ça, il faut miser sur renoncer à la valeur de l'efficacité. L'efficacité serait une valeur en soi, la productivité, donc on va faire des objets durables et soutenables, mais avec des systèmes extrêmement efficaces et extrêmement productifs.

Donc entre ça et des alternatives extrêmement micros, extrêmement locales, qui peuvent parfois se cantonner dans le domaine technique à des formes de bricolage, il me semble qu'il y a un champ énorme qui mériterait d'être investi justement par les ingénieurs déserteurs, qui consiste à se réapproprier la question technique dans son ensemble, et la question de nos dépendances techniques actuelles, et à se dire comment est-ce qu'on pourrait en sortir, nous, c'est-à-dire des personnes ayant déserté des cages dorées, personnes n'ayant pas confiance dans ces logiques du productivisme...

Mais comment est-ce qu'on peut s'organiser pour réduire nos dépendances pour ce qui concerne l'alimentation, pour ce qui concerne le transport, etc., sans se mettre en attente de ce que le technocapitalisme nous fournisse un jour des véhicules intermédiaires entre le vélo et la voiture ou d'autres objets qui seraient plus durables mais qui seraient produits selon les mêmes logiques ?

Et là, il y a un chantier immense qui me semble très intéressant à investiguer, à commencer à explorer.

C'est un sujet sur lequel tu as travaillé : qelle est la place des low tech dans la redirection écologique des ingénieurs ? Et justement, comment faire que ces low tech ne soient pas appropriés par le technocapitalisme ?

C'est déjà pas mal le cas, c'est assez impressionnant de voir la capacité d'appropriation, de phagocitation des logiques capitalistes.

Tu as des exemples justement ?

Oui, tout à fait. Il y a une conférence organisée sur le thème des low-tech en septembre / octobre dernier, qui était organisée par Orange.

Par exemple, à Airbus, on se pose des questions de comment intégrer des low-tech dans des processus de fabrication, etc.

Il y a deux choses, il y a d'une part la réappropriation éventuellement des techniques et des principes et tout, mais surtout des termes de la démarche et de l'approche qui peuvent la vider de sa substance.

Alors je pense que la low tech, vision telle que le véhicule beaucoup le Low-Tech Lab, ont vécu et ont vécu une super vie dans nos pays. On était sans doute au summum de la dépossession et il s'agit ici effectivement de se dire comment est-ce qu'on peut se réapproprier au moins des petits bouts de notre existence, un four solaire, une marmite norvégienne, des petites choses que l'on peut se faire et déjà c'est une sensibilisation, ça montre un chemin.

Mais on ne va pas changer le monde comme ça, et je pense que c'est clair pour tout le monde et même les membres actifs du Low-Tech Lab.

Donc la question, c'est qu'est-ce qu'on peut faire qui permette un passage à l'échelle ? C'est ça, cette espèce de boulevard, me semble-t-il, qui existe et qu'il faudrait explorer. C'est ce sujet-là que l'on tente de pousser à travers la formation qu'on a montée avec quelques collègues qui s'appelle "La bifurque" qui est une formation pour enclencher une bifurcation industrielle et qui vise spécifiquement des ingénieurs qui sont en reconversion et dont on souhaiterait qu'ils politisent leurs démarches, ce qui passe par notamment dans la formation. Il y a beaucoup de cours sur l'histoire et la dynamique du capitalisme, le rôle de la technologie, etc., de quand même bien comprendre comment on en est arrivé là, de ne pas se tromper sur quels sont les mécanismes dominants et déterminants dans le cours socio-historique qui nous a amené où on en est aujourd'hui. Et de politiser leur démarche pour enclencher des initiatives.

On est à nouveau un mouvement par-le-bas, qui mêle à la fois la démarche low-tech de durabilité, de s'assurer que ça réponde à des besoins, etc., et les principes de l'économie sociale, du mouvement des coopératives.

Voilà, ça c'est un type de possibilités pour enclencher cette redirection-là.

À nouveau, je le répète, je n'ai pas de super programme politique clé en main.

J'ai tous les jours des tas de questions sur quelles sont les stratégies politiques, quelles sont les stratégies de transformation de la société, quelles sont les stratégies anticapitalistes qui permettent de transformer la société et sortir un peu des verrouillages dans lesquels elle est, des verrouillages à la fois qui sont dans les têtes et dans le système technique dans lequel on est.

Je n'ai pas de solution merveilleuse pour ça, mais quelques propositions, quelques initiatives pour essayer de desserrer un peu l'étau et voir si ça peut faire advenir quelque chose.

Quel est en regard sur les luttes et mouvements écologiques en général du type soulèvement de la terre ou même des mouvements anti-industriels ?

On est au cœur de la question des stratégies, effectivement. Stratégiquement, je pense que ces luttes sont essentielles, elles sont légitimes, et j'y participe pas autant que je le voudrais, mais bon, je commence à faire avec un peu le fait qu'il y a différentes contraintes dans son existence.

T'es pas loin du projet de l'A69 (autoroute 69 entre Toulouse et Castres) ?

Par exemple, que ce soit l'A69 ou d'autres projets, voilà, j'y suis, mais si je suis là à te répondre aujourd'hui, c'est que je ne suis pas dans un arbre, un des derniers arbres protégés aujourd'hui, voilà. C'est ainsi.

Mais qu'est-ce que j'en pense donc ? J'en pense que c'est essentiel d'un point de vue stratégique, parce que pour transformer le monde, il s'agit aussi et en premier lieu peut-être de lutter contre les transformations actuelles, ce qu'on appelle un peu le mouvement écocidaire qui peut être en œuvre.

La lutte contre certaines forces est extrêmement importante et parfois les ingénieurs qui doutent et dans le domaine de la technologie, on est très effrayé de ces questions de conflictualité et on va juste se dire mais non en fait ce qu'il faut c'est trouver une bonne solution qui va plaire à tout le monde et ça va transformer la société comme ça.

Moi je ne pense pas. Je pense qu'il y a de la conflictualité dans nos sociétés de manière générale et particulièrement aujourd'hui, qu'il ne faut pas se voiler la face là-dessus.

Cette conflictualité, il faut l'assumer et la pousser sur certains terrains de lutte, que ce soit contre l'A69 ou contre d'autres sujets environnementaux. Et pour moi, c'est particulièrement important dans ces questions de désertion et de bifurcation, parce qu'on vient là d'exposer, possiblement, les ingénieurs qui doutent, de les amener sur les terrains de lutte, de les amener voir des personnes qui sont en lutte sur un territoire, pour un sujet, parce qu'on va sortir de cette rationalité instrumentale très calculatoire de l'ingénieur.

Et on va voir des gens qui sont pris aux trippes par un sujet, et il y a des possibilités que ça saisisse un peu nos ingénieurs qui doutent mollement, que ça les saisisse aux affects, que ça produise des affects puissants, et que selon moi c'est un vecteur de transformation individuelle extrêmement important.

Le fait d'amener les luttes dans les milieux de l'ingénierie ou de la formation d'ingénieurs ou d'amener ces personnes-là auprès des luttes environnementales me paraît aussi un élément important de participation à la transformation sociale.

Quelles sont tes recommandations aux ingénieurs déserteurs pour démanteler la méga machine ? Comment s'y prendre et par quelle voie ? Par des voies juridiques ou autres ? Est-ce qu'on monte dans un arbre ?

J'ai l'impression d'avoir un petit peu répondu sur l'importance de la multiplicité des stratégies.

L'archipélisation des luttes ?

L'archipélisation, par ailleurs. mais de ne pas se dire que moi j'ai la bonne stratégie et les autres sont nécessairement mauvaises, mais trouver évidemment le juste milieu, je ne vais pas tomber dans un relativisme absolu, que tout se vaudrait et que toute lutte se vaudrait, et qu'en fait toute action se vaudrait. Non, non, il y en a qui sont quand même moins efficaces que d'autres, et il y en a qui sont même inefficaces.

Donc il ne s'agit pas de se dire que tout est bon, mais d'accepter quand même qu'il y a une pluralité de formes d'actions et qui peuvent consister à lutter contre certains éléments, à ancrer d'autres, à ancrer des choses alternatives, à transformer, à s'immiscer dans les interstices du système, des stratégies qu'on pourrait qualifier de symbiotiques, selon le sociologue américain Erik Olin Wright, qui consiste à essayer de désagréger le système depuis l'intérieur.

Je ne dis pas le transformer, le réformer, etc. Imaginez qu'on arrivera au sein d'Airbus à faire produire moins d'avions à Airbus. Non, ça ne marchera évidemment pas. Mais je pense beaucoup à des institutions publiques quand même, évidemment, ne pas renoncer à ça.

Et puis, donc le quatrième volet stratégique, évidemment, l'éducation, le fait de produire des textes, d'aller voir des gens, d'expliquer des choses, de donner à voir, etc. Aucune de ces choses n'est suffisante, mais ça fait bouger les lignes. Et puis surtout, pour les personnes qui sont souvent un peu désespérées, en disant, mais est-ce qu'on va réussir ? Est-ce que ça va suffire ?

J'ai tendance à dire, j'aime beaucoup cette phrase de Bernard Charbonneau dans Les jardins de Babylone, ...

le but de l'écologie politique c'est pas de faire advenir le paradis sur terre, c'est d'éviter l'enfer.

Donc juste dans cette idée que si on le fait pas ça sera pire.

Notre but, là, il n'est pas de faire advenir le meilleur monde sur Terre, mais d'éviter que les choses soient trop pires.

Et quelque part, ça fait écho avec ce auxquels j'invite les ingénieurs. Je leur dis pas, mais allez, bougez-vous, engagez-vous, faites un truc super, etc. Je dis, s'il y a une petite voix en vous qui vous dit que vous êtes en train de nuire, cessez de nuire.

Dire "je préfère ne pas", ça me semble déjà être un acte politique assez fondamental.

Juste dire non.

Juste dire non. Il y a cette phrase de Bartleby, le scribe de cette petite nouvelle d'Hermann Melville, qui dit « je préférerais ne pas, I would prefer not to », qui résume assez bien cette attitude.

Quand on parle de démanteler la mégamachine, on est d'accord que là où c'est compliqué c'est qu'est-ce qui est nuisible, qu'est-ce qui ne l'est pas ? Le technocapitalisme le met en avant : la santé, le fait de pouvoir communiquer avec des gens du monde entier grâce à l'infrastructure du numérique... Et d'ailleurs, aujourd'hui, on pousse l'IA justement pour la santé. Et comment trouver le bon curseur entre vouloir démanteler, enlever des technologies et les technologies vraiment utiles pour les plus fragiles ? Parce qu'on a, peut être tu es au courant, des mouvements un peu réactionnaires, anti-industriel, transphobe parfois. Puisque là aussi c'est un sujet de doute.

Oui, alors je ne mettrai pas forcément tout ça dans le même panier. L'expression « démanteler la mégamachine », qui est une expression que j'ai pu employer dans un texte que j'avais publié sur Lundi Matin qui reprenait le titre La Fin de la mégamachine de Fabian Scheidler.

Je ne pense pas que ce soit la bonne manière de voir les choses. Aujourd'hui, démanteler la mégamachine, ce n'est pas ça qu'on est en train de faire. Ça ne fonctionne pas comme ça. On ne démantèle pas quelque chose et ce n'est pas qu'on le veuille ou non.

De fait, la flèche du temps est quand même orientée vers l'avant.

Il faut se défaire de certaines choses, réduire nos dépendances, notre emprise, transformer la société, etc.

Mais dans le démantèlement, il y a l'idée comme si on pouvait revenir en arrière, et ce n'est pas le cas. Donc cette image-là, aujourd'hui, elle ne me parle pas tellement.

Après, sur les courants anti-industriels qui sont très variés, il y a une pluralité de pensées au sein du courant industriel.

Il y a des choses dans lesquelles je me reconnais complètement, des choses dans lesquelles je me reconnais moins, notamment des critiques de la technique mais qui n'ont pas de solution de ce qu'on fait à partir de maintenant. Moi c'est vrai que je suis assez attaché à dire on part de là où on est maintenant.

On va pas passer des heures et des heures à discuter d'où est-ce qu'on voudrait arriver. On part de là, de nos dépendances, et qu'est-ce qu'on peut faire à partir de là, et de la société, et de la culture, et des esprits tels qu'ils sont aujourd'hui, façonnés aussi.

Il y a des choses dans lesquelles je me reconnais moins, avec des éléments de critique qui ne donnent pas de pouvoir d'agir justement sur la société telle qu'elle est.

Dans Tout plaquer de Anne Humbert, pour l'autrice, la désertion ne fait pas partie de la solution, mais du problème. Elle-même ingénieure, elle ne pense pas que la désertion améliore la société, ni même qu'elle soit un acte subversif. Pour elle, la désertion repose même sur une logique très néo-libérale, individualiste et inégalitaire, et seules les personnes ayant déjà un capital économique, social et culturel peuvent s'en sortir dans la désertion. Il me semble que tu as déjà eu l'occasion de débattre avec cette autrice, sur ce sujet.

Effectivement, j'ai glissé dans la discussion qui précède quelques éléments sur ce sujet-là, en disant qu'on pourrait taxer toutes démarches de désertion qui partent d'en bas. Il y a un risque d'individualisme. Et effectivement, il est possible que dans le lot, il existe des personnes qui cherchent à se sauver elles-mêmes et qui sont dans un renoncement politique.

Bon, peut-être. Moi, j'en ai pas rencontré. Moi j'ai le sentiment qu'Anne Humbert a écrit son livre en se basant sur un, je vais dire deux, mais il me semble un essentiellement pour l'avoir lu parce que je l'ai discuté avec elle effectivement, un exemple particulier de déserteur, en l'occurrence une désertrice présomptueuse et surplombante qui méprisait les personnes qui ne faisaient pas comme elle. Et qui avait l'idée qu'elle s'était sauvée et elle ne se rendait pas compte que cette démarche-là n'avait été rendue possible que par le fait qu'elle avait des tas de privilèges.

Pour moi, cet élément ne résiste pas à l'épreuve des faits. Le fait d'avoir conscience de ces privilèges et de ce que ces privilèges là justement sont ce qui permet de déserter et on souhaiterait bien y renoncer, c'est une question qui est au cœur des discussions autour de la désertion, de la bifurcation. J'ai cité Vous n'êtes pas seuls, des Désert'heureuses, etc.

Et que l'idée que ça ferait le jeu du néolibéralisme, on ne peut pas dire ça, c'est juste pas possible. Aujourd'hui on est dans un pays où il y a une pénurie d'ingénieurs, du point de vue du technocapitalisme. L'industrie cherche à recruter à tour de bras l'ingénierie. I y a un rapport de force très clair du côté des ingénieurs.

Donc ils mettent tout en oeuvre pour essayer de les garder. Donc la désertion est évidemment un sujet qui inquiète les entreprises. Ce n'est pas quelque chose qui les arrange. Donc là-dessus, il me semble que les arguments qui sont développés par Anne Humbert dans son livre sont effectivement fallacieux.

En tout cas, ils ne répondent pas à une analyse même assez rapide des faits. Ces propositions qui consistent à dire non mais il faut rester à l'intérieur même si on a conscience que ça va pas dans le bon sens mais ça serait pas courageux de partir. D'une part quand même remarquer que ce discours il fait parfaitement écho aux discours, aux contre discours, aux contrefeux, aux discours réactionnaires qui ont eu lieu lors du discours des étudiants d'AgroParisTech qui disaient que c'est hyper lâche vous avez bien profité du système etc.

Et puis il me semble que cette stratégie-là qui est proposée à l'intérieur, elle pose effectivement des bonnes questions. Attention au risque d'individualisme, mais on ne l'avait pas attendu pour se poser la question.

Mais elle n'offre pas de solution, si ce n'est de s'engager dans le syndicalisme, etc. Mais c'est quoi s'engager dans le syndicalisme chez STMicroelectronics, quand à côté on a une lutte contre STMicroelectronics à Grenoble, qui prévoit d'augmenter la capacité de production des puces.

Pour juste donner une référence, il y a un article de Gaspard d'Allens sur Reporterre qui discute ce livre-là, qui en fait une critique qui me paraît tout à fait juste, qui s'intitule « Changer de vie est-il réservé aux élites ? », et qui conclut par le fait que tirer à boulet rouge comme ça, on manque sa cible dans son livre.

Sans transition, peut-être que les ingénieurs déserteurs seront remplacés par des intelligences artificielles. Dans une tribune pour Reporterre, tu t'attaques justement à l'immiscion des algorithmes d'intelligence artificielle partout, notamment dans l'enseignement supérieur, ou l'enseignement tout court d'ailleurs. Peux-tu nous en dire quelques mots ?

Alors oui, volontiers, on change un petit peu de sujet. Il y a la dimension écologique, effectivement, de ces technologies-là. J'aurais tendance à dire que la dimension écologique aujourd'hui, c'est celle qui m'inquiète le moins. Et en même temps, la difficulté, c'est qu'elle prend de plus en plus d'ampleur au fur et à mesure que ces technologies se développent, se diffusent, etc.

Non, je crois que ce qui m'a inquiété, qui m'a amené à écrire ce petit texte effectivement dans Reporterre que j'avais voulu intituler ce que les IA font à l'enseignement, mais qui a été transformé par la rédaction en l'IA, un projet néolibéral pour l'enseignement, bon pourquoi pas.

Il y a effectivement cette idée aussi, mais c'est essentiellement l'observation du décalage énorme qu'il y a entre des discours qui sont toujours critiques. Moi j'ai rencontré personne qui dit c'est juste génial.

Je travaille à l'université. Comment ça a déjà perturbé, transformé, je dirais même, l'activité de beaucoup d'enseignants en anglais. Les heures passées, les discussions par les profs d'anglais dans les écoles d'ingénieurs pour se dire comment est-ce que je pourrais avoir des exercices, des devoirs qui ne soient pas l'expression, c'est « ChatGPT-isable », c'est-à-dire qu'ils puissent ne pas s'assurer qu'en fait ils ne vont pas corriger des copies écrites par un robot, parce que ce n'est pas très agréable en termes d'aliénation au travail.

Qu'un humain corrige des textes écrits par un robot, c'est la dernière étape de dévalorisation du métier.

Et donc ça a énormément transformé la pratique du métier. Les gens se posent beaucoup de questions. Si on regarde un peu les spécialistes de l'éducation, les critiques sont très fortes sur le fait que tout simplement ça entraîne une paresse de l'esprit, ça dépossède de la capacité de développer un raisonnement.

On ne part jamais de rien, on a des bribes, mais c'est cette difficulté de saisir les bribes et d'en faire un premier jet. On se dit que ça serait trop difficile, maintenant il faut demander à une machine de nous faire ces bribes-là.

Et puis la production extrêmement standardisée des textes qui pourrait devenir, c'est un point que je développe dans la tribune, une norme de production textuelle à laquelle il faudrait se conformer, sinon on va dire ah oui mais là ton texte il a un peu trop de style, un peu trop d'accent, est-ce que tu peux pas m'écrire comme ChatGPT, ça au moins ça passe bien.

Donc beaucoup de critiques de ça et des pratiques qui sont complètement décalées, qui sont complètement débridées. Des profs qui l'utilisent partout où ils peuvent.

Dernier exemple en date, une chercheuse dans un domaine du numérique qui, pour un rapport d'activité et de prospective de son domaine, d'un groupe de recherche, me dit tranquillement, avant une table ronde sur le sujet des IA génératives avec des étudiants de sciences du numérique en école d'ingénieur, que la dernière partie de ce rapport, qui portait sur une vision prospective de son domaine à 10 ans, en plus, comme pas grand monde le lit, elle a fait appel à ChatGPT et elle a trouvé le résultat tout à fait bon.

Et donc là, j'ai trouvé ça assez extraordinaire à double titre. Le premier, c'est que la prospective serait écrite par quelque chose qui ne contient que des éléments déjà écrits.

Du passé.

Du passé. Donc ça c'est quand même assez incroyable, si on se dit que voilà, la prospective, bon ça c'est assez fabuleux, une belle illustration de tout change pour que rien ne change. Et la deuxième chose c'est se dire bon si personne le lit alors c'est bon autant le faire écrire par une machine. C'est à dire qu'il entérine le fait que ces rapports là ne servent à rien.

Et plutôt que de lutter contre ça, on trouve les moyens de s'y conformer, de s'y adapter, et on voit pas que ce faisant, on remet une pièce dans la machine et que la prochaine étape, c'est que, évidemment, les rapports, ils seront évalués par des robots.

Ça sera quand même plus efficace, vu qu'ils sont écrits par des robots, par des machines.

C'était ça un peu le sens de ce texte, et de faire en sorte que ça puisse être discuté, ces éléments-là dans les institutions, et notamment les institutions d'enseignement.

Justement, j'étais intervenu l'année dernière auprès de conservateurs territoriaux de bibliothèques, des médiateurs numériques dans les bibliothèques, à la question de s'intéresser à l'IA, j'avais dit qu'il faut s'y intéresser pour mieux le critiquer. Mais au final, je ne suis plus trop sûr avec cette réponse aujourd'hui. Est-ce que le fait de s'y intéresser, ça ne fait pas justement advenir, comme tu le dis, l'IA, l'immiscion de l'IA dans tout. Et justement là, dans les médiations de bibliothèque, est-ce qu'on dit, on s'y intéresse pas, on laisse ça de côté, ou on doit s'y intéresser pour mieux critiquer, tester, etc. Quand je dis s'intéresser, c'est tester, regarder un peu ce qu'il y a derrière. C'est pas facile comme question.

Non, non, ce n'est pas facile, mais c'est des très grandes questions, et pour dire que je ne veux pas l'éluder.

C'est souvent ce que je peux reprocher, tu vois, si je reviens au courant anti-industriel dans lequel je me retrouve parfois et parfois pas, il y a de savoir qu'est-ce qu'on doit critiquer, qu'est-ce qui vraiment est en train de déterminer le monde à venir, et parfois, voilà, je suis dans plusieurs mouvements écologistes ou environnementaux, locaux notamment ici à Toulouse.

Et parfois on est un tout petit peu dans notre bulle de filtres et dans notre cocon de pensée et il y a un manque de prise de recul, savoir où en est aujourd'hui la société.

Je me demande, face à l'IA, c'est quoi la bonne réaction ? Est-ce qu'on en discute tranquillement pour essayer d'améliorer ? Est-ce qu'on fait avec ? Moi, j'ai le sentiment qu'il y a deux choses extrêmement puissantes et qui sont liées, qui sont en train de transformer nos sociétés d'une manière telle que nos stratégies de lutte anticapitaliste et nos stratégies de lutte écologiste doivent être revisitées.

C'est la fascisation grandissante du monde, le recul de la démocratie au vrai sens de participation des individus aux affaires du monde et à l'organisation de la société, que l'on voit dans beaucoup de pays, et en France y compris.

Et l'autre, c'est comment l'IA est en train de transformer radicalement - les IA génératives en particulier, mais on n'a pas attendu les IA génératives pour aussi se poser des questions sur la gouvernementalité algorithmique - sont en train de transformer nos sociétés d'une manière incroyable.

C'est deux sujets sur lesquels il me semble on n'a pas le début d'une stratégie de lutte et d'alternative. Et ça m'inquiète profondément.

Je pense que tu reviendras pour un épisode dédié, peut-être avec d'autres personnes pour évoquer tous ces sujets, si tu acceptes l'invitation. Pour finir, tu ne nous as pas dit ce que tu faisais aujourd'hui comme métier ou activité.

Je suis salarié de Toulouse INP, qui est un regroupement d'écoles d'ingénieurs depuis un an et demi maintenant, avec un contrat à durée déterminée, en tant que chargé de mission, transition écologique et sociale.

Donc ça consiste à transformer les enseignements, former le personnel enseignant, mener des actions de sensibilisation, de formation auprès des personnels et des étudiants et des étudiantes, et puis réfléchir à des transformations de l'établissement, toutes ces questions de bilan carbone, etc. rentrent dans ce périmètre-là.

Les chantiers sont vastes et j'essaie d'orienter un peu la fonction avec la où les choses résonnent le plus avec moi donc beaucoup sur les thématiques de formation et d'enseignement. Je continue d'enseigner les thématiques de philosophie de la technique, philosophie, histoire des sciences et des techniques et un peu tout ce qui tourne autour de la notion d'anthropocène et de pluralité des récits de l'anthropocène essentiellement dans des écoles d'ingénieurs

Et "la Bifurque", ça fait partie de ces actions de formation que je mène, qui consiste à proposer à des personnes issues de l'industrie, qui souhaitent se reconvertir professionnellement, qui souhaitent bifurquer et donc de se former à la fois.

Il y a des formations théoriques pour comprendre le monde dans lequel on vit et savoir comment on est arrivé à cette situation.

Et ça s'est couplé à des formations extrêmement pratiques. On a deux jours d'initiation au travail du métal à l'Atelier Paysan, au centre de formation de
Félines-Minervois, à côté de Carcassonne et de Toulouse, là où moi je vis et où cette formation se déroule, qui va permettre à ces personnes, à ces participants de toucher du doigt, de démystifier le rapport à la technique et au fer dont les ingénieurs sont totalement dépossédés depuis leurs études.

Une toute dernière question, peut-être très personnelle. C'est une question que je pique à un autre podcast, c'est Présages d'Alexia Soyeux qui pose la question que j'aime bien à la fin. Qu'est-ce qui t'apporte de la joie au quotidien ?

Qu'est-ce qui m'apporte de la joie au quotidien ? C'est des activités qui nécessitent très très peu d'infrastructures matérielles et qui consistent justement un peu à cultiver la joie.

Moi j'aime beaucoup chanter en polyphonie et danser aussi dans les Bal trad, même si je n'y vais pas suffisamment, aussi souvent que je le voudrais.

Il y a quelque chose qui est vraiment de l'ordre de la convivialité d'Ivan Illich. C'est du collectif. Chaque individu est amené à se développer en autonomie, et de participer à quelque chose de plus grand que soi avec une simplicité de moyen absolu et qui n'a pas d'autre fin que de cultiver la joie, de faire advenir du beau et du plaisant.

Est-ce que tu connais la Cantate du Numérique ?

Non, je ne connais pas.

C'est justement Marc qui t'a posé une question au tout début où je t'avais proposé une question sur Les gens qui doutent de Anne Sylvestre qui est aussi chanteur polyphonique si je me trompe pas et qui a enregistré une chanson La Cantate du Numérique. Je t'invite à le découvrir. Je mettrai aussi en description du podcast.

D'accord. Très bien.

Merci Olivier Lefebvre. Je rappelle que tu es l'auteur de Lettres aux ingénieurs qui doutent. Merci beaucoup.

Merci à toi, Richard, pour cette discussion.